Penser le monde au temps du Coronavirus (3) : Une mortifère déshumanisation au pouvoir !
(CHRONIQUE 3, LE 2 MAI 2020)
UNE MORTIFERE DESHUMANISATION AU POUVOIR !
Ainsi les divers gouvernements de l’Union Européenne ont-ils finalement décidé, en ces derniers jours d’avril, que ce confinement dans lequel ils nous avaient eux-mêmes enfermés, suite à la pandémie du Coronavirus, depuis près de deux mois – sans, pour autant, jamais consulter ses citoyens sur ce point pourtant fondamental qu’est le respect de la liberté individuelle – serait progressivement levé, pour des motifs essentiellement économiques à y regarder de près, entre ces 4 et 18 mai 2020. Et certes, ne pourra-t-on, malgré l’énorme menace qui continue à peser sur le monde au vu du nombre encore trop important de malades hospitalisés ou même décédés – que s’en réjouir !
LA CRISE DE L’ESPRIT
Une chose ne cesse cependant d’interroger, nonobstant cette relative bonne nouvelle, la raison : nos prétendues sociétés modernes, sinon encore notre civilisation tout entière, seraient-elles donc en train d’agoniser, quelles que fussent leurs indéniables avancées sur le plan technologique ou scientifique, sous les terribles coups de massue d’un minuscule mais fatal virus, venu de surcroît d’on ne sait où (naturel ou fabriqué, en laboratoire, par l’homme ?) et donc, comme tel, impossible, du moins à l’heure actuelle, de véritablement maîtriser sur le plan médical ? Si tel s’avérait malheureusement le cas, ce serait bien sûr accréditer là, de façon dramatiquement magistrale (l’oxymore est de mise !), la célèbre thèse de Paul Valéry en sa « Crise de l’Esprit (réflexion publiée, en 1918, au lendemain de la Première Guerre mondiale) selon laquelle, comme il l’y écrit textuellement, « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Je laisse bien évidemment ici, tant il se révèle aussi vital qu’épineux, voire tragique, pour l’humanité même, le débat ouvert, sans avoir donc la prétention, en cette triste et surtout grave circonstance, d’y répondre définitivement. A tout un chacun, bien sûr, le droit d’opiner !
LA DEMOCRATIE N’EST PAS SOLUBLE DANS LE CORONAVIRUS
Ce qui s’avère en tout cas certain, à observer la très approximative manière – entre incompétence et improvisation – avec laquelle nos gouvernements gèrent depuis le début cette crise sanitaire du Coronavirus, c’est que c’est la démocratie même, par-delà notre très théorique modèle socio-économique, qui se voit, en l’occurrence, mise en danger, ainsi que je l’ai soutenu, arguments à l’appui, en une récente tribune critique dans certains médias (dont voici, pour le lecteur intéressé, le lien électronique : https://www.lalibre.be/debats/opinions/a-l-alarme-citoyens-la-democratie-malade-est-en-danger-5ea2a6577b50a64f9cf06b62).
Ce que j’y dénonçais, en substance, c’était la périlleuse émergence, sous couvert de « sécurité collective » et prétextant donc à cet effet le contrôle des populations afin de mieux les protéger, suprême alibi moral, de ce fléau planétaire qu’est effectivement le Covid-19 (dont personne ne nie ici l’existence ni ses mortifères conséquences à l’échelon mondial), d’une nouvelle forme de dictature, voire de tyrannie : un totalitarisme, sinon encore un fascisme, qui s’ignore ou ne dit pas son nom, hypocrite et sournois, qui s’avance « masqué » (c’est le cas ici, très concrètement, de le dire !), mais non moins, pour autant, inquiétant ou menaçant, quoique à un tout autre niveau – politique et idéologique –, que le Coronavirus lui-même.
Autant dire que, correctement entendue, la démocratie, quelle que soit la tentation totalitaire de nos sociétés contemporaines, n’est certes pas soluble, n’en déplaise à nos apprentis sorciers, dans l’immense crise sanitaire, inédite à tous points de vue, engendrée par cet étrange, inexplicable à plus d’un titre, monstre organique qu’est ce maudit Coronavirus !
QUAND LE VIRTUEL DES ORDINATEURS SANS VIE PREND LE PAS SUR LE REEL DES HUMAINS SANS LIBERTE : UN PROCESSUS DE DESHUMANISATION
Ainsi, en cette société de plus en plus aseptisée, en cet apparent « Meilleur des Mondes » que nous promettait déjà naguère le génial Aldous Huxley, où, en cet infâme processus de déshumanisation, le virtuel des ordinateurs sans vie prend désormais le pas sur le réel des humains sans plus de liberté, sinon encore de conscience, et où même le sophistiqué « Big Brother » d’Orwell en son historique « 1984 » paraît niais, désormais dépassé ou même rétrograde, par rapport aux ruses et autres turpitudes de nos technocrates au pouvoir, ne pouvons-nous que donner entièrement raison à cet éminent, courageux et lucide philosophe qu’est Robert-Walter Redeker lorsqu’il écrit, dans une formule qui a déjà fait date, ces mots terribles, mais pourtant aussi justes intellectuellement que fondés humainement : « Une société est perdue quand la peur de la mort est chez elle plus forte que l’amour de la liberté. ». Admirable, par-delà son aspect tragique, sentence : d’une effroyable mais profonde vérité, puisée en ces paradoxales « hauteurs béantes » (l’expression, douloureusement subtile, est du regretté Alexandre Zinoviev, qui fut un très cher ami) d’une humanité aujourd’hui, sinon encore tout à fait moribonde (l’espoir est peut-être encore d’actualité), du moins mortellement blessée !
FINITUDE HUMAINE ET « MEMENTO MORI » : TRAGIQUE MAIS LUCIDE SAGESSE
La mort, précisément ! N’est-elle pas, pourtant, l’indépassable horizon, aussi dur cela soit-il à accepter pour la plupart du commun des mortels, de toute condition humaine ? N’est-elle pas, justement, cette inéluctable quintessence, aussi complexe cela soit-il à intégrer dans le monde des vivants, de la finitude humaine ? Davantage : la mort, inexorable mais hélas si naturelle, n’est-elle pas le dernier acte, en ce théâtre quotidien qu’est l’existence terrestre, de la vie ? Celle-là même qui lui confère paradoxalement, à l’instar de son antithétique mais nécessaire double, tel un indéfectible masque de Janus (décidément incontournable, en ce contexte sanitaire du Coronavirus, la thématique du « masque »), son inestimable prix tout autant que son sens ultime ?
Qu’il me soit donc permis ici, à l’occasion de cette funeste (sur le plan médico-biologique) mais salutaire (sur le plan éthico-métaphysique) méditation, de rappeler certaines de plus belles réflexions, à ce sujet, de quelques-uns de nos meilleurs philosophes, qu’ils soient épicuriens ou stoïciens, en la matière. Je les ai par ailleurs déjà inscrites au cœur de l’un des mes précédents ouvrages, intitulé « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie » (Alma Editeur, Paris, 2018), même si mourir du Covid-19 na bien sûr rien – prétendre le contraire serait aussi absurde qu’indécent – de sublime !
DOUBLE LEçON DE VIE ET DE MORT
Semblable méditation s'apparente à l’évidence, par-delà sa tragédie, à celle des premiers philosophes grecs, pour qui, ainsi que le professa Socrate au seuil de son propre trépas, alors qu'il s'apprêtait à boire sa vénéneuse ciguë, la philosophie, cet art de la sagesse, consiste, avant tout, à apprendre à mourir. C'est là ce qu'écrit son principal disciple, Platon, en son « Phédon », l'un de ses plus beaux dialogues : « Ceux qui philosophent droitement s'exercent à mourir, et il n'y a pas homme au monde qui ait moins qu'eux peur d'être mort. »
Cette assertion, Cicéron, homme de loi et de droit, héritier de la pensée grecque mais appartenant à la culture romaine, la fera également sienne dans sa fameuse « Consolation » et, bien plus encore, en sa « Première Tusculane » , « dispute » centrée sur l'immortalité de l'âme et, dans son sillage, sur le rapport qu'entretient l'être avec la vie tout autant que la mort. Il y réitère donc : « Car la vie entière du philosophe, nous le savons, est une préparation à la mort. »
Marc Aurèle, autre grand stoïcien, admirateur d’Épictète, élève de Fronton et protégé de l'empereur Hadrien, enjoint, dans le Livre IX de ses « Pensées » : « Ne méprise pas la mort, mais sois content d'elle, puisqu'elle est une des choses que veut la nature. (…) Il est d'un homme réfléchi de ne pas s'emporter violemment contre la mort ni de la dédaigner, mais de l'attendre comme un événement. »
Montaigne, en pleine Renaissance, ne dira pas autre chose, lui non plus, dans le livre I de ses « Essais » et, plus précisément, en son chapitre XX, dont le célèbre titre, « Que philosopher, c'est apprendre à mourir », synthétise à merveille, tout en les fusionnant, les affirmations, concernant cette thématique, de Platon et de Cicéron, mais aussi de Marc Aurèle.
C'est un auteur nettement moins connu, Albert Caraco, qui tient toutefois, au sujet de la mort, les propos les plus pertinents, les plus cruellement lucides et profonds à la fois. Implacable, il écrit dans son « Bréviaire du chaos » (titre de circonstance en ces temps chaotiques) : « Nous tendons à la mort comme la flèche au but, et nous ne le manquons jamais. La mort est notre unique certitude, et nous savons toujours que nous allons mourir (…) Vie et mort sont liées. Ceux qui demandent autre chose réclament l'impossible et n'obtiendront que la fumée, leur récompense. Nous, qui ne nous payons pas de mots, nous consentons à disparaître, et nous nous approuvons de consentir (...) »
C'est le « Précis de décomposition » de Cioran, dont on sait ce qu'il doit au nihilisme de Schopenhauer, plus encore qu'au criticisme de Nietzsche, qui se profile, en filigrane, à travers ces lignes. Dissertant sur la secrète mais véritable fonction de l'habit, qu'il considère avant tout comme un artifice destiné à cacher la réalité mortelle de la condition humaine, Cioran y observe, dans le chapitre intitulé « Philosophie vestimentaire » : « L’habit s’interpose entre nous et le néant. Regardez votre corps dans un miroir : vous comprendrez que vous êtes mortels ; Promenez vos doigts sur vos côtes comme sur une mandoline, et vous verrez combien vous êtes près du tombeau. C’est parce que nous sommes vêtus que nous nous flattons d’immortalité : comment peut-on mourir quand on porte une cravate ? Le cadavre qui s’accoutre se méconnaît, et, imaginant l’éternité, s’en approprie l’illusion. La chair couvre le squelette, l’habit couvre la chair : subterfuges de la nature et de l’homme. Duperies instinctives et conventionnelles : un monsieur ne saurait être pétri de boue ni de poussière… Dignité, honorabilité, décence, - autant de fuites devant l’irrémédiable. Et quand vous vous mettez un chapeau, qui dirait que vous avez séjourné dans des entrailles ou que les vers se gorgeront de votre graisse ? »
Marc Aurèle, dans le même ordre d'idées, avait déjà constaté, dans le Livre IV de ses « Pensées » : « Tu es une pauvre âme qui porte un cadavre, comme disait Épictète. »
« Memento mori », « souviens-toi que tu vas mourir », chuchotait, à ce propos, l'esclave à l'oreille de l'empereur romain, alors juché sur son triomphal char, le jour même de son sacre !
Bref, et pour clore momentanément ici le débat, l'homme serait donc essentiellement, ontologiquement plus que naturellement, un « être-pour-la-mort », comme le stipule Heidegger, d'une formule saisissante, dans « Être et Temps ». C'est là ce que la phénoménologie appelle, depuis Husserl, son fondateur, la « finitude ». L'expression est magnifique ! Elle renvoie, en outre, à ce que Malraux nommait quant à lui, conformément à l'intitulé de l'un de ses romans les plus existentialistes, « la condition humaine », ainsi que je l’ai spécifié plus haut, précisément.
Difficile mais admirable leçon de vie tout autant que de mort, en effet ! A méditer donc, en ces temps troublés du Coronavirus, plus que jamais !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur, notamment, de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » et « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l’âme et du corps » (publiés tous deux aux Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron (publiés tous deux chez Gallimard – Folio Biographies), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie (Alma Editeur), « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné » et « Gratia Mundi – Raphaël, la Grâce de l’Art » (publiés tous deux aux Editions Erick Bonnier).