Pour une élite républicaine
Les gens préoccupés par le bien commun ne sont pas forcément contre une certaine inégalité à condition que l’élite engendrée respecte le sens de l’intérêt public. À quelles conditions l’établir ou le rétablir ?
Certaines ‘grandes Écoles’, l’ENA, l’ENS et l’école Polytechnique, ont prévu que les élèves diplômés doivent servir l’État durant 10 ans. Dans certaines conditions il est possible de ne pas remplir cette obligation en payant ce qui est communément appelé ‘la Pantoufle’.
Pour les élèves de l’ENA, la pantoufle s’élève à deux fois le traitement net perçu pendant les 12 derniers mois de service avec un taux dégressif selon le temps effectué. Pour les élèves de Polytechnique, la ‘pantoufle’ est fixée à 45.000 euros. Plus des deux tiers des diplômés de l’X rejoignent le secteur privé... mais sans rembourser la pantoufle.
L’École Polytechnique fut fondée en 1794 est une des sept grandes écoles militaires françaises. Elle assure la formation d’ingénieurs. Son concours d’admission est l’un des plus difficiles que peuvent tenter les élèves de classes préparatoires. Les épreuves sont centrées sur des disciplines (Mathématiques, Sciences Physiques, Français, Anglais) peu connectées (à première vue) avec un environnement social donné.
À l’origine, l’École Polytechnique fut créée par des savants, Lamblardie, Monge, Carnot, Fourcroy..., pour fournir les ingénieurs et les cadres supérieurs qui manquaient cruellement à la France. Il s’agissait d’établir à l’époque une ‘Élite républicaine’ et non pas de corriger des inégalités criantes dans le milieu social. L’École engendra ainsi une multitude de talents dans le domaine universitaire : B. Mandelbrot, J. Tirole, A. Sauvy, H. Becquerel, L.-J. Gay-Lussac, au sein de la fonction publique : S. Carnot, L. Armand, F. Keller, comme cadres ou créateurs d’industrie : G. Besse, A. Citroën, J.-J. Servan-Schreiber. Cette liste n’a aucune prétention à être exhaustive.
Les élèves français de l’École polytechnique perçoivent une rémunération pendant leur scolarité (environ 800 euros par mois). Ceux qui ne feront pas le choix de travailler pendant 10 ans auprès d’un service public (fonction publique d’État, hospitalière, territoriale, entreprises publiques et les établissements publics) devront rembourser une somme calculée sur la base de trois ans de traitement.
La scolarité d’un enfant, depuis l’entrée en maternelle jusqu’au bac coûte en moyenne de l’ordre de 100 000€. Ensuite, la dépense moyenne de l’État est de l’ordre de 15 000€ annuel pour un étudiant ayant suivi des classes préparatoires aux grandes écoles.
Les services de l’État constituent pour nombre de hauts fonctionnaires un tremplin vers le secteur privé concurrentiel dans lequel ils utilisent les connaissances acquises pour en tirer des bénéfices personnels. Des réformes furent entreprises. Au motif de ‘l’exigence d’exemplarité attendue des fonctionnaires de l’Etat’, à compter de janvier 2018, les diplômés de l’ENA, de l’Ecole normale supérieure et des grandes écoles d’ingénieurs ayant choisi la fonction publique devront accomplir quatre ans effectifs au service de l’Etat avant d’envisager une mise en disponibilité pour exercer dans le secteur privé. Pendant cette période, il leur sera en particulier impossible de créer une entreprise.
La moralisation fut-elle effective ?
En 2013, le Parlement avait voté l’obligation pour l’ensemble des ministres, des députés, des élus et des hauts fonctionnaires de rendre publique leurs déclarations d’intérêts. Toutefois, le Conseil constitutionnel a accepté cette mesure pour les ministres et les élus mais l’a retoquée pour les hauts fonctionnaires.
Emmanuel Macron (ENA, inspecteur des finances) a travaillé chez Rothschild, Edouard Philippe (ENA, membre du Conseil d’Etat), a fait du lobbying pour Areva et a été avocat dans un cabinet anglo-saxon, Alexis Kohler (ENA, Direction du trésor) fut directeur financier de la compagnie Mediterranean Shipping Company (MSC), Benoît Ribadeau-Dumas (École Polytechnique) fut directeur du développement de Thales puis exerça des responsabilités importantes chez Air Traffic Management Systems, Thales Underwater Systems, dans le groupe parapétrolier CGG et Zodiac Aerospace. Autrement dit, les quatre plus hauts responsables de l’Etat sont des adeptes d’allers et retours entre la haute fonction publique et le privé.
Toutefois un pantouflage indépendant des grandes écoles s’est aussi mis en place.
Nicolas Sarkozy (DEA en sciences politiques), après son départ de la présidence, siège pendant quelques mois au Conseil constitutionnel dont il est membre de droit et à vie puis il rejoint le conseil d’administration du géant hôtelier AccorHotels, afin d’ ‘accompagner la vision internationale’ de l’entreprise. François Fillon (DEA en droit public) travaille pour le fonds d’investissement Tikehau Capital, Bernard Cazeneuve (’Institut d’études politiques de Bordeaux) est au cabinet d’affaires August-Debouzy.
« L’État a vocation à avoir des hauts fonctionnaires intégralement à son service : je déplore les allers-retours qui se font de plus en plus entre la haute fonction publique et la direction d’entreprises nationales voire, pire encore, la direction d’entreprises extérieures... Les Français seraient parfaitement capables d’accepter l’existence d’une élite au pouvoir… à condition qu’elle soit à la hauteur de la fonction et des responsabilités qu’elle endosse. » (Christophe Boutin, professeur des universités à Caen).
J.-P. Chevènement dénonce quant à lui « un phénomène de porosité extrêmement grave entre les élites administratives et les élites économiques » et demande « l’interdiction du pantouflage. Quand on choisit le service public, on s’interdit de pantoufler dans les entreprises sur lesquelles on a exercé un contrôle. Soit dans des postes administratifs, dans les services, soit dans des cabinets ministériels. »
Le nombre d’abus dépendant d’une trop grande porosité entre haute fonction publique et secteur privé ne doit pas faire oublier qu’ils ne concernent qu’une faible fraction des 212 élèves de l’ENS-Paris, 425 élèves de Polytechnique, 90 élèves de l’ENA, les autres faisant pour l’essentiel correctement leur travail loin de ces tracas.
Il est toutefois illusoire de segmenter le secteur privé en entreprises pour lesquelles ‘on’ a un intérêt plus ou moins personnel et les autres, c’est ainsi ignoré l’efficience des réseaux qui permettent d’obscurcir les donneurs d’ordre réels. Une élite surtout républicaine doit accepter plus de contraintes que le commun des mortels et s’accorder moins de facilités. Ainsi, ce sera celle qui sera le plus efficacement sélectionnée, qui aura le plus de contraintes professionnelles, pour laquelle aucune mansuétude pour les écarts de conduite ne sera tolérée. Elle doit aussi éviter de se considérer différente des gens qui ne sont rien et ne pas se vanter de dons imaginaires ou réels.
Il sera donc plus simple en conséquence d’interdire tout pantouflage quelle que soit sa nature et sans aucune limitation tout en ne promettant plus une accession linéaire avec le temps aux responsabilités dans la fonction publique. Par contre, à tout moment, l’éviction du corps des Hauts fonctionnaires peut être prononcée par une instance idoine. Pour attirer les ‘meilleurs’ il est seulement nécessaire de leur confier les tâches les plus difficiles où ils peuvent démontrer clairement leurs aptitudes.
Pour compléter le cahier des charges demandés aux élèves de l’ENS, de l’ENA et de Polytechnique, il leur sera demandé de ne se présenter à aucune élection municipale, régionale, nationale ou européenne. Ces corps sont constitués pour servir le Peuple, pas pour le commander.