jeudi 19 décembre 2019 - par MUSAVULI

RD Congo : Les crimes de Beni et le mensonge d’État

Ni rebelles, ni islamistes, ni Ougandais, ni même ADF ! Telle est la déroutante réalité de la crise de Beni, dans l’est du Congo, marquée par des massacres à répétition des populations civiles. Des massacres qui, le 17 décembre 2019, avaient coûté la vie à 213 personnes en six semaines. La narration officielle, reprise en boucle par la presse depuis le début des évènements tragiques, en octobre 2014, consiste à présenter ces tueries comme le fait des « rebelles islamistes ougandais ADF ». Mais l’analyse des faits révèle qu’il n’y a rien de vrai dans cette narration, et c’est ce que nous allons tenter de clarifier dans la suite de ces lignes, en revenant sur chacun des concepts et acronyme utilisés :

« rebelle », « islamiste », « ougandais », « ADF ».

1. « Rebelles »

Une rébellion est un mouvement politico-militaire des citoyens d’un pays qui se battent contre le gouvernement de leur pays. Les rebelles affichent des revendications politiques claires, ont des porte-paroles et des chefs politiques et militaires plus ou moins connus. Sur le plan militaire, la stratégie des rébellions en Afrique est que les forces combattantes opèrent à partir du territoire d’un pays frontalier qui sert de base-arrière et de zone de repli stratégique.

À Beni, les « présumés ADF » ne peuvent pas être considérés comme des "rebelles" parce qu’ils ne mènent aucune attaque contre leur pays supposé, l’Ouganda. Ils s’attaquent aux populations congolaises, ce qui est totalement en contradiction avec la philosophie d’une rébellion classique. Ils n’ont évidemment aucune base de repli en Ouganda, un pays contre lequel ils sont supposés être en guerre. Ils ont leurs bases de repli et leurs ravitaillement à l’intérieur du territoire de la RDC et se procurent armes et munitions à partir des stocks des FARDC, l’armée gouvernementale congolaise. Enfin, les « présumés ADF » à Beni n’ont ni porte-parole, ni dirigeants politico-militaires connus. Après chaque attaque, ce sont les autorités congolaises et la MONUSCO qui passent dans les médias pour parler à leur place, et expliquer le mobile de l’action militaire menée, ce qui est inconcevable pour tout mouvement armé. Une rébellion ne laisse pas aux autres le privilège de parler à son nom et prend le soin de démentir les crimes qui lui sont attribués. À Beni, les « présumés ADF » n’ont jamais, ni revendiqué, ni démenti les attaques qui leur sont attribuées.

Parler de « rebelles » est ainsi inapproprié dans le cas des tueurs de Beni. 

2. « Islamistes »

Les mouvements islamistes sont des organisations radicales qui prônent la primauté des lois religieuses et une conversion forcée de la société à un mode de vie conforme à leur conception de l’islam. Les mouvements islamistes prospèrent dans des pays à forte concentration des masses populaires musulmanes frustrées et en conflit avec les pouvoirs publics. À Beni, les musulmans sont à peine visibles, environ 2% seulement de la population, et n’ont jamais porté de revendications politiques contre les autorités. Il n’y a pas un seul imam radical connu au Congo et, lors des massacres, même des musulmans sont tués par les assaillants, comme en septembre 2018. Des musulmans qui revenaient de leur prière du soir, pourtant vêtus de leurs tuniques blanches, furent tués avec d’autres habitants du quartier, et ce n’était pas la première fois. À Beni, les tueurs ne font aucune distinction ni de religion, ni d’âge, ni de sexe.

Toujours sur le plan islamique, des témoins ont plusieurs fois vu les tueurs en train de boire de l’alcool et d’attraper des cochons des paysans pour les manger, y compris en pleine période de Ramadan. Des « islamistes », c’est-à-dire des musulmans radicalisés qui boivent de l’alcool et mangent des cochons en pleine période de Ramadan ?... D’ailleurs, ces « présumés ADF » n’ont jamais publié un seul document dans lequel ils revendiquent le caractère islamique à leurs actions. Ce sont les autorités qui parlent de « rebelles islamistes » à la place des concernés.

Comme pour le concept « rebelles », parler d’« islamistes » dans le cas des tueurs de Beni est aussi inapproprié.

3. « Ougandais »

Le récit officiel présente les tueurs comme des « rebelles ougandais » alors que les victimes et les témoins les décrivent comme des « hommes en uniformes FARDC s’exprimant en kinyarwanda », la langue du Rwanda, ou en kiswahili et en lingala avec un accent rwandais. Il n’existe aucun village à Beni dont les autochtones s’expriment en kinyarwanda ou en lingala. Les seules personnes qui s’expriment habituellement en kinyarwanda et en lingala à Beni sont les soldats rwandais versés dans les FARDC en application des mécanismes de brassage, de mixage et de régimentation, ainsi que leurs camarades en uniformes originaires des provinces de l’ouest de la RDC. La population de Beni s’exprime en kinande et en kiswahili avec un accent facilement identifiable. Quant aux ADF originels, le mouvement de Jamil Mukulu, ils s’exprimaient en luganda, la langue ougandaise, ou en kiswahili avec un accent ougandais.

Les « présumés ADF », actifs à Beni depuis octobre 2014, diffèrent ainsi des ADF originels aussi bien par leur mode opératoire (massacres des populations civiles) que par leur apparence physique. De plus, les autorités congolaises n’ont jamais présenté un groupe de prisonniers de guerre d’origine ougandaise, ni demandé à l’Ouganda d’identifier ses sujets faits prisonniers durant les opérations militaires à Beni. La nationalité « ougandaise » des tueurs de Beni n’est donc pas établie, ce qui est assez curieux pour des assaillants qui mènent des attaques meurtrières, parfois jusqu’à trois fois par semaine, depuis octobre 2014. Encore plus curieux dans un territoire où le gouvernement congolais a déployé une présence militaire massive, forte de 21.000 soldats[1] et 10 généraux[2]

Comme pour les concepts « rebelles » et « islamistes », celui d’« ougandais » n’est pas non plus approprié, ce qui coule de l’évidence. Une « rébellion ougandaise » n’est pas supposée avoir des griefs contre le Congo au point de justifier des attaques répétées contre sa population civile, sans mener une seule attaque contre l’Etat ougandais avec lequel elle est supposée être en guerre.

4. « ADF »

Le mouvement ADF (Allied Democratic Forces) fut une rébellion ougandaise fondée par les membres d’une secte islamique, le Tabligh, et qui établit ses bases dans l’est du Congo en 1995, en alliance avec une autre rébellion ougandaise, les NALU, d’où l’acronyme « ADF-NALU ». Mais la petite coalition rebelle fut rapidement noyée par les bouleversements géopolitiques. Un an seulement après son apparition, elle fut écrasée par l’invasion du Zaïre par les armées du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi soutenues par les Anglo-américains déterminés à chasser le président Mobutu du pouvoir. Ce furent les guerres de l’AFDL (1996-1997) et du RCD (1998-2003). Il ne resta des ADF-NALU qu’une poignée de maquisards plus préoccupés par leur survie individuelle que par la lutte armée pour renverser le pouvoir du président Museveni en Ouganda. En 2007, la branche NALU se retira de la coalition aux termes d’un accord de paix avec le gouvernement ougandais, et ses membres retournèrent en Ouganda. Il ne resta au Congo que les ADF qui, en avril 2014, furent vaincus militairement au bout d’une opération menée par le général Jean-Lucien Bahuma. Le chef des ADF, Jamil Mukulu, s’exila en Tanzanie où il fut arrêté, transféré en Ouganda et emprisonné depuis. Ses lieutenants furent tués au combat, d’autres disparurent dans la nature. Tous les territoires alors contrôlés par les ADF passèrent, depuis, sous contrôle des FARDC et de la MONUSCO.

Depuis avril 2014, les ADF n’existent plus en tant que force militaire organisée. Les tueurs de Beni, qui furent leur apparition en octobre 2014, et que les autorités ont qualifiés de « présumés ADF », n’ont rien à voir avec les ADF originels qui étaient bien connus, ainsi que leurs chefs. Il est donc inapproprié de qualifier les tueurs de Beni d’« ADF », encore moins de « ADF-NALU », un mouvement qui était parfaitement connu, contrairement aux « présumés ADF » actuels qui n’ont rien à voir avec les ADF originels.

Conclusion

La question qui se pose, dès lors, est de savoir quelles sont les motivations profondes des acteurs politiques qui véhiculent la narration officielle en contradiction avec la réalité[3]. Pourquoi s’acharne-t-on à attribuer les massacres de Beni à un ennemi, les ADF, qui n’existent plus en tant que force militaire organisée ? La réponse est peut-être à rechercher dans cette sagesse du sénateur américain Hiram Warren Johnson[4] : « Quand une guerre éclate, la première victime c’est toujours la vérité ». Reste à savoir contre qui la guerre de Beni est menée, sachant que l’ennemi officiellement désigné n’est ni « rebelle », ni « islamiste », ni « ougandais », ni même « ADF », pendant que les populations civiles sont atrocement tuées par des individus dont la description, par les témoins et les survivants, ne correspond nullement à la narration officielle.

Boniface MUSAVULI

 

[1] Jean-Jacques Wondo, « L’armée rwandaise en cours de réoccupation de l’Est de la RDC ? », https://desc-wondo.org/larmee-rwandaise-en-cours-de-reoccupation-de-lest-de-la-rdc-jean-jacques-wondo/

[2] « … dix généraux FARDC déployés à Beni (…) Deux de la 3ème zone de défense, deux à la tête des opérations Sokola 1, deux autres à la tête de la 32ème brigade des unités de réaction rapide pendant qu’un dirige la 31ème brigade des unités commandos. Trois généraux, respectivement de la base logistique, du corps de génie militaire et de la force navale… ». https://desc-wondo.org/loffensive-militaire-baclee-menee-par-les-fardc-a-lest-de-la-rdc-tourne-au-desastre-jj-wondo/

[3] Le chercheur américain Daniel Fahey, ancien coordinateur du Groupe d’experts de l’ONU sur la RDC, a révélé l’identité de l’homme à l’origine de la narration officielle sur les ADF. C’est un sujet ougandais du nom d’Adrien Muhumuza qui se fit passer pour un transfuge des ADF, et qui confiant une série d’informations mensongères aux agents de la MONUSCO. Dans son article de juin 2016, intitulé « Mr. X., L’homme qui a floué l’ONU », Daniel Fahey révèle, entre autres, que la crédibilité de « Mr. X » fut définitivement ruinée après qu’il ne put même pas reconnaître la photo de Jamil Mukulu, le chef des ADF, que l’auteur lui présenta. Mais cela lui importait peu puisque, depuis, l’homme est pris en charge par l’État congolais qui lui a attribué le grade de « colonel » dans la hiérarchie des FARDC, malgré le fait qu’il soit, de plus, un sujet ougandais. Cf. D. Fahey, “Congo’s “Mr. X” - The Man who Fooled the UN”, http://wpj.dukejournals.org/content/33/2/91.abstract.

[4] Hiram Warren Johnson (1866-1945).



1 réactions


  • bebert bebert 20 décembre 2019 15:12

    Vous affirmez À Beni, les musulmans sont à peine visibles, environ 2% seulement de la population, et n’ont jamais porté de revendications politiques contre les autorités. Bien sûr ils sont tous en Europe ou ils ne se privent pas de faire des revendications religieuses...


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