samedi 21 août 2021 - par alinea

Petite nouvelle d’Ironie

 

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C’est juste Elsa qui avait laissé filer des petites blessures à la jambe, provoquées par quelques ronces ou herbes épineuses ; plus tard les croûtes s’étaient mises à la gratter, elle se grattait avec bonheur parce que que ça la calmait puis la plaque rouge s’épaississait, chauffait, il y avait des espèces de petites crevasses qui se créaient, c’était moche mais pas douloureux.

Un peu plus tard, c’est parce qu’elle avait eu du mal à rentrer dans sa chaussure qu’y regardant de plus près, en comparaison avec l’autre, elle a remarqué son pied enflé ; il avait perdu toute nuance, son pied, plus de tarses plus de métatarses, une masse pas effrayante, pas trop dégoûtante… elle se demanda si elle ne devait pas demander explication, faire faire un diagnostique.

Mais il était hors de question de se masquer. Elsa n’était pas dans la réflexion : quoi faire pour me faire remarquer ? Pas dans un déterminisme politique non plus, elle était elle, dans le bon sens, avec pour l’encourager un bon paquet d’articles et de vidéos qui expliquaient que ce masque, c’était de la foutaise.

L’État lui en avait envoyé quelques-uns et, les essayant dans son grenier où elle avait décidé de troquer sa vieille laine de verre contre du neuf papier haché en ouate, elle avait trouvé que c’était mieux que rien, mais devait les ôter souvent parce qu’elle étouffait sous le tissu. Elle doutait qu’un virus se laisse détourner d’un nez par cette matière, aussi ceux qui allaient dans son sens avaient toute son adhésion.

Elle n’avait pas de masque pour son tibia, et le regrettait, elle le passait longuement sous l’eau fraîche après le dur labeur à quarante cinq degrés sous tuiles. Y passait de l’onguent ; avalait des granules, mais sans logique ni persévérance.

On lui avait parlé au début du confinement d’un toubib qui refusait le masque et lui avait semblé vent debout contre toute cette supercherie à laquelle, bizarrement, chacun semblait se plier. Elle appela donc pour prendre un rendez-vous. Mais on lui dit que ce monsieur avait fait le plein de clients, qu’il n’acceptait plus personne d’autre.

Quand elle relata ce fait à une amie, celle-ci lui dit : oui, c’est comme ça maintenant.

Elsa revenue à sa solitude se demanda ce qui avait pu bien se passer, et depuis combien de temps elle n’avait eu affaire à un médecin… cela remontait à huit ans… pas un siècle tout de même.

Donc aujourd’hui, si on avait besoin d’un médecin, il fallait avoir été auparavant triée sur le volet.

 

 

Elle s’étonnait de son étonnement : d’une part, tout le monde avait l’air de trouver ça normal et avoir oublié le juste avant ! d’autre part, elle se demandait comment elle pourrait bien s’adapter à cette étrange coutume de trouver un médecin qui la voudrait bien !

Elle laissa passer un peu de temps ; son mal ne progressait pas, elle l’ignorait.

Elle se renseigna sur internet pour avoir le cœur net de cette histoire de médecin qui peut refuser de te prendre en consultation. C’était affaire courante ! Elle visualisa la situation : un médecin qui travaillait trente, quarante, cinquante ou soixante heures par semaine, faisait le plein de gens qui venaient pour prolonger une ordonnance. Quatre vingt pour cent, et vingt pour cent, parmi ces gens-là qui arrivaient pour un point de côté ou un mal indéfini.

Quel boulot de con ! Comment peuvent-ils passer leur vie ainsi ? Mais ils vont y péter !

Elsa s’excitait toute seule à imaginer passant sa vie à recevoir des gens dont elle saurait à l’avance ce qu’ils avaient, et déduit que l’exception passerait à l’as, à elle aussi, à force.

Quelques jours après ces découvertes, après avoir vu qu’un médecin même « plein » ne pouvait pas refuser de soigner l’arrivant, elle se résolut à appeler la maison de santé, et faire part à la réceptionniste de ses conclusions :

« je ne veux pas » dit-telle, qu’il devienne mon médecin traitant, je ne vais jamais chez le médecin, mais je voudrais le voir lui parce qu’on m’a dit qu’il était le seul à ne pas exiger le masque.

Ah, lui répondit la secrétaire, écoutez, il y a quelqu’un, dans un village à côté, qui est du même bord, mais bon, elle ne travaille pas tout le temps.

En effet.

Pendant les jours où elle tentait parfois de la joindre, en vain, Elsa ressassait les nouvelles et se disait que forcément, la fin de tout ça arriverait bientôt, les gens n’allaient pas indéfiniment, non seulement obéir, mais croire aux mirages des deltas mortifères, des confinements incontournables juste après les vacances, les passes demandés pour aller pisser aux pissotières, forcément, l’arrêt de toutes ces conneries, si ce n’est demain, c’est très bientôt. Aussi patientait-elle en pensant qu’elle tiendrait bien le coup jusqu’au dénouement.

Et puis la peau s’épaississait rouge et chaude, et au grattage le sang coulait clair, fluide, il y avait des petites bulles de lymphe rosée qui imbibaient les papiers qu’elle y posait.

Aussi un matin, elle finit par obtenir une voix au bout du fil, qui lui dit que madame le médecin, partait en vacances demain , pour dix jours ; si elle pouvait rappeler plus tard.

Elle ne connaissait pas ce principe d’externaliser les appels chez quelque part qui n’était pas robotisé mais anonyme et après le délai informé, elle n’arrivait plus à joindre personne.

Au bout d’une dizaine de jours, se disant que peut-être elle jouait avec le feu, Elsa se résolut à rappeler la première adresse, quitte à aller chez n’importe qui, quitte à porter le masque.

Comme elle était anonyme, insipide, on ne lui dit même pas chez qui elle avait rendez-vous à onze heures et quart un vendredi matin.

Il n’y avait que quatre jours à attendre, elle se dit que ça irait bien.

Elle remit un peu de biafine , puis un peu d’argile, avala quelques granules et patienta.

Quand on va chez le médecin, on prend une douche, même si on n’a que son pied à montrer, on s’habille correctement, ce qui n’est pas forcément évident, on enfile de belles chaussures, et on arrive au rendez-vous avec au moins dix minutes d’avance, parce qu’on n’a pas réussi à remplir le temps arrêté depuis tôt le matin pour arriver juste à l’heure.

Sur le parking, Elsa trouve un arbre pour faire un peu d’ombre à sa voiture, sort, traverse la rue, rentre dans le hall, et soudain se dit putain, je n’ai pas de masque ! « C’est incroyable c’est hallucinant, j’ai toujours un vieux masque dégueulasse dans la portière de ma voiture ou dans mon sac ! ».

Si elle ne sait pas pourquoi il n’y en a plus dans sa voiture, elle sait pourquoi il n’y a en a plus dans son sac ! Elle a troqué son vieux sac à dos troué pour un sac de ville, mais n’a pas tout transféré !!

Elle arrive tranquille, se disant, on verra bien ; la nénette de l’accueil l’accueille « avec qui vous vous avez rendez-vous ? »

« Je ne sais pas !! »

C’était monsieur truc, un remplaçant de madame machin. Elle ne les connaît pas du tout ! Asseyez-vous là bas, sur les sièges oranges ! Merci.

Eh ben dis donc, tu te fais des films toi avec les masques, se dit Elsa en allant s’asseoir. Ils ne sont pas aussi cons que tu crois !! toujours à, être négative aussi…

Elle se souvient que le gars lui donnera sûrement de la cortisone, qu’elle ne voudra pas, mais avec un peu de chance, il nommera la chose, et elle pourra se soigner en rentrant, avec un diagnostique un peu précis.

Elsa se détend ; ça fait deux mois qu’elle subit sa jambe en sang, elle a bravé tous ses interdits et pourtant la seule chose dont elle est sûre, c’est qu’elle ressortira gros jean comme devant. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle le sent.

Dix minutes plus tard un mec frisé blanc, et vif passe devant elle sans un regard ni un mot, et rentre dans le cabinet ; quelques minutes encore et il ressort tendant devant lui un masque raide plié, et dit : ah mince il est pété, attendez.

« Elsa se levant comme un ressort lui dit : mais ce n’est pas la peine, je ne suis pas malade !

Mais c’est la loi, lui répond le gars retiré dans son cabinet

La médecine n’est pas au dessus de la loi ?

Non, lui dit-il , atterré.

Bon, ben, allez vous faire foutre, lui cracha Elsa de dégoût.

Elle traversa le hall en l’entendant parler tout seul dans son antre, ne jeta pas un regard en arrière et se jura de ne jamais plus revenir.

Occupée, distraite, par hasard, les jours qui suivirent, Elsa n’eut aucun regard pour sa jambe. Puis quand le calme fut revenu, les vacances de ses citadins se finissant, les menus affaires traitées, la machine réparée, la voiture vidangée, elle posa un regard sur elle, elle s’aperçut, stupéfaite que sa jambe avait repris son état normal, cette peau épaissie, rouge et chaude avait disparu, son pied enflé montrait à nouveau ses reliefs osseux… elle se souvint d’une verrue qui lui avait semblé éternelle et qui s’était de la même façon volatilisée, un eczéma au creux des reins, de la même manière…

Nous sommes peu de chose pensa-t-elle, tendant sa jambe au dessus d’elle, encore incrédule.

 




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