Quand un village italien défia l’histoire : l’incroyable odyssée des Juifs de San Nicandro
Dans les collines arides des Pouilles, dans le sud de l'Italie, un village oublié, San Nicandro Garganico, a écrit une page d’histoire aussi improbable qu’émouvante. Au cœur du XXe siècle, sous le joug fasciste, une poignée de paysans illettrés, guidés par un visionnaire boiteux, Donato Manduzio, a embrassé le judaïsme, défiant les lois antisémites et les préjugés. Comment une telle métamorphose a-t-elle pu naître dans l’Italie de Mussolini ? Une épopée où foi, courage et quête de vérité se mêlent en un récit captivant.
Les racines d’un miracle : San Nicandro avant la conversion
San Nicandro Garganico, perché sur les hauteurs du Gargano, n’avait rien d’un lieu prédestiné à entrer dans l’histoire. Au début du XXe siècle, ce village des Pouilles, écrasé par la pauvreté, vivait au rythme des saisons et des prières catholiques. Les habitants, paysans pour la plupart, cultivaient olives et amandes, loin des tumultes du monde. L’illettrisme était la norme, l’éducation un luxe, et l’Église régnait en maître sur les âmes. Pourtant, sous cette apparente monotonie, une soif de sens couvait, incarnée par un homme : Donato Manduzio.
Manduzio, né en 1885 dans une famille de négociants en vin, n’était pas un paysan ordinaire. Enfant, il posait des questions qui dérangeaient le curé local, refusant les réponses toutes faites. Lors de sa communion, il commit l’impensable : il s’enfuit de l’église, incapable d’accepter un sacrement qu’il jugeait vide de sens. Cette rébellion précoce marqua le début d’une quête spirituelle qui allait bouleverser San Nicandro. La guerre de 1914-1918, où il fut blessé et apprit à lire, forgea davantage son caractère, lui offrant un accès aux textes qui changeraient sa vie.
Le contexte social du village joua un rôle clé. Dans les Pouilles, région déshéritée, les tensions entre paysans et propriétaires terriens alimentaient un sentiment d’injustice. L’arrivée des idées socialistes et des missionnaires protestants, distribuant des Bibles, fissura l’hégémonie catholique. San Nicandro devint un terreau fertile pour des idées nouvelles, même si personne n’aurait pu prédire la direction qu’elles prendraient. Manduzio, devenu une figure respectée – guérisseur, conteur, arbitre des conflits – incarnait cette aspiration à autre chose, un ailleurs spirituel encore indéfini.
Une révélation dans la nuit : la genèse de la conversion
Tout bascula en 1930, dans la nuit du 10 au 11 août. Donato Manduzio, alors âgé de 46 ans, fit un rêve étrange : un homme tenant une lanterne éteinte lui demandait de l’allumer. Quelques jours plus tard, un paysan lui offrit un exemplaire de l’Ancien Testament, fruit des efforts protestants pour évangéliser l’Italie. Pour Manduzio, ce fut une illumination. Plongé dans la Genèse, il découvrit Yahvé, un Dieu qu’il perçut comme juste et universel, loin des dogmes catholiques qu’il rejetait. Il nota dans son journal, qu’il commençait à tenir : "Ce livre est la vérité".
Persuadé que les Juifs avaient disparu depuis l’Antiquité, Manduzio se crut investi d’une mission divine : faire renaître le judaïsme. Il se compara à Moïse ou Abraham, figures qu’il admirait pour leur audace face à l’inconnu. Avec une ferveur contagieuse, il partagea sa découverte avec ses voisins. Bientôt, une trentaine de familles, séduites par sa vision, abandonnèrent le christianisme pour adopter les lois de la Torah, observant le shabbat et les fêtes juives. Ce judaïsme naissant, teinté de pratiques catholiques comme le "Notre Père" en latin, était imparfait mais sincère.
Le chemin ne fut pas sans obstacles. Les autorités locales, religieuses et civiles, voyaient d’un mauvais œil ce mouvement. Les villageois non convertis raillaient ces "fous" qui se prenaient pour des Hébreux. Pourtant, Manduzio tint bon, animé par ses visions et sa lecture assidue de la Bible. En 1931, un colporteur de passage révéla une vérité stupéfiante : les Juifs existaient encore, notamment à Rome. Cette nouvelle galvanisa le groupe, qui écrivit au grand rabbin Angelo Sacerdoti pour demander une conversion officielle. Le rabbin, méfiant, crut à une farce, mais les lettres insistantes de Manduzio finirent par le convaincre de leur sérieux.
Sous l’ombre du fascisme : un judaïsme clandestin
L’Italie des années 1930 n’était pas un lieu accueillant pour les Juifs. En 1938, Mussolini promulgua les lois raciales, interdisant aux Juifs l’accès à l’éducation, aux emplois publics et à la propriété. Pour les convertis de San Nicandro, déclarer leur foi devenait un acte de défi. Manduzio et ses disciples vivaient dans une semi-clandestinité, célébrant leurs rituels à l’abri des regards. Leur synagogue, une simple maison, devint un refuge où ils étudiaient la Torah, malgré leur ignorance de l’hébreu et des traditions rabbiniques.
En 1936, un émissaire du rabbinat romain visita San Nicandro. Impressionné par leur ferveur, il leur offrit des châles de prière et quelques enseignements, mais jugea leur préparation insuffisante pour une conversion formelle. Ce refus fut un coup dur pour Manduzio, qui y vit une épreuve divine. "Yahvé teste notre foi", écrivait-il. Le groupe redoubla d’efforts, apprenant par cœur des passages de l’Ancien Testament et adaptant les rituels à leur compréhension. Leur persévérance força l’admiration, même si elle attira l’hostilité des autorités fascistes, qui surveillaient leurs activités.
La Seconde Guerre mondiale apporta un tournant inattendu. En 1943, les Alliés débarquèrent dans le sud de l’Italie, et parmi eux, des soldats juifs de la brigade palestinienne, portant l’étoile de David sur leurs jeeps. Pour les convertis, ce fut une révélation : ils n’étaient pas seuls. Ils confectionnèrent un drapeau avec le Magen David et l’agitèrent avec fierté, accueillant ces "frères" qu’ils découvraient. Ce contact avec des Juifs "nés dans la Loi" renforça leur détermination à rejoindre la Terre promise, une idée qui germait dans l’esprit de Manduzio depuis des années.
Des âmes ordinaires, une foi extraordinaire
Au cœur de cette histoire, Donato Manduzio brille comme une figure prophétique. Estropié, autodidacte, il incarnait un paradoxe : un homme simple, presque analphabète jusqu’à l’âge adulte, devenu guide spirituel par la force de sa conviction. Son journal, rédigé avec une plume maladroite mais sincère, révèle un esprit tourmenté par des questions existentielles. Il se voyait comme un élu, chargé de ramener la lumière dans un monde plongé dans l’obscurité. Sa mort en 1948, juste avant l’alyah de ses disciples, ajoute une note tragique à son destin hors du commun.
Mais Manduzio n’était pas seul. Parmi les convertis, des figures émergent, comme Maria Gravina, une veuve qui trouva dans le judaïsme un sens à ses souffrances, ou Antonio Bonfitto, un jeune paysan dont la voix portait les prières du groupe. Ces hommes et femmes, souvent illettrés, partageaient une foi brute, dénuée d’artifice. Leur engagement, dans un contexte de persécution, témoigne d’un courage rare. Ils n’étaient pas des érudits, mais leur quête de vérité transcendait leur condition.
Le rôle des femmes fut particulièrement marquant. Dans un village patriarcal, elles prirent une place centrale, organisant les fêtes, enseignant aux enfants, et maintenant l’unité du groupe face aux doutes. Leur ténacité, souvent occultée par les récits centrés sur Manduzio, fut essentielle. Ensemble, ces paysans formèrent une communauté soudée, où chaque membre, du plus humble au plus fervent, contribua à écrire cette page d’histoire.
Une conversion au carrefour des mondes
La conversion de San Nicandro soulève des questions profondes sur l’identité et la foi. Pourquoi ces paysans, sans contact avec des Juifs, choisirent-ils une religion marginalisée dans l’Italie fasciste ? Pour certains historiens, comme Elena Cassin, leur démarche reflète un rejet du catholicisme oppressif, perçu comme l’outil des élites. Le judaïsme, avec son lien direct à la Bible, offrait une spiritualité plus égalitaire, où chaque croyant pouvait dialoguer avec Dieu sans intermédiaire.
Sur le plan social, cette conversion fut un acte de résistance. En adoptant une identité juive sous Mussolini, les convertis défiaient l’ordre établi. Leur mouvement, bien que discret, attira l’attention des sionistes italiens, qui virent en eux un symbole de renouveau. Pourtant, leur intégration dans le judaïsme officiel fut complexe. Le rabbinat, habitué à des conversions individuelles, peinait à comprendre ce phénomène collectif. Les convertis, de leur côté, revendiquaient une légitimité fondée sur leur foi, déclarant : "Nous suivons les lois données à Israël, même si nous ne sommes pas nés Juifs".
Enfin, cette histoire interroge la notion de diaspora. San Nicandro, sans passé juif, devint un microcosme où une communauté inventa sa propre judéité. Ce cas unique, comparé aux Subbotniks russes ou aux marranes, montre que le judaïsme peut renaître là où on ne l’attend pas. Les tensions entre tradition et innovation, entre acceptation et méfiance, firent de San Nicandro un laboratoire spirituel, dont les échos résonnent encore.
L'alyah et l’héritage
En 1946, après des années d’attente, une circoncision collective officialisa la conversion des hommes de San Nicandro. Ce rituel, organisé par les autorités rabbiniques italiennes, marqua leur entrée dans le peuple juif. En 1949, une trentaine d’entre eux entreprirent l’alyah, émigrant vers le jeune État d’Israël. La séparation fut déchirante : des familles se divisèrent, certains choisissant de rester fidèles au catholicisme. Les émigrants fondèrent le moshav Alma, en Galilée, où ils s’intégrèrent, mêlés à des Juifs tunisiens.
L’héritage des Juifs de San Nicandro est double. En Israël, leurs descendants, aujourd’hui assimilés, perpétuent une mémoire discrète de cette odyssée. À San Nicandro, une petite communauté de convertis resta, mais sans laisser de traces visibles – ni synagogue, ni musée. Leur histoire, pourtant, fascina le monde. Des ouvrages, comme celui d’Elena Cassin (San Nicandro, histoire d’une conversion), et des documentaires, tel Le Mystère de San Nicandro, firent connaître leur parcours, célébrant leur audace face à l’adversité.
Sur un plan plus large, San Nicandro rappelle que la foi peut transcender les frontières culturelles. Cette conversion, la seule de masse en Europe moderne, défie les récits traditionnels du judaïsme. Elle montre que l’identité juive, loin d’être figée, peut éclore dans les contextes les plus inattendus, portée par des âmes en quête d’absolu. Leur histoire, à la fois humble et grandiose, reste un hymne à la liberté de croire.