Peuple ou populace ?
Mauvais, Moyen, Bon, Très bon, Excellent : en un clic on attribue des étoiles. En allant au restaurant, en lisant un livre, en empruntant des transports en commun, en ayant une nouvelle relation amoureuse, il est possible de ‘noter’ l’interlocuteur, l’institution, le service.
Je considère personnellement que le meilleur film jamais tourné est ‘Vol au-dessus d’un nid de coucou’ de Milos Forman en 1976. Les avis officiels sont compatibles avec mon opinion : 5/5 pour la presse (Cahiers du cinéma, l’Humanité, Télérama…) presque autant pour la moyenne des 34 942 notes de spectateurs ‘ordinaires’.
Conforté par le fait que mon avis personnel semblait avoir une corrélation avec celui exprimé par l’ensemble des spectateurs, je me suis souvenu du plus mauvais des films que j’avais subi, une ‘comédie dramatique’ réalisé par un français en 2005. Les évaluations étaient conformes à mon impression : 3,2 pour la presse, 2,8 pour les spectateurs. Il y avait cependant une grande dispersion dans les journaux, L’Express étant très réservé quant au film, Télérama l’appréciant beaucoup.
Les Misérables, Satyricon, La Strada, West Side Story… conduisent eux aussi à d’excellentes notes (sans égaler celles de ‘Vol au-dessus d’un nid de coucou’). Les plus mauvais films ont tendance à un peu plus se fondre eux parmi les autres les rendant plus difficilement distinguables, les ‘très pires’ cachant les ‘moins pires’. Les avis moyennés des foules de téléspectateurs sont plutôt bon enfant mais ils permettent de distinguer les œuvres hors du commun.
Qu’en est-il de la reconnaissance par les pairs ? Le film de Milos Forman a été classé 16ième meilleur film de tous les temps avec une note de 8,7/10. L'Institut du Film Américain l'a nommé 20e plus grand film américain de l'histoire. Il a reçu six trophées au Golden Globes dont celui de meilleur réalisateur, il en fut de même pour les Oscars. Des films sortis en 1976, il réalise la quatrième place avec 4 774 879 entrées en France, à peine moins bien que ‘L’aile ou la cuisse’ de Claude Zidi.
Mais les gens qui vont voir le film de Forman sont-ils les mêmes que ceux qui assistent à celui de Zidi ?
Il faut se méfier des échantillons considérés lors des votes. La composition socio-professionnelle des habitués du cinéma, ceux qui votent donc, est loin de refléter la population française. Les étudiants y sont nombreux, les cadres et professions intermédiaires sont largement surreprésentés tandis que les artisans, les ouvriers et les agriculteurs sont très nettement sous-représentés par rapport à la population générale. Les spectateurs assidus sont les plus diplômés, ils sont plutôt jeunes, citadins, aisés et relativement cultivés.
Le même phénomène se produit lors des élections : les milieux populaires ont tendance à s’abstenir davantage que les cadres supérieurs. Le second tour des élections législatives de 2017, par exemple, a battu un record, avec 57,36% d'abstention. Les jeunes de 18-34 ans votent très peu, presque deux fois moins que les plus de 70 ans. Les ouvriers s’abstiennent massivement (70%), tout comme les employés. Finalement ceux qui ne gagnent guère plus que 1000€ participent peu aux élections. Les ouvriers et les employés représentent près de la moitié du corps électoral, c’est cette moitié qui participe le moins aux joutes politiques.
Un type d’élection engendre donc largement la sociologie des personnes participant à cette élection. Une ‘votation’ sans tri des votants peut donner des résultats proches de ceux que donnerait une notation par des connaisseurs ou des experts mais elle ne peut pas refléter l’opinion de l’ensemble de la population car seule une partie de celle-ci participe au vote, et cette partie n’est pas représentative de l’ensemble.
Admettons qu’une foule sache reconnaître son beau et son vrai, peut-elle dire ses raisons ? Un bon vin, un film enchanteur, un grand Homme politique se reconnaissent dès la première gorgée, dès les premières images, dès la première décision. ‘On’ est certain que l’on a trouvé le grand, le rare, ce qui convient. Mais ‘on’ ne sait généralement pas l’exprimer ! S’imagine-t-on que le Syrah donne une teinte poivrée, le Pinot noir celle de cerise ? Les champ-contrechamps étaient-ils maitrisés ? Quels sont les nuances, les hasards, les nécessités d’une politique ? Il faut passer de l’impression globale au dissécable raisonné pour pouvoir partager ses émotions. Les émotions transmuées en raisons sont confiés à ceux qui peuvent l’exprimer par des mots, des notions, des équations.
Amasser les connaissances permet de comprendre (un peu) les ressorts qui sous-tendent chaque chose, mais ceci permet aussi de se forger une arme pour dominer autrui. Le plus érudit, le plus savant, le plus apte à répéter les dires d’illustres penseurs au moment opportun possède tout ce qui est nécessaire pour convaincre, rassembler autour de lui et devenir puissant.
Les maîtres, les experts, les responsables, les dirigeants utilisent la plupart du temps les mots et leur savoir non pas pour éclairer le peuple mais pour guider la populace.
La populace c’est le peuple vu par les beaux esprits.