Pas de journal ce matin
Trois heures du matin, la pluie excite les carreaux de verre ; on sent la fraîcheur du vent onduler les branches ruisselantes du grand frêne.
Un moteur tousse, ronronne et disparaît dans la nuit hivernale. Lucien, le voisin, vient de partir sillonner la campagne délivrant nouvelles, faits divers et annonces.
Il exerce un drôle de métier, Lucien, il est colporteur, profession qu’on croyait disparue à l’aube de la mécanisation, un de ces métiers nous évoquant ces vieux manuels d’histoire aux images jaunies.
Il avait quarante-quatre ans quand son patron a décidé de prendre sa retraite et de fermer la petite entreprise familiale, le laissant exsangue sur le chemin du travail. Après les péripéties habituelles que tout chômeur subit au cours de longs mois, Lucien a trouvé ce boulot, pas un trésor salarial, mais de quoi vivoter et garder sa dignité à l’autel de la mondialisation. Depuis, chaque jour, il se lève à la nuit et revient aux aurores, sans dimanche, sans fêtes, sans vacances.
Il est colporteur de presse, Lucien, un drôle de boulot. Il s’en va charger sa vieille 205 et distribue, de boîte à lettre en portail, les journaux du matin, la presse ne peut pas attendre et le client est perfide, un rien et l’abonnement cesse. Les aléas sont nombreux, les retards d’éditeur, les pannes mécaniques, les crevaisons, les réveils embués, les gendarmes aux aguets, mais Lucien roule et s’arrête et repart, trois heures durant il sème son gagne-pain au quidam endormi. Ici il évite un chien, là un cycliste louvoyant, un stop et il redémarre, yeux rivés au compteur, à la montre, fixant le bitume à s’en arracher les paupières.
Les kilomètres s’égrènent, les idées tournent dans sa tête, Lucien. Il espère voir sa fille à son retour, il aime tant l’amener à l’école, sa fille, l’an prochain il ne la verra plus au matin, elle sera au lycée et le bus scolaire passe très tôt. La morosité le gagne, l’ankylose, mais il doit veiller, se surveiller, ne pas dormir, et il allume le vieil autoradio poussiéreux, il entend ce qu’il pourrait lire sur le siège, à côté.
Six ans qu’il fait ça, qu’il engloutit kilomètres et litres d’essence, trois cent soixante-quatre jours par an, attendant son seul congé au premier mai venant, et pour ne pas s’engourdir, il calcule mentalement les heures écoulées dans son vieux tacot, les distances parcourues, près d’un tour du monde par an, le nombre de journaux, de pages, il joue même, parfois, à lire les plaques d’immatriculation qu’il dépasse au long du périple quotidien, il sifflote, aussi, ou s’inquiète de ne pas voir le vieux qui le salue tous les matins.
Chaque jour le train-train, devrions nous dire l’auto-auto, de neige en chaleur, de parka en chemisette, aux fleurs naissantes, aux feuilles roussies, il roule cherchant la lune ascendante ou pleine, il ne gagne pas beaucoup, Lucien, mais il aime à raconter les anecdotes du jour, le journal envolé, le chevreuil aperçu, l’énorme blaireau mort en bord de route, les ornières, les cahots, les travaux qui ne manquent pas de troubler sa noble besogne. Il aime l’humour et souvent on peut le croiser hilare, à la dernière histoire que lui distille la radio.
De temps en temps, il finit tard et vient partager un café, les yeux rougis il se raconte, explique ce qu’est un journal, non pas les lettres et les textes, mais le papier, la casse, les pannes, les éditions spéciales, les suppléments, on le devine éreinté, mais il parle parce qu’il est seul de longues heures jusqu’au retour de sa fille, de sa femme au soir tombé, il se dit heureux mais au fond il cache mal ses peines, son désir de reconnaissance.
Il parle de son statut de travailleur indépendant, libre de travailler comme bon lui semble, pourtant obligé de respecter les horaires, les gens acariâtres, soumis aux exigences de l’éditeur, du distributeur. Il ressent année après année que cette liberté est factice, tributaire qu’il est de tous, émancipé de rien. Et il envisage de changer de voiture, il ne tolère plus les velléités astreignantes de cette guimbarde essoufflée, il encaisse déjà bien trop de pression. Il ne supporte que très difficilement les grèves, les retards, il ne comprend pas les rouages poussifs de la grosse entreprise qui lui pèse sur les épaules, il souhaiterait voir ces mécanismes bien huilés, a contrario les problèmes, les ennuis s’accumulent. Alors il doit rouler plus vite, prendre des risques, survoler les clients, ne plus voir que des adresses. Les songes, les pensées deviennent obsolètes, il n’a pas le temps. Toutefois l’esprit s’évapore et Lucien, à la croisée d’un camion, s’imagine récupérant les taxes sur les carburants ou sur sa nouvelle auto, il se demande pourquoi cette injustice, pourquoi il ne peut acheter le manteau que sa fille admire à chaque visite au supermarché, quand le moindre plein de poids lourd suffirait à nourrir sa famille un ou deux mois durant.
Il est fatigué, Lucien, son visage se déforme, la tasse de café vide semble un radeau dans l’infinie brume de son regard, le sommeil le noue, il s’en va flageolant jusqu’à sa porte, le parfum des draps l’enveloppe déjà vers une longue journée de torpeur.
Lucien était colporteur, par un triste matin d’hiver, un chauffard lui a volé sa vie, de sa main un journal s’est envolé et git là, mouillé.