mercredi 9 mai 2018 - par Bruno Hubacher

Painkillers

Après le démantèlement des cartels de Medellin et de Cali, après l’arrestation de Joaquin Guzman, dit « El Chapo », au Méxique, c’est l’industrie pharmaceutique avec l’assistance de la gilde des médecins qui prit le relais sur sol américain.

Les derniers travaux d’aménagement du « Victoria and Albert Museum » à Londres, un des plus importants musées d’art d’Europe, dont les coûts sont estimés à 56,4 mio £ selon le quotidien « The Telegraph », furent les plus conséquents des derniers cent ans.

L’inauguration au mois de juin de l’année passée, fut donc dignement célébrée, en présence de la duchesse de Cambridge, Kate Middleton, qui eut l’honneur de dévoiler la plaque commémorative à l’entrée de la « Cour Sackler », du nom des généreux bienfaiteurs, la famille Sackler. Eblouie par les 11'000 tuiles en céramique, toutes faites à la main, formant dorénavant la plus grande cour de porcelaine de la planète, la princesse laissa échapper un admiratif « Wow ».

Loin d’être à leur coup d’essai, les généreux philanthropes, la famille Sackler, sont connus dans le monde de l’art. Sans eux, il n’y aurait pas de « Serpentine Sackler Gallery » à Kensington Gardens, pas de « Sackler Library » à l’Université d’Oxford, pas d’aile « Sackler » au « Metropolitan Museum of Art » à New York, pas de « Sackler Center for Arts Education » au « Musée Guggenheim » à New York, ni d’aile « Sackler » au Louvre à Paris. La liste est interminable.

Ceci pour le côté glamour des Sackler. Le côté plus secret, l’origine de leur fortune, est soigneusement gardé à l’abri des curieux, depuis des générations, le fruit d’une stratégie de communication hors pair.

Estimée à 14 mia USD (Forbes), la fortune de la famille Sackler s’est construite grâce au développement et la commercialisation d’un médicament connu sous le nom d’ « OxyContin », un analgésique stupéfiant puissant, appartenant à la famille des opioïdes.

« OxyContin » et d’autres opioïdes, mais surtout « OxyContin », sont au centre d’une des plus grandes catastrophes sanitaires de l’histoire des Etats-Unis, pour avoir causés la mort par overdose de plus de 500'000 américains en 15 ans, dont 53'000 dans la seule année 2016, davantage que les morts causées par des accidents de voiture (36'000 en 2015) ou par des armes à feu (35'000), selon le CDC, le « Center for Disease Control and Prevention », une agence gouvernementale.

Une étude, menée par Alan Krueger, économiste à l’Université de Princeton, a révélé que l’abus d’opioïdes est responsable pour 20% de la réduction de l’effectif de la population active. La prescription d’opioïdes par les médecins a triplé en 15 ans et des milliers d’ouvriers sont devenus des « junkies » au chômage. L’association « American Public Health Association » basée à Washington, estime le coût social de cette crise sanitaire à 80 mia USD, se basant sur des chiffres de 2013, avant la phase la plus virulente de la crise.

What happened ?

Le journaliste américain Christopher Glazek retrace, dans un article, paru dans le magazine newyorkais « The Esquire », au mois d’octobre de l’année passée, le parcours professionnel des trois frères Sackler, médecins et chercheurs, originaires du quartier newyorkais de Brooklyn, et démontre la ligne mince entre le devoir de soigner du médecin et chercheur, et la cupidité caractérisée de trois businessmen, soudoyant le monde de l’art et l’élite politique en leur offrant de généreux cadeaux, en échange d’une discrétion absolue, discrétion qui perdure depuis plusieurs générations de Sackler.

Aucun membre de la famille n’a, à cette date, été appelé à assumer une quelconque responsabilité. Certes, En 2007, la société « Purdue Pharma » et trois de ses cadres furent condamnés par une cour américaine au paiement de 634 mio USD de dédommagements pour avoir induit en erreur des médecins et leurs patients quant au risque de dépendance de leur médicament « OxyContin », mais aucun membre de la famille Sackler fut parmi les accusés, bien que la société « Purdue Pharma » continue à être en mains de la famille et que bon nombre de ses membres continuent à occuper les plus hautes responsabilités managériales dans la société

Tout commence avec l’achat par les trois frères de la société « Purdue Frederick Company » en 1952, une société de distribution de produits pharmaceutiques, spécialisée dans des médicaments sans prescription, fondée en 1892 par les médecins John Purdue et George Frederick. Resté pendant longtemps un petit acteur de l’industrie pharmaceutique, le première percée vint en 1966 avec « Betadine », un puissant antiseptique, acheté en quantité industrielle par l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam, notamment pour la prévention de maladies infectieuses des soldats au combat. Comme quoi, la guerre n’est pas uniquement profitable au complexe militaro industriel.

Mais, comme le souligne Christopher Glazek dans son article, la vraie force des frères Sackler, notamment du patriarche, Arthur Sackler, n’était pas tant le développement de nouveaux médicaments, mais plutôt leur commercialisation. En effet, Arthur Sackler est le précurseur du marketing dans le domaine de la santé. Jusqu’en 1952, date à laquelle il réussit à convaincre « The Journal of the American Medical Association » d’inclure dans une de ses publications une publicité multicolore pour un médicament, la publicité dans le domaine de la santé était jusqu’ici pratiquement inexistante. 

En 1966, Arthur Sackler fut chargé par le géant suisse de la pharma « Roche » de développer une stratégie de marketing pour la distribution de leur tranquillisant « Valium » pour le marché américain, dans le but de distinguer le nouveau produit phare de l’ancien, « Librium », également un tranquillisant mais, sur le marché depuis quelque temps déjà. Arthur Sackler concentra sa campagne de publicité sur un phénomène sociétal nouveau, le stress, responsable pour toute une série de troubles, du coup susceptibles d’être soignés avec d’autres médicaments, tels que des brûlures d’estomac, insomnie, des problèmes gastro-intestinaux etc.

La campagne fut un tel succès que « Valium » devint le premier médicament à avoir franchi la barre de 100 mio US sur le marché américain. Chaque pilule vendue contribua à la santé financière des Sackler. Pendant ce temps, le frère, Frederick, s’occupa de « Purdue Pharma » à Stanford, ceci pendant plusieurs décennies, tandis que l’autre frère, Mortimer, mit sur pied « Napp Pharmaceuticals » au Royaume Uni.

En 1972, un médecin, proche de Cicely Saunders, une pionnière anglaise des soins palliatifs, approcha « Napp Pharma » en Angleterre pour le développement d’une pilule de morphine à libération prolongée pour permettre aux patients, atteints de cancer en phase terminale, de pouvoir dormir une nuit entière.

A l’époque, les opioïdes avaient très mauvaise presse, dû aux images perturbantes des vétérans de guerre drogués, de retour du Vietnam. Mais pour des patients en fin de vie, le danger d’une possible addiction ne fut évidement pas la première des préoccupations.

En 1981 « Napp Pharma » lança donc, au Royaume Uni, une première pilule de morphine à libération prolongée et six ans plus tard « Purdue Pharma » lança la même pilule sur le marché américain sous le nom de « MS Contin ». « MS Contin » devint rapidement la référence en matière de gestion de la douleur de patients, atteints de cancer.

Dans les années 1990, de plus en plus de médecins et d’associations de médecins exigeaient une meilleure prise en charge de la douleur chronique, responsable, selon eux, de souffrances inutiles. Ainsi, la mesure de la douleur devait dorénavant faire partie de chaque check up médical, comme la prise de sang ou la mesure de la pression sanguine.

Certes, plutôt à l’aise, financièrement, depuis quelques années déjà, la fortune des Sackler commença véritablement à décoller avec le lancement de son « blockbuster » « OxyContin » en 1996, la potion magique du « chronic pain management ».

Flairant la bonne affaire, l’industrie pharmaceutique se mit à promouvoir agressivement leurs médicaments anti douleur. Une vidéo de publicité de « Purdue Pharma » datant de l’année 2000, véhicule ce message d’un médecin : « Nous, médecins pensions, à tort, que des opioïdes ne pouvaient pas être prescrits à long terme sans risque de dépendance. Au contraire, ils doivent être prescrits davantage dorénavant ».

Aidé par des publications sérieuses, tels que le « New England Journal of Medicine » qui citait, en 1980, une étude, prétendant que « le développement d’une addiction, suite à la prise d’un opioïde, serait extrêmement rare pour des patients sans antécédents familiales de dépendance », la vente d’opioïdes explosait littéralement, au point que « suffisamment de pilules seraient actuellement produites pour satisfaire le traitement de chaque américain pendant trois semaines, 24heurs sur 24 », selon le CDC (Center for Disease Control and Prevention).

Un autre dégât collatéral majeur est sur le point de se dessiner à l’horizon. N’ayant plus les moyens de s’offrir leurs « painkillers », la santé américaine étant largement privatisée, les nouveaux toxicomanes chômeurs se détournent des médecins pour se tourner vers le marché noir. Les barons de la drogue ont vite flairé l’affaire en étoffant leur gamme de produits. Au menu il y a l’héroïne coupée au Fentanyl.

La demande d’« Oxycontin » sur le marché américain est en baisse depuis quelques années, dû à des problèmes régulatoires. En effet, en 2016, le CDC avait émis un avertissement concernant l’efficacité d’opioïdes dans le traitement de la douleur.

Qu’à cela ne tienne. Prenant comme exemple l’industrie du tabac, « Purdue Pharm » lorgne désormais sur d’autres marchés. Le marché canadien, par exemple, où, en 2016, la société avait « arrosé » les médecins canadiens trois fois plus que leurs pendants américains (Toronto Star), ou en Europe, d’où son distributeur « Mundipharma » s’apprête à conquérir le monde, ou en Amérique Latine, en Colombie par exemple, où selon une étude « indépendante » 47% de la population souffrirait de douleurs chroniques. Décidément.



3 réactions


  • Gambrinus Gambrinus 9 mai 2018 11:59

    Ah ce pavot qui fait fleurir les plus grandes fortunes, Astor, Forbes, Kerry... Les Sackler ont leur morceau de souffrance pour s’enrichir.


  • Odin Odin 9 mai 2018 16:49

    La dynastie des Sacklers est à l’identique de celle des Sassoons, dont le surnom était « les Rothschild de l’Orient » qui ont amassé une énorme fortune par l’importation massive et bon marché de l’opium à destination du peuple chinois en 1850.

    Ces dynasties, trop nombreuses, sont omniprésentes dans l’industrie pharmaceutique, ils sont les vampires de la médecine. Ils n’ont qu’un objectif, amasser des profits. La santé des malades n’est pas leur problème et ne le sera jamais. 


  • funky5 9 mai 2018 19:50

    Il y a pas besoin de se demander pourquoi ils veulent illégaliser le kratom
    Qui était légal il y a pas si longtemps en suisse, d’autres pays vont suivrent


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