Penser Salman Rushdie : le sens d’une oeuvre
PENSER SALMAN RUSHDIE : LE SENS D’UNE ŒUVRE
« Penser Salman Rushdie » : tel est le titre de l’ouvrage collectif que j’ai dirigé autour de 26 intellectuels de premier plan et qui vient de paraître, coédité par les Editions de l’Aube et la Fondation Jean Jaurès. Voici un extrait de l’introduction, intitulée « Le sens d’une œuvre », que j’ai rédigée au lendemain de l’odieux attentat islamiste dont cet écrivain majeur, conscience du monde contemporain, a été victime l'été dernier.
12 août 2022, « Chautauqua Institution », centre culturel situé dans l’Etat de New York : Salman Rushdie y est grièvement blessé, sauvagement poignardé au cou, à un œil et à l’abdomen, alors qu’il s’apprête à donner une conférence, trente-trois ans après qu’une fatwa a été émise à son encontre le 14 février 1989, assortie d’une récompense de trois millions de dollars pour son assassin, par l’ayatollah Khomeiny, ancien guide suprême de la République Islamique d’Iran. Son hypothétique crime, aux yeux de ces fanatiques religieux, adeptes du djihadisme le plus rétrograde ? S’être rendu coupable de « blasphème » et d’« apostasie », transgressions religieuses toutes deux sanctionnées par la peine de mort selon l’interprétation la plus extrémiste de la foi musulmane, l’obscurantiste charia, pour avoir écrit et publié, à travers le monde, ses « Versets Sataniques » : livre très vite devenu, suite à sa parution en 1988, une des œuvres de fiction – un roman, et non un essai à thèses – les plus universellement célèbres.
C’est donc pour défendre Salman Rushdie, son œuvre tout autant que sa pensée, mais aussi, par-delà son cas spécifique, nos valeurs démocratiques, faites de principes universels (la liberté, la vérité, la justice), que les auteurs de cet ouvrage collectif, dont j’ai l’honneur de diriger la publication à travers des textes récents ou nouveaux, et pour la plupart inédits, manifestent ouvertement leur admiration pour cet écrivain, en même temps qu’ils soutiennent sans réserves l’homme persécuté par la barbarie islamiste.
- « Penser Salman Rushdie »
- https://latachenoire.com/livre/21584794-penser-salman-rushdie-daniel-salvatore-schiffer-tahar-ben-jelloun-e—editions-de-l-aube
LIBERTE, HUMANISME, TOLERANCE
Ainsi ces intellectuels, ardents défenseurs de la libre pensée et de la réflexion critique, des droits de l’homme et de la femme, de la dignité humaine, face à cette agression abjecte, en tous points contraire à l’esprit de tolérance, à la liberté de parole comme de conscience ou de création, au respect des idées et au sens même de la démocratie, expriment-ils ici, au seuls mais glorieux noms de la liberté, de l’humanisme et de la tolérance, leur entière solidarité, leur soutien moral et leur compassion humaine, envers Salman Rushdie, l’un des exemples les plus éminents, estimables et courageux, de la lutte contre toute forme de totalitarisme, de dogmatisme ou d’intégrisme, qu’ils soient politiques, idéologiques ou théologiques.
UN ENJEU DE CIVILISATION
C’est également là, par-delà la tragédie d’un acte aussi épouvantable, par-delà même ce danger permanent que représente la menace du terrorisme islamiste, un enjeu, planétaire, de civilisation : civilisation dont, lucides et vigilants, les auteurs de ce livre défendront partout et toujours, inlassablement, les inaliénables principes comme les imprescriptibles valeurs, démocratiques aussi bien qu’éthiques. Telle est la raison, précisément, pour laquelle cet ouvrage collectif, conçu comme une mosaïque autour de la personnalité, mais surtout de la pensée aussi bien que de l’œuvre, de Samuel Rushdie, peut se prévaloir ici, au vu de l’importance du sujet traité comme de la diversité des thèmes abordés, d’une telle qualité, chacun dans son domaine respectif et sa sphère de compétence, d’auteurs.
LE « REALISME MAGIQUE »
Salman Rushdie : un écrivain qui, par sa dimension intellectuelle tout autant que par sa notoriété internationale, a sa place, assurément, aux côtés de quelques-uns des plus beaux et grands esprits des XXe et XXIe siècles, ses frères et sœurs d’âme bien plus encore que d’armes (certes exclusivement scripturales), tels Milan Kundera, Philip Roth ou Gabriel Garcia Marquez, duquel il se rapproche le plus, sur le plan littéraire, par cette caractéristique inhérente, tant par sa forme que par son contenu, à son œuvre, qualifiée de « réalisme magique ».
DES « VERSETS SATANIQUES » EN FORME DE CONTE PHILOSOPHIQUE
Car, effectivement, Salman Rushdie est d’abord, par-delà ce que l’on peut narrer de sa vie ou évoquer de sa carrière, un écrivain : un romancier, plus précisément encore, et même l’un des plus brillants, sinon féconds, de sa génération. Davantage : c’est avec la tradition du conte philosophique en sa plus noble expression – celle, par exemple, que donnent à voir, à l’illustre Siècle des Lumières, le Candide et autre Zadig de Voltaire ou, mieux encore, les bien nommées Lettres persanes de Montesquieu – que renoue un texte tel que justement, quoique mâtinés ici, à travers son imaginaire poético-romanesque, d’une veine fantastique, ses Versets sataniques !
DE VOLTAIRE A RUSHDIE : POUR UN ISLAM DES LUMIERES
Ainsi, au vu de semblable exégèse, concise mais capitale pour bien comprendre l’esprit dans lequel ont été écrits ces Versets sataniques, est-on autorisé à en inférer, très légitimement, que ce à quoi Salman Rushdie se livre en fait là, en cette création essentiellement littéraire, n’est autre que ce que fit Voltaire, lumière d’entre les Lumières, lorsqu’il inventa, au faîte de son génie intellectuel comme de son talent stylistique, ses contes philosophiques. Mieux : c’est, contre tout fanatisme idéologique, tout fondamentalisme religieux ou tout intégrisme fidéiste, un authentique appel à la tolérance, à l’intense mais bienveillant débat d’idées tout autant qu’au respectueux pluralisme des croyances – une sorte d’« œcuménisme laïque » – que Rushdie y lance, à l’instar, une fois encore, de Voltaire dans son indépassable, et plus prégnant que jamais à l’aune de cette dramatique actualité, Traité sur la Tolérance !
AINSI PARLAIT NIETZSCHE EN SON « ZARATHOUSTRA »
Mais celui à qui le héros, un dénommé Mahmoud, de ces Versets sataniques de Rushdie, fait inévitablement songer, c’est également, et peut-être surtout, au Zarathoustra de Nietzsche, cet ermite, avide de quête spirituelle et à la fois « surhomme » (préfiguration de son ultérieur Antéchrist) qui, nanti lui aussi d’une indéfectible sagesse philosophique après s’être longtemps exilé au sommet d’une montagne, quasiment inaccessible pour le commun des mortels, en redescend afin de mieux dispenser à ses semblables, tel un maître supérieur d’intelligence, les précieux enseignements, recueillis dans ce qu’il nomme la « transmutation des valeurs », de son expérience humaine et, surtout, intérieure : une critique radicale de la morale judéo-chrétienne, que Salman Rushdie, fort de cette impérieuse leçon de vie, libre de tout préjugé et donc émancipatrice de tout carcan, transposera donc, quant à lui, au niveau de l’islam.
CRITIQUE DE L’ISLAMO-FASCISME
Un islam, tenons-nous toutefois à préciser ici, dont l’immense et riche culture, pour laquelle nous nourrissons le plus profond respect, n’est certes pas à confondre avec l’islamisme, qui n’en est malheureusement, par son outrancière radicalité dans l’interprétation de ses textes sacrés et du Coran en particulier, que le criminel et sectaire dévoiement philosophico-théologique, sinon politique : l’islamo-fascisme, comme nous le dénonçons et condamnons avec la plus grande et énergique fermeté ! A fortiori lorsque, circonstance d’autant plus aggravante en cette indicible barbarie, il tue, aveuglément ou sciemment !
L’ENGAGEMENT DES INTELLECTUELS
Ainsi est-ce un livre, le nôtre, dont le titre, « Penser Salman Rushdie », indique d’emblée, en ce crucial et libre débat d’idées, qu’il s’agit ici aussi, indépendamment de tout clivage idéologique comme de toute orientation politique, d’une réflexion plus approfondie qu’une simple succession d’hommages, aussi louable soit-elle. C’est là, en fait, une analyse articulée et une étude argumentée tant sur le plan philosophique qu’éthique, sans rien négliger de son contexte historique ni de son environnement sociologique, quant à la marche, trop souvent claudicante ou douloureuse, du monde contemporain : ce monde au regard duquel il incombe impérativement, et en première instance, aux intellectuels précisément – à leur engagement, à l’instar autrefois d’un Camus, d’un Aron ou d’un Malraux – d’être, plus que jamais aujourd’hui au vu de cette tragique actualité, les vigilantes sentinelles afin qu’il ne verse point en une quelconque, anarchique et chaotique, dérive totalitaire, sinon fascisante.
Conclusion, quant à la pensée aussi bien qu’à l’œuvre rushdiennes ? Honneur, n’en déplaise à ses détracteurs, ennemis ou assassins, à cet universel symbole de la liberté qu’est Rushdie, ce Voltaire des temps modernes : le génie humain, plus encore qu’intellectuel, à portée d’œuvre !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER