Pour une laïcité juste
Pour les uns, la laïcité doit être tolérante et ouverte, pour d'autres elle se doit être républicaine et intransigeante. Pour d'autres encore, elle doit respecter l'esprit communautaire ou se montrer "positive" avec cette idée que le croyant serait supérieur au citoyen athée. Entre la faiblesse des accommodements raisonnables ou le communautarisme d'un côté et la laïcité de combat de l'autre, il doit bien exister de la place pour une laïcité exempte de toute forme d'idéologie, pour une laïcité juste. Mais alors qu'est-ce qu'une laïcité juste ? Le présent article va s'efforcer d'en tracer une esquisse dans le cadre philosophique de l'idée du juste.
Aucun recours à l'arbitrage de la Constitution ne permet de régler ces querelles de position face à la montée du phénomène religieux. En effet, notre constitution ne donne pas de définition de la laïcité. Elle ne donne qu'un cadre très imprécis qui laisse une large place à l'interprétation. En fait, elle offre une sorte de définition très minimaliste et doublement négative, à savoir :
- pas d'ingérence de l'Etat dans la religion
- pas d'ingérence de la religion dans la sphère publique
En outre, le cadre est tellement souple que la laïcité n'est pas prévue pour l'Alsace-Moselle qui ne la connaît tout simplement pas puisque cette partie du territoire fait exception et obéit à un concordat. Autrement dit, quand la constitution dit "la république ne reconnaît et ne subventionne aucun culte", elle ne s'adresse pas à ces régions. La laïcité est donc ainsi plus qu'ouverte : elle admet qu'on y déroge totalement !
Qu'en découle-t-il dans la réalité ? D'un côté, un Etat intransigeant, par exemple à travers sa jurisprudence du Conseil d'Etat qui réprime tout débordement du religieux dans la sphère publique (dernière en date, la décision de supprimer une croix qui ornait la statue d'un pape. Mais le juge n'a fait qu'appliquer la loi, toute la loi, sur la saisinen de citoyens un peu exaltés), et de l'autre côté, des collectivités locales qui pratiquent le laisser-faire à des fins électoralistes ou de paix sociale, la politique des accommodements dits raisonnables (horaires de fréquentation des piscines réservés aux femmes musulmanes, porc interdit à la cantine, subvention indirecte de mosquées, abattoirs halals imposés, etc.). Cet écart des pratiques s'explique par l'absence de définition de la laïcité dans la constitution.
Aucun de ces deux scénarios ne correspond à une conception juste de la laïcité. Car "la loi, rien que la loi", cela n'est pas un principe du juste. La justice ne se réduit pas à la loi pas plus qu'elle ne doit être l'apanage exclusif des magistrats. En suivant ce principe, le juste ne peut pas s'obtenir par les saisines intempestives des tribunaux sur des motifs idéologiques (actions des "laïcards" procéduriers ou des cultes voulant rétablir le blasphème). Il n'est pas non plus inhérent aux actions abusives et massives qu'engagent en justice certaines puissantes sociétés, érigées en lobbies, pour écraser les droits des salariés ou des consommateurs par des voies légales.
Le juste ne réside pas non plus dans l'idée d'un Etat gendarme, vu comme un gardien de la paix pour ne pas dire "agent de la circulation" qui, au milieu du carrefour des religions et des conceptions athées se contenterait de régler, à la marge et au coup par coup, les problèmes en agitant son bâton !
Une laïcité juste doit être plus que tout cela. Une laïcité juste est une laïcité active qui se fonde sur la force de ses convictions. "Active" parce que, malgré le flou de la définition qu'elle donne de la laïcité, la constitution n'appelle pas à la passivité. Une laïcité forte aussi, parce que le juste ne repose en aucune façon sur la faiblesse. Le juste est même tout le contraire de la faiblesse. Une laïcité juste est une culture qui imprègne toutes les sphères de la vie du citoyen (de la citoyenne). Forte, elle est toutefois non oppressante et non violente.
Tant que cette laïcité juste n'aura pas été mise en oeuvre, l'école se montrera complètement incapable d'enseigner la laïcité, car l'école ne parvient pas à saisir ce que l'on attend d'elle ! Cela d'autant plus que les élites ne cessent de proclamer que la France est la mère de l'Eglise et qu'elle est porteuse pour l'éternité des valeurs "judéo-chrétiennes" traditionnelles. Sans oublier un président qui est chanoine ! Face à tant de contradictions, l'école est impuissante à montrer le chemin de la laïcité.
Or, la laïcité juste passe principalement par l'éducation des citoyen.nes et futurs citoyen.nes.
Que serait une laïcité juste ?
Un philosophe américain du nom de John Rawls en eut l'intuition dans les années 1970 ('"A theory of justice, 1971). Mais son idée resta sans postérité. Sans doute parce qu'elle manquait de contenu concret. Il manquait aussi à sa théorie un développement théorique de portée universelle et robuste dans ses fondements. La thèse que défendit ce philosophe était qu'il faut opérer une séparation du juste et du bien. Autrement dit, les religions en présence doivent faire abstraction des définitions divergentes qu'elles se font du bien pour se regrouper autour d'une notion du juste qui soit comme un socle commun et supérieur, mais sans pour autant que les diverses conceptions du bien qui s'affrontent ne soient remise en cause dans leur légitimité. Il faut simplement qu'elles soient mises en sourdine : méthode de l'ignorance active des variantes du Bien et concorde autour d'un modèle commun du Juste.
Mais, ainsi que je le disais, cela a fait long feu. C'est qu'une fois encore, c'est le principe négatif qui était prôné : ne pas tenir compte des différentes conceptions du Bien. Une fois de plus, on se montrait incapable de donner une force active au Juste.
Je reprends à mon compte ce principe du Juste supérieur au bien. C'est une position que j'ai adoptée avec comme point de départ la pensée de Spinoza et celle de Nietzsche. Je ne redirai pas ici ce que j'ai déjà développé dans mes articles récents sur ce sujet (notamment ici, là), je le résumerai ainsi :
Le juste est la valeur absolue
La valeur du juste va au-delà du Bien et du mal et au-delà du bon et du mauvais, transcende toutes les valeurs. En cela, le juste est la valeur absolue et il nous faut donc être absolument justes. Je considère, en effet, que Spinoza et Nietzsche ont tracé une voie mais qu'ils ne sont pas allés au bout de leur logique. Je brosse ici à grands traits les idées que j'ai déjà exposées antérieurement :
- Le juste est au-dessus des impératifs de la paix sociale. Aucun intérêt particulier, de groupe ou de communauté ne justifie un pacte social - explicite ou implicite - engageant toute la communauté des hommes et des femmes. Le recours au référendum doit être favorisé en cas de doute.
- Le juste est dans l'obéissance aux lois du pays. Le juste ne se réduit pas aux revendications du type "j'ai droit à". Il est à la fois conscience des droits et conscience des devoirs.
- Le juste va de pair avec l'esprit de responsabilité de chacun. Il doit être proclamé avec force que tout adulte qui s'exprime sur les réseaux sociaux aura à répondre de ses dires s'il verse dans la délation, la manipulation ou la fausse nouvelle qui crée un préjudice à quelqu'un ou à la société.
- Etre juste, c'est être utile à l'intérêt général.
- Etre juste, c'est « rendre la justice » : remettre les choses en l’état. Réparer les atteintes portées à la légitimité des individus. Rendre la justice est de restaurer la légitimité perdue ou violée, abîmée. Toute personne blessée a un droit imprescriptible à se réparer. Deuils, ruptures, chutes sociales, agressions subies, erreurs, sont des éléments qui viennent abîmer l'intégrité physique et morale du citoyen. Le citoyen doit pouvoir bénéficier d'un droit légitime automatique à se remettre en état de vie équivalent à celui des autres. Partant, tout ce qui constitue un frein à cette légitime reconquête de soi-même et de sa propre légitimité est intrinsèquement injuste. Mais l'idée va au-delà : tout ce qui, dès le point de départ d'une vie de citoyen, l'entrave dans son développement harmonieux et le prive de chances égales à ses concitoyens, est fondamentalement injuste.
- Le juste doit être pur : le juste ne doit être entaché par aucune passion triste ou affect négatif (peur, tristesse, envie). Le juste ne doit pas être soumis à une force négative de pression ou de rétention. Le juste n'est ni optimise ni pessimiste.
- Etre juste, c'est ne pas excéder : nul ne doit excéder de son rôle, nul ne doit excéder de lui-même. Pour ce second point, il faut un préalable : chacun doit se connaître lui-même. Ni l'Etat ni la religion ne doit empiéter sur les libertés des individus.
- Le juste est voisin de la légitimité personnelle : chacun n'appartient qu'à lui-même. Nul ne peut disposer du corps ni de la vie ni de la pensée ni de l'oeuvre d'un autre, sans son consentement exprès. Un homme ne peut imposer à une femme de dissimuler son corps plus qu'il n'est d'usage ni la toucher sans son accord. Nul n'a le droit de s'exprimer au nom des autres, de lui confisquer la parole. Entendre les politiciens dire "les Français pensent..." est, à ce titre, exaspérant. Chacun doit avoir un droit de réponse, et la parole qui met en cause un individu doit être canalisée par des structures qui garantissent la contradiction et permettent la défense de celui ou de celle qui est mis(e) en cause publiquement.
- Le juste est souvent dans l'abstention : s'abstenir de juger les gens par exemple ou de parler d'eux en mal, ou de réagir sans délai par la colère ou autre passion négative.
- Le juste n'est pas parfait : loin de toute utopie, le juste doit être vu comme la voie la plus adéquate et la plus utile à tous. Parce que le juste n'est pas parfait, il n'est pas raisonnable d'exiger tout de l'Etat ni du législateur qu'il vote une loi qui réponde à tous les problèmes. Parce qu'une loi ne sera jamais parfaite et que les moeurs évoluent plus vite que le législateur. C'est donc par ajustements successifs que l'on peut s'accorder sur le juste. Ce n'est pas parfait, mais c'est ainsi. On n'impose pas un degré du juste sans ajustements préalables ou expérimentations, de la même façon que l'on n'accommode pas le bébé à la température du bain mais que l'on ajuste au contraire la température de l'eau au bébé.
Le juste est l'équilibre constant à trouver entre les principes en contradiction qui animent nos vies. A l'image de notre Soi qui vit avec des constantes contradictions (certaines sont indépassables). C'est la conception d'Héraclite et d'Edgar Morin : la vie est une chose complexe ; le complexe et la contradiction non dépassée sont les sources mêmes de l'animation de la vie. Otez toutes contradictions : vous êtes mort ! Les contradictions permettent la régénérescence, comme pour la vie des cellules qui se contredisent et se régénèrent, se contredisent encore et se régénèrent encore, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles ne puissent plus assurer la survie de l'être vivant. Le juste est dans le continum du Soi en constante construction. Les sollicitations extérieures nous empêchent de penser et d'assurer la continuité de ce processus. La sphère du Soi doit être préservée où que l'on se trouve : c'est le respect de l'intimité et de l'identité.
Ce principe d'équilibre à renouveler en continu dans l'être doit aussi être le principe de la société pour que cette société vive et ne soit pas sclérosée. C'est ainsi que sera assuré le meilleur épanouissement des individus.
- Le juste implique la confiance : dans un ancien article ("critique de la pyramide de Maslow"), j'ai eu l'occasion de dire que la pyramide de Maslow montre une faille de taille : elle n'inclut pas la confiance comme besoin vital et primordial, séparé des autres besoins, de l'individu. La confiance doit être renforcée entre les citoyens et leurs gouvernants, les citoyens et leur justice, les citoyens et leur police, etc.
- Le juste est lié à l'idée du normal : tout ce qui est anormal n'est pas injuste et tout ce qui est normal n'est pas juste. Mais ce qui est certain, c'est que les deux notions sont liées. Les dysfonctionnements et anomalies dans l'exercice des missions de l'Etat et des services publics peuvent créer de l'injustice : par exemple, des retards de paiements créant de de graves préjudices à des entreprises ou à des particuliers, lois non suivies de décrets d'application, mauvais fonctionnements de services avec effets graves (nous avons l'exemple récent d'un préfet qui a été licencié sur ce motif). Le fonctionnement normal est un des piliers de la garantie du juste.
- Le juste est dans l'accès facilité de tous aux biens essentiels et aux services de la société.
Le juste est la valeur suprême
Le juste est aussi la valeur suprême, autrement dit la valeur qui trône en-haut de la pyramide des valeurs humaines et dont toutes les autres valeurs humaines descendent. Cette pyramide contient notamment les dualités de valeurs suivantes : le bien / le mal, le vrai / le faux, le pur / l'impur, la vertu / le vice, le noble / le vulgaire, le beau / le laid, la gentillesse / la méchanceté. De cette valeur suprême doivent découler toutes les actions de promotion de la laïcité.
Quand est intervenue la loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat, la religion avait fait son temps et n'était plus en situation de prétendre englober toutes les sphères de la vie de l'individu. La république n'a pas pourvu à son remplacement ; elle a laissé des pans entiers vides, sans guide ni boussole. C'est à la culture, et en particulier à la laïcité républicaine, de venir combler les interstices quand cela est nécessaire à un vivre ensemble de qualité. La promotion de l'égalité des sexes et le plan de lutte contre les violences faites aux femmes est une bonne illustration d'action juste qui intervient en même temps dans le cadre d'une laïcité active et juste. Elle permettra indirectement de calmer les ardeurs liées aux résurgences des passéismes...Sur ce modèle d'action utile et ciblée, nous pouvons désormais activer la laïcité dans un rôle de pondération et de modération, bref initier une laïcité juste à partir d'un socle commun de valeurs humaines dans plusieurs domaines où l'Etat relevant de la compétence de l'Etat. La laïcité juste passe par une responsabilité de chacun et par des engagements citoyens. Par des actions de motivation.
Alors que les philosophes comprenaient la posture du "juste milieu" comme une sorte de médiation par défaut plutôt passive, un entre-deux (voir par exemple les vertus cardinales d'Aristote), c'est par le dépassement de cette théorie antique du "juste milieu" qu'il faut entendre le juste : le juste est plus que le milieu, il est le centre, plus encore : il est le coeur. La culture a un grand rôle à jouer. Elle doit être le coeur du système qui diffuse le juste tous azimuts au sein du corps de la société, elle doit irriguer ce corps vivant qu'est la société.
La laïcité ne doit plus être passive. La laïcité ne doit plus être combat idéologique. La laïcité doit être juste. Pour cela, elle doit tantôt se traduire en action, tantôt en abstention. Mais qui dit abstention ne dit pas passivité. L'abstention, au sens philosophique, est une décision du libre arbitre, un acte volontaire et réfléchi de la pensée. C'est peut-être parfois un acte qui nous coûte plus que de réagir. L'abstention est active.
Voilà donc énoncés quelques principes sur le plan philosophique. L'article ne prétend pas régler les aspects technqiues de la laïcité juste et active. Il n'est qu'une base thérorique qui peut mener plus loin...