Quand le Réel résiste...
« Que faire » encore dans un monde unidimensionnalisé et hypercomplexe, communiant dans la croyance en la toute-puissance des technologies numériques imposées en « nouveau sacré qui justifierait le tout de l’existant » ? Pour le philosophe Miguel Benasayag et le journaliste Bastian Cany, la question est plutôt : « de quoi sommes-nous faits ? »... Ils enjoignent de ne pas céder à la « délégation croissante des fonctions du vivant et de la pensée à la machine numérique ». Et de « revenir à l’épaisseur de ce qui résiste » pour conjurer la destruction en cours du vivant.
Vouloir « faire société » encore, alors que celle-ci se réduit à une somme d’intérêts individuels concurrentiels, serait-ce faire le pari que « ça va tenir », envers et contre tout ? Quand le fond de l’air est lourd et le ciel bas, « faire comme si » serait-il la seule voie pour faire face aux menaces écologiques, économiques et sociales coagulées en « noyau d’impensable » ?
« Il faut que ça change » proclament tout à la fois les « chantres du prétendu « réalisme technico-économique » qui, tout en détruisant la vie et la culture, se justifient en affirmant qu’il n’y a pas d’alternative » et les victimes de cette destruction en cours...
Sur ce champ de ruines, Miguel Benasayag et Bastian Cany proposent de « renouer avec un agir à la hauteur de la réalité que nous avons à assumer », dans ce contexte d’effondrement de « tout horizon de dépassement et d’émancipation ». . Cela implique un « retour à la puissance des corps engagés dans des situations concrètes » et une rupture avec cette « normalisation qui nous réduit à des profils déterritorialisés et manipulés ». En somme, de renoncer à « ce désir d’être « normal » ou normosé dans une société de fraude et de prédation généralisées où « s’adapter » se traduirait selon La Boétie en "se soumettre" ? S’adapter à quoi, au juste ?
Pour les deux auteurs, le monde dit « numérique » produit un nouvel imaginaire d’un « tout fonctionnant » ne laissant aucune place à « l’altérité et la conflictualité ». Sa dogmatique prétend que tout ce qui nous entoure ne serait constitué que « d’unités d’information numérique modélisables dans des systèmes informatiques ».
Ainsi, « la scène de l’humain se voit réordonnée dans un dualisme simpliste où le calculable prétend occuper tout l’espace de la vie ». La personne humaine est réduite à son « profil », constamment évaluable et adaptable, et le sujet est sommé de « se fondre jusqu’à disparaître dans les flux et reflux numériques des systèmes cybernétiques ».
La carte et le territoire
« L’information » serait-elle érigée en « dimension du monde physique » ? Pire : le supplanterait-elle ? D’ores et déjà, avertissent Benasayag et Cany, le processus de modélisation numérique de la nature et du monde considère la matière, les corps et le vivant comme une « simple dimension de l’information » : « En assénant que tout – de la matière au vivant en passant par la culture – ne serait que quantité d’information numérique, les technosciences réactivent la vieille haine platonicienne des corps, avec à la clé toujours la même promesse : celle d’une vie débarrassée de toutes les contraintes matérielles »... Les technologies numériques reposeraient-elles sur ce « présupposé métaphysique selon lequel le modèle pourra absorber la complexité intriquée du réel existant » ?
Dans cette idéologie du « tout est information », la modélisation produite par l’ordinateur est « bien plus qu’un mode d’accès à une connaissance du monde : elle est le monde lui-même ». Par quel tour d’illusionniste, le réel se dissoudrait-il dans la « même substance abstraite que les modèles informatiques » censés le « dévoiler » ? Serions-nous confrontés à rien moins qu’à une « prétention ontologique » ? Celle du big data à « incarner non pas une représentation du réel mais le réel lui-même » ?
La numérisation « internalise tout, en niant toutes formes d’altérités et d’identités singulières ». Quand l’information prétend « incarner l’ensemble de ce qui existe » dans l’artefactualisation du monde, le territoire se dissoudrait-il dans la carte ? Voilà notre rapport au monde désormais « constamment médié par des machines numériques qui nous imposent leur dynamique du temps réel comme le seul temps du réel ». Ces processus de réduction de l’existant dans le « grand tout du fonctionnement algorithmique » suffirait-il à « neutraliser le devenir propre à l’existence » en conjurant l’imprévisible, le non-calculable et tout ce qui résiste « encore » ?
« Vivre signifie faire le pari que cela va tenir » constatent les deux auteurs. Faire « comme si ça allait tenir » constituerait-il « notre seule contribution possible pour que cela tienne », face à ce « processus de déterritorialisation presque final » ?
Lorsque « l’existence même devient résistance »...
L’homme machinisé par sa relation permanente à ses gadgets électroniques ne serait-il pas d’ores et déjà irrémédiablement piégé dans une hallucinante abstraction, aussi addictive qu’invalidante, tramée de modélisations, de serveurs, de systèmes et d’objets dits « intelligents » ?
Une résistance efficace supposerait « l’émergence d’un nouvel imaginaire capable de parier que cela pourrait être autrement ». Quelles nouvelles « dimensions d’existence » resteraient possibles, au-delà de la dévitalisation d’une vie politique réduite au « management » et de l’enfermement dans un mode d’existence fonctionnaliste, lorsque « l’alternance n’est pas l’alternative » ?
Elles s’actualiseraient à partir d’actes de « production du commun ». Si le credo dominant affirme une « continuité de nature entre le vivant et les artefacts numériques » dans un monde sans altérité, le déploiement du commun « n’ira pas jusqu’à la production d’un nouvel universel qui unirait la vache sur le chemin de l’abattoir avec le boucher » : « au plus haut de l’expression idéologique du fonctionnement, c’est l’existence même qui devient résistance »...
Il semblerait qu’il subsisterait comme un défaut de serrage dans les boulons de la machination marchande et numérique : « Les réels et les corps s’entêtent à résister à la croyance algorithmique, à l’expansion globalisée de la technologie » - et aux chimères de la « dématérialisation »...
Accomplir le « devenir propre à l’existence » suppose de renoncer à bien des chimères. Dont celle d’une existence individuelle coupée de sa réalité, de cet essentiel qui nous constitue. Et de l’illusion d’un ego qui entrave chacun en tant qu’ « instance de participation du commun » : « Toute augmentation de ma puissance d’agir diminue mon identité individuelle ».
Et s’il suffisait d’« expérimenter la vie comme un parcours par la multiplication des expériences concrètes qui nous lient au commun » ? Quand bien même l’espèce présumée pensante aurait perdu toute foi dans les « lendemains qui chantent », avons-nous encore la capacité à imaginer des « structures éphémères qui seront en mesure de soutenir un désir émancipateur sans devenir bureaucratiquement leur propre fin » ? Si la vie « dans toutes ses dimensions est sa propre fin » alors que la technique « tend à s’absolutiser », l’humanité ne doit jamais jamais perdre son nord magnétique. La technique ne reste qu’un moyen au service d’une toute autre finalité que la « production » de machines et de chimères hors sol à l’infini, en une délirante dystopie anti-« écologiste » décrétée en but suprême. Pour l’heure, l’on ne peut que constater « le caractère résolument nihiliste de ce mouvement », lorsque les ingénieurs et les « gestionnaires » investissent les écoles et les hôpitaux dont les médecins ont été « remplacés par des horlogers » : « le moyen devient sans objet, dessinant ainsi une trajectoire vers le vide »...
Précisément, le vide, Mars ou Sirius ne sauraient être une destination viable pour une espèce confinée sur une planète en danger et persistant à s’attenter contre elle-même. De même, une véritable compréhension « augmentée » de l’humain ne saurait se réduire à son « augmentation » techniciste dans la rupture anthropologique en cours. Le « champ biologique », loin de se laisser laminer en champ de silicolonisation purement statistique, soluble dans « le marché », a encore bien des possibles à expérimenter, aux antipodes d’un devenir machine proclamé par une fabrique d’ignorance en surchauffe : « Dans sa fonction de réel, le vivant ne peut que dire « non »...
Plus que jamais, la pérennité du vivant, incarné en l’humain (l'hum'Un ?), tient à sa « puissance d’agir » qui s’ « augmente » et se multiplie en s’échangeant par une reconnexion tant avec les forces vitales à l’oeuvre qu’avec ses racines fondamentales et son aptitude à toucher poétiquement. Mais le « temps est compté », au vu de la vitesse de détérioration de la planète – et ce pari poétique peut être perdu, compte tenu de la vélocité du trou noir aspirant tout devenir...
Miguel Benasayag et Bastien Cany, Les nouvelles figures de l’agir – Penser et s’engager depuis le vivant, La Découverte, collection « Cahiers libres », 294 p., 19 €