lundi 2 avril 2007 - par Emile Red

Pas de journal ce matin

Trois heures du matin, la pluie excite les carreaux de verre ; on sent la fraîcheur du vent onduler les branches ruisselantes du grand frêne.

Un moteur tousse, ronronne et disparaît dans la nuit hivernale. Lucien, le voisin, vient de partir sillonner la campagne délivrant nouvelles, faits divers et annonces.

Il exerce un drôle de métier, Lucien, il est colporteur, profession qu’on croyait disparue à l’aube de la mécanisation, un de ces métiers nous évoquant ces vieux manuels d’histoire aux images jaunies.

Il avait quarante-quatre ans quand son patron a décidé de prendre sa retraite et de fermer la petite entreprise familiale, le laissant exsangue sur le chemin du travail. Après les péripéties habituelles que tout chômeur subit au cours de longs mois, Lucien a trouvé ce boulot, pas un trésor salarial, mais de quoi vivoter et garder sa dignité à l’autel de la mondialisation. Depuis, chaque jour, il se lève à la nuit et revient aux aurores, sans dimanche, sans fêtes, sans vacances.

Il est colporteur de presse, Lucien, un drôle de boulot. Il s’en va charger sa vieille 205 et distribue, de boîte à lettre en portail, les journaux du matin, la presse ne peut pas attendre et le client est perfide, un rien et l’abonnement cesse. Les aléas sont nombreux, les retards d’éditeur, les pannes mécaniques, les crevaisons, les réveils embués, les gendarmes aux aguets, mais Lucien roule et s’arrête et repart, trois heures durant il sème son gagne-pain au quidam endormi. Ici il évite un chien, là un cycliste louvoyant, un stop et il redémarre, yeux rivés au compteur, à la montre, fixant le bitume à s’en arracher les paupières.

Les kilomètres s’égrènent, les idées tournent dans sa tête, Lucien. Il espère voir sa fille à son retour, il aime tant l’amener à l’école, sa fille, l’an prochain il ne la verra plus au matin, elle sera au lycée et le bus scolaire passe très tôt. La morosité le gagne, l’ankylose, mais il doit veiller, se surveiller, ne pas dormir, et il allume le vieil autoradio poussiéreux, il entend ce qu’il pourrait lire sur le siège, à côté.

Six ans qu’il fait ça, qu’il engloutit kilomètres et litres d’essence, trois cent soixante-quatre jours par an, attendant son seul congé au premier mai venant, et pour ne pas s’engourdir, il calcule mentalement les heures écoulées dans son vieux tacot, les distances parcourues, près d’un tour du monde par an, le nombre de journaux, de pages, il joue même, parfois, à lire les plaques d’immatriculation qu’il dépasse au long du périple quotidien, il sifflote, aussi, ou s’inquiète de ne pas voir le vieux qui le salue tous les matins.

Chaque jour le train-train, devrions nous dire l’auto-auto, de neige en chaleur, de parka en chemisette, aux fleurs naissantes, aux feuilles roussies, il roule cherchant la lune ascendante ou pleine, il ne gagne pas beaucoup, Lucien, mais il aime à raconter les anecdotes du jour, le journal envolé, le chevreuil aperçu, l’énorme blaireau mort en bord de route, les ornières, les cahots, les travaux qui ne manquent pas de troubler sa noble besogne. Il aime l’humour et souvent on peut le croiser hilare, à la dernière histoire que lui distille la radio.

De temps en temps, il finit tard et vient partager un café, les yeux rougis il se raconte, explique ce qu’est un journal, non pas les lettres et les textes, mais le papier, la casse, les pannes, les éditions spéciales, les suppléments, on le devine éreinté, mais il parle parce qu’il est seul de longues heures jusqu’au retour de sa fille, de sa femme au soir tombé, il se dit heureux mais au fond il cache mal ses peines, son désir de reconnaissance.

Il parle de son statut de travailleur indépendant, libre de travailler comme bon lui semble, pourtant obligé de respecter les horaires, les gens acariâtres, soumis aux exigences de l’éditeur, du distributeur. Il ressent année après année que cette liberté est factice, tributaire qu’il est de tous, émancipé de rien. Et il envisage de changer de voiture, il ne tolère plus les velléités astreignantes de cette guimbarde essoufflée, il encaisse déjà bien trop de pression. Il ne supporte que très difficilement les grèves, les retards, il ne comprend pas les rouages poussifs de la grosse entreprise qui lui pèse sur les épaules, il souhaiterait voir ces mécanismes bien huilés, a contrario les problèmes, les ennuis s’accumulent. Alors il doit rouler plus vite, prendre des risques, survoler les clients, ne plus voir que des adresses. Les songes, les pensées deviennent obsolètes, il n’a pas le temps. Toutefois l’esprit s’évapore et Lucien, à la croisée d’un camion, s’imagine récupérant les taxes sur les carburants ou sur sa nouvelle auto, il se demande pourquoi cette injustice, pourquoi il ne peut acheter le manteau que sa fille admire à chaque visite au supermarché, quand le moindre plein de poids lourd suffirait à nourrir sa famille un ou deux mois durant.

Il est fatigué, Lucien, son visage se déforme, la tasse de café vide semble un radeau dans l’infinie brume de son regard, le sommeil le noue, il s’en va flageolant jusqu’à sa porte, le parfum des draps l’enveloppe déjà vers une longue journée de torpeur.

Lucien était colporteur, par un triste matin d’hiver, un chauffard lui a volé sa vie, de sa main un journal s’est envolé et git là, mouillé.



14 réactions


  • Marie Pierre 2 avril 2007 12:23

    Beau texte Red.


  • pierrarnard (---.---.86.85) 2 avril 2007 12:27

    Sans mots....


  • LE CHAT LE CHAT 2 avril 2007 12:59

    salut mon lutin ,merci pour cette tranche de vie de la France profonde à l’epilogue tragique .De cette france là , nos candidats s’en soucient peu et ceux qui font miroiter des smics à 1500 euros sont loin d’imaginer combien de gens survivent avec beaucoup moins .


    • Asp Explorer Asp Explorer 3 avril 2007 07:32

      Attention, ne rêvons pas, c’est 1500 euros brut ! C’est à dire pas beaucoup plus qu’aujourd’hui, et de toute façon, la spéculatin immobilière aura mangé ces trois fifrelins en moins de temps qu’il ne faut pour oublier une promesse électorale.


  • Vincent 2 avril 2007 14:18

    Très bon article, vous auriez aussi pu l’écrire à propos des gens qui bossent en 3x8 ou ceux qui se tapent 10 heures de boulot par jour et 2 à 3 heures de voiture quotidiennement.

    Peut-être que le « chauffard » revenait-lui aussi de ses 8h00 de boulot qui l’avaient extenuées.

    Je crois que les accidents sont le lot quotidien.

    Ne vous êtes-vous jamais assoupi ne serais-ce que quelques millisecondes au volant ?

    N’avez-vous jamais vu la glissière de près ?

    Ne vous êtes vous jamais pris un coût d’adrénaline dû au son des bandes vibrantes de l’autoroute ?

    Je ne défends pas le « chauffard » je dis simplement que des fois, ben c’est la fatalité, la fatigue et qu’à moins d’habiter très près de son boulot et/ou y pouvoir aller à pieds ou en transport en commun, dès que vous prenez votre voiture vous êtes en sursis.

    Les routes sont dangereuses, nous le savons, mais pour gagner notre vie, nous devons les prendre et les risques avec, car même avec toutes les campagnes de sécurité routière, nous ne seront jamais à l’abri d’un endormissement ou d’un autre évènement indépendant de notre volonté qui provoquera un accident.

    Condoléances à la famille.


    • Emile Red Emile Red 2 avril 2007 15:15

      Chauffard était un mot sans équivalence, parceque cet homme était effectivement quelqu’un revenant de travailler en usine vers 8h du matin...

      Par contre lorsqu’on est fatigué on ne roule pas à 110 sur une petite route de campagne, même si on est pressé de revoir son lit.


    • roumi (---.---.74.206) 2 avril 2007 20:29

      tu as une belle écriture ; en plus c’est de l’humain .

      qq fois les phares , de six heures direct dans mon entrée me disent que le quotidien est arrivé .

      mais il est souvent difficile d’inviter le colporteur au café .

      c’est arrivé , aussi .


  • gérard93 (---.---.250.73) 2 avril 2007 20:25

    Vous vous trompez il n’existe pas de chauffards en France !

    On roule vite parce-que l’on aime la vitesse, ou parce-que l’on est en retard.

    C’est toujours les fautes des autres, nous nous conduisons bien, les clignotants,oubliés, c’est pas nous c’est les autres, les changements de files, les doublements à droite, c’est pas nous,les feux et les stops grillés c’est pas nous, rouler à 150 et coller la voiture qui vous précède a quelques mètres ,c’est pas nous, c’est pas nous qui roulons sans allumer nos feux quand les conditions climatiques nous y obligeraient comme si nous avions un compteur électrique dans la voiture et que EDF nous enverra une facture, c’est pas nous qui doublons sans aucune visibilité au sommet d’une côte, c’est pas nous qui franchissons et doublons sur les lignes continus etc,etc.. C’est bien connu en aucun cas nous ne sommes responsables et quand nous avons un accident mortel il n’y a personne pour nous contre-dire eh oui, ils , elles , ne sont plus en état de parler et de se défendre puisque ils,elles sont à la morgue, alors oui ,nous pouvons toujours raconter n’importe quoi sur les PV d’auditions qu’un gendarme enregistrera même si les contradictions sont flagrantes même si........ c’est pas nous, c’est les autres.

    Pourtant c’est nous qui râlons quand un flash nous surprend au’delà de la vitesse autorisée et nous nous empressons de nous trouver des excuses , c’est pas juste, j’ai été flashé à 96 km/h en oubliant de préciser qu’il y a déjà la tolérance de + de 5% appliqué automatiquement et celà quel que soit la vitesse nous avons toujours des bonnes excuses même si pour ces quelques km/h nous ne parvenons pas à nous arrèter à temps, c’est pas grave celui ou celle qui se trouve sous les roues c’est pas nous. !


  • gérard93 (---.---.250.73) 2 avril 2007 20:27

    J’ai juste oublié de vous dire dans mon post précédent que j’ai apprécié cette tranche de vie que vous avez si bien narratée. Merci


  • titi (---.---.250.73) 2 avril 2007 21:00

    Et encore ceci concernant mon 1er post, A) Vitesse réelle et vitesse au compteur

    Les constructeurs automobiles ont pour obligation de faire en sorte que s’affiche sur le compteur de la voiture une vitesse supérieure ou égale à la vitesse réelle. C’est ce que l’on appelle la marge d’erreur. Exemple : votre aiguille indique 100 km/h, mais vous ne serez réellement qu’à 95 km/h. Attention, chaque compteur a sa marge d’erreur. Pour la calculer, cliquez ici : http://www.autoplus.fr/page/calibrage.htm

    B) Vitesse réelle et vitesse retenue

    Lors d’un contrôle pour excès de vitesse, les forces de l’ordre vous dressent un PV. Vous trouverez sur ce dernier la vitesse à laquelle le radar vous a enregistré (vitesse réelle), et celle qui est retenue pour l’infraction. Cette dernière est inférieure à la vitesse réelle, car on prend en compte la marge d’erreur du radar, laquelle est fixée à 5 km/h jusqu’à 100 km/h, et à 5% de la vitesse enregistrée au-delà.

    Exemples :

    - Vous roulez à 83 km/h (vitesse réelle) au lieu des 80 autorisés. Mais vous ne serez pas verbalisé puisqu’une tolérance est accordée jusqu’à 85 km/h (vitesse réelle).

    - Vous roulez à 150 km/h sur autoroute au lieu de 130 km/h. Marge de tolérance du radar : 150 x 5% = 7,5 km/h 150 - 7,5 = 142,5 km/h (arrondi à 142 km/h) Votre excès de vitesse est de : 142 -130 = 12 km/h Au lieu d’être verbalisé pour un excès de vitesse de 20 km/h, vous le serez pour un excès de vitesse de 12 km/h.

    Si vous êtes flashé par un radar mobile, en dessous des 100 km/h, une marge d’erreur de 5 km/h vous sera accordée. Pour une vitesse supérieure, la marge d’erreur sera de 5%.


  • cl4ud3 (---.---.96.121) 3 avril 2007 18:39

    bravo, quelle belle histoire avec un réel talent de conteur.

    les porteurs de journaux, dont la mobylette joue souvent au reveil matin pour les lève-tôt, sont bien connus en province. j’admire le courage tranquille de ces personnes qui, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige, sont toujours présents pour que nous puissions lire notre journal au petit déjeuner.

    bel hommage à lucien et pensées émues à sa famille.


    • Emile Red Emile Red 4 avril 2007 09:22

      Merci

      Je voulais rendre hommage à un ami et montrer qu’en France il y a encore de ces métiers au statut plus que brumeux limite entre artisan et ouvrier, tous les problèmes de l’un plus tous les désavantages de l’autre.

      A l’aune d’élections cruciales, personne ne se soucie de cette petite catégorie de Français qui peine pour des broutilles sans aucune garantie de lendemain, sans protection chomage, avec des responsabilités commerciales et à la merci quotidienne des mandants et des clients.

      Lucien m’a tout conté, les risques, les revenus de misère (ce ne sont pas des salaires), frais en augmentation constante (assurance, gasoil, entretien et achat de véhiule), responsabilité des dettes de clients, horaires variables sans contrepartie, vie de famille réduite au minimum (vacances à ses frais et sous condition, dimanches et fêtes inexistants)...

      Enfin la joie...


  • camille (---.---.84.170) 4 avril 2007 18:54

    L’exemple vient toujours d’en haut ?

    Nicolas Sarkozy est, en voiture, le candidat à l’élection présidentielle ayant réalisé le plus gros excès de vitesse relevé par l’hebdomadaire Auto Hebdo, à paraître mercredi, devant Jean-Marie Le Pen et François Bayrou.

    La voiture dans laquelle avait pris place l’ancien ministre de l’Intérieur a été chronométrée à 130 km/h dans une zone limitée à 70 km/h, soit un dépassement de 60 km/h de la vitesse autorisée, selon l’hebdomadaires, qui a relevé ces excès de vitesse pendant un mois de « filatures discrètes ».

    Jean-Marie Le Pen, qui s’est prononcé pour un relèvement de la limitation de vitesse sur autoroute, a été chronométré à 185 km/h au lieu de 130 km/h, alors que François Bayrou circulait à 120 km/h sur une voie limitée à 70 km/h.

    Enfin, Ségolène Royal roulait à 158 km/h dans une zone limitée à 110 km/h.

    Enfin pour la morale je ne m’en remets certainement pas aux conducteurs français qui font la même chose.


  • Sandro Ferretti SANDRO 16 avril 2008 10:20

    Petit chef-d’oeuvre.

     


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