Professeur Raoult : politique malgré lui ?
Depuis le début de l’épidémie du coronavirus, le professeur Raoult défraie la chronique. Ses détracteurs et ses soutiens se livrent une véritable bataille : les attaques, dans un sens comme dans l’autre, sur l’efficacité de la chloroquine et la méthodologie scientifique se succèdent par médias interposés. Dans un tel tumulte, difficile pour les Français de démêler le vrai du faux ; en fait, le tumulte en dit probablement plus long sur la société que sur la maladie.
Lorsqu’il annonce des mesures de confinement sans précédent, en mars dernier, le président de la République les justifie par ces mots : « Nous sommes en guerre. » Si le choix d’une rhétorique belliciste est contestable, il témoigne de l’ampleur du choc ressenti par les populations, en France comme partout en occident : sidérées, elles plébiscitent — à tort ou à raison — un régime d’exception, dans l’espoir d’endiguer une épidémie qui représente la pire calamité connue depuis plusieurs générations. Avec l’impératif sanitaire disparaît également l’élément structurant du quinquennat de M. Macron : l’intense contestation sociale, des Gilets jaunes puis de la réforme des retraites, contenue à grand-peine par le gouvernement. Véritables expressions de la désunion et de l’incompréhension grandissantes entre un peuple populaire et populiste — la France périphérique1 — et des élites progressistes et mondialistes — les centres-villes, donc — ces mouvements se sont tus depuis mars ; la fracture sociale, pourtant, reste ancrée dans les esprits.
Le 20 mars le professeur Raoult annonce, sous la forme d’une pré-publication scientifique, l’efficacité de l’hydroxychloroquine combinée à l'azithromycine dans le traitement du covid-19. Ces résultats sont rapidement critiqués sur Internet2, en particulier le manque de rigueur de l’étude et les possibles effets secondaires. Ces critiques sont à leur tour largement reprises dans les grands médias par des médecins comme le docteur Lacombe, très présente sur les plateaux télévisés, de TF1 à BFM3. Face à cette opposition, le chercheur marseillais prend le contrepied des médias traditionnels : quand les chaînes d’information en continu accumulent les titres chocs, les débats enflammés et le décompte quotidien des décès, lui multiplie les vidéos YouTube, depuis son bureau, présentant ses chiffres sur un ton posé auquel on n’était plus habitué. Au plus fort de la polémique, début avril, c’est le président Macron qui doit se déplacer pour le rencontrer dans son Institut à Marseille — et non l’inverse. Plus récemment, Apolline de Malherbe réalise un entretien filmé, là encore dans son bureau4 ; il suffit d’ailleurs de lire les commentaires des internautes pour voir que l’attitude offensive de la journaliste ne fait que renforcer la sympathie du public envers Didier Raoult.
Ce dernier ne doit toutefois pas sa popularité qu’à la seule qualité de sa communication. Ses interventions s’inscrivent dans le contexte social préalable à l'épidémie, caractérisé par une défiance généralisée envers les médias (77 % des Français en janvier 20195). De plus, la grande majorité des Français n’ont ni les compétences ni le loisir de se forger une opinion précise sur les questions soulevées. Alors que le consensus scientifique est battu en brèche, la population se fait un avis comme elle le peut : en évaluant les personnalités et les enjeux plus que les molécules. Les personnalités : c’est principalement la parisienne Lacombe, dont les liens avec les laboratoires Gilead et Abbvie sont connus, qu’on oppose au marseillais Raoult, présumé indépendant ; les enjeux : une chloroquine bon marché contre des produits coûteux, comme le Kaletra6 (Abbvie) ou le Remdesivir7 (Gilead), voire un hypothétique vaccin. M. Raoult a beau jeu, dans une vidéo récente, de rappeler l’ampleur des fluctuations de l’action Gilead ces dernières semaines.
Dans ce contexte l’opinion est tranchée, entre des travaux controversés au sein même de la communauté scientifique, et le spectre malheureusement pas nouveau de l’avidité des laboratoires pharmaceutiques ; c’est sans surprise parmi les Gilets jaunes que la confiance en la chloroquine est la plus forte, avec 80 % de convaincus8. La dernière vidéo virale montrant M. Raoult, au volant d’une modeste Dacia, et acclamé par la foule, confirme à la fois sa popularité et son positionnement, qu’il soit volontaire ou non, d’homme « du peuple ».
Ce succès médiatique agace, forcément. Certains professionnels de la recherche ne comprennent pas que le prisme scientifique qui, pensent-ils, devrait faire leur autorité soit remplacé, parmi les catégories populaires, par un prisme empirique menant à des conclusions radicalement différentes. Ainsi le jeune collectif de biologistes KezaCovid199 espère, sur le modèle des « décodeurs » du Monde, rétablir l’équilibre en diffusant une information « fiable » et vulgarisée. C’est oublier que dans un contexte de défiance envers les médias et de tensions sociales, c’est l’identité de classe qui structure la perception de l’information. Si les « décodeurs » n’ont pas su détourner tous les internautes acquis aux médias « indépendants » voire aux groupes Facebook, il n’y a pas de raison de croire que KezaCovid19 ait un quelconque impact, tant qu’il ne s’attaque pas à la fracture sociale sous-jacente. Dans un autre cadre, sur un plateau de France 5 en mars dernier, alors que la députée Boyer défendait publiquement la chloroquine, Mme Lemoine, journaliste, remet en cause le pluralisme ( « Est-ce qu’il n’y a pas une responsabilité collective des médias à donner la parole à ces politiques ? » ) tandis que le docteur Cymes défend l’autorité en matière médicale ( « Que tout le monde reste à sa place » )10 ; signe que la communauté scientifique permet involontairement, par son absence de consensus, que sa légitimité soit mise à mal, comme l’est celle de la presse depuis la généralisation d’Internet.
Ainsi il est évident que la chloroquine est loin d’être un simple enjeu médical. Par l’importance de la crise, la plus spectaculaire depuis des décennies, elle est sortie du pré carré scientifique pour débarquer au cœur du débat public. Le professeur Raoult communique d’une manière particulièrement maîtrisée et a compris très tôt quel était son « camp » ( au sens du préfet Lallement… ) S’inscrivant dans le contexte actuel de fracture sociale il parvient, dans un véritable affrontement médiatique, à remettre en cause le monopole de l'autorité scientifique que pensaient détenir les classes dominantes. L’alternative qu’il propose constitue un changement de paradigme semblable à celui que connaît la sphère médiatique. Gagnant au passage un immense prestige auprès d’une part importante de la population, le professeur Raoult s’impose comme le vainqueur d’une bataille dans la guerre entre populistes et mondialistes.
(1) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/La_France_p%C3%A9riph%C3%A9rique
(2) Voir le site PubPeer https://pubpeer.com/publications/B4044A446F35DF81789F6F20F8E0E
(3) Une intervention parmie d’autres : https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/chloroquine-la-professeure-karine-lacombe-estime-qu-aucun-essai-n-a-montre-que-ce-medicament-etait-reellement-efficace-dans-le-covid-19-1232952.html
(4) Sur YouTube : /watch ?v=cj4bGVszZP8
(5) Sondage OpinionWay pour le Cevipof : https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/CEVIPOF_confiance_vague10-1.pdf
(6) Prix du Kaletra : http://medicprix.sante.gouv.fr/medicprix/listePresentation.do?parameter=afficherSpecPresentations&idSpecialite=31592
(7) Prix du Remdesivir : https://www.medchemexpress.com/Remdesivir.html
(8) Sondage IFOP Avril 2020