mercredi 20 avril 2011 - par
Sortir « La Cigale et la Fourmi » avec La Fontaine de la guimauve scolastique…
Des médias ciblent à l’approche du Baccalauréat les lycéens pour tenter d’en faire des lecteurs ou des auditeurs. Le journal Le Monde prétend leur offrir une documentation exemplaire pour les préparer à l’examen. Sur France Culture, c’est une émission animée par Raphaël Enthoven, « Les nouveaux chemins de la connaissance », qui propose carrément, entre 10 heures et 11 heures, des corrigés de dissertations philosophiques au cours d’une conversation simulée avec un professeur de philosophie invité.
On y barbote dans la culture scolastique qui est à la culture ce que les conserves sont à la gastronomie : répétitions, compilations, stéréotypes, citations et réflexe de soumission aveugle à l’autorité en sont les ingrédients structurels dans une « continue et sublime récapitulation » selon le mot du révérend Jorge, ce moine fou et aveugle aux yeux blancs, qui conduit son monastère au désastre dans « Le nom de la rose », livre d’Umberto Eco, auquel Jean-Jacques Annaud en 1986 a donné une merveilleuse transposition cinématographique.
1- La morale traditionnelle indigente de « La Cigale et la Fourmi »
Mercredi 13 avril dernier, R. Enthoven et son professeur de Philosophie dissertaient sur une variante du « Carpe diem » d’Horace : « Vivre l’instant présent, est-ce une règle de vie satisfaisante ? » Voilà au moins un sujet qui ne se démode pas ! En revanche, la manière de le traiter était des plus conventionnelles, comme il sied à la culture scolastique. Les deux philosophes scolaires n’ont pu s’empêcher d’aller chercher comme exemple de cet art de vivre l’instant présent et de l’insouciance de l’avenir qu’il peut impliquer, la fable de La Fontaine, « La Cigale et la Fourmi » (2).
Une fois de plus, dans la bonne tradition scolastique d’une lecture insipide des « Fables » de La Fontaine, cette fable était présentée comme l’illustration de la frivolité qui « perd de vue un futur qu’il convient parfois de préparer un tant soit peu » si l’on ne veut pas pas s’exposer aux déconvenues de l’imprévoyance : « On voit, disait le professeur invité, la situation de cette cigale qui a vécu l’instant présent, qui a chanté tout l’été, et qui tout à coup est confrontée à un nouveau présent qui est nettement moins rose que le précédent. »
Sans doute, depuis longtemps, a-t-on cru pouvoir tirer de cette fable cette leçon traditionnelle de gros bons sens, d’autant qu’elle est empruntée à Ésope : « Cette fable montre, écrit-il, qu’en toute affaire, il faut se garder de la négligence si l’on veut éviter le chagrin et les dangers. »
2- Une morale non explicitée par La Fontaine
Mais est-ce bien la morale que La Fontaine a souhaité tirer de cette fable ? À dire vrai, on n’en sait rien pour la bonne raison qu’il s’est gardé de la formuler lui-même : « La Cigale et la Fourmi » ne comporte pas de morale explicite.
On est, en revanche, tenté de se demander si une morale aussi banale la désignait pour ouvrir le recueil de ses 250 fables. Et, dans ce cas, en ne formulant pas la morale explicite qu’il trouvait pourtant toute prête chez Ésope, La Fontaine n’a-t-il pas laissé le soin à son lecteur d’en déduire une autre plus subtile qui intéressât l’ensemble du recueil ? Laquelle alors ?
Il faut tout simplement apprendre à lire les fables comme une réflexion d’ensemble menée par La Fontaine sur la relation d’information, même si le mot n’est pas à la mode à son époque. Les fables mettent aux prises des personnages qui s’aiment moins qu’ils ne se combattent, se jalousent, se trompent ou se tuent : elles livrent, chacune, un cas d’espèce illustrant la relation d’information. Et il importe donc de les confronter entre elles : leur signification s’en éclaire.
3- Une morale de « la Cigale et la Fourmi » autrement plus riche
« La Cigale et la Fourmi » est ainsi immédiatement éclairée par la seconde fable du recueil, « Le Corbeau et le Renard ». Pour peu qu’on y prête attention, on remarque que Cigale et Renard sont dans la même situation : tous deux ont faim et se conduisent en parasites, comptant sur autrui pour se rassasier. Mais leurs méthodes diffèrent pour parvenir à leurs « fins », elles sont même diamétralement opposées : l’une n’obtient pas ce qu’elle réclame quand l’autre obtient ce qu’il ne demande surtout pas. Le Renard use du leurre de la flatterie qui conduit le Corbeau, sous l’emprise d’un réflexe d’amour-propre excessif et de vanité, habilement stimulé,à oublier qu’ouvrir son bec pour chanter implique de devoir lâcher le fromage qu’il tient.
La Cigale n’use, au contraire, d’aucun leurre. Elle aurait pu pourtant agir comme le Lion de la fable « Le Lion malade et le Renard » (VI, 14). Souffrant et donc dans l’incapacité de courir après ses proies, le roi des animaux les attire dans sa caverne en jouant du leurre d’appel humanitaire et de l’argument d’autorité : malade, leur fait-il annoncer, il aimerait que ses sujets viennent lui rendre visite. Seuls les Renards se méfient et ne répondent pas à l’invitation : interrogé, l’un d’eux répond que toutes les empreintes de pas sont orientées vers la caverne : « Je vois bien comme l’on entre, en conclut-il, / Mais ne vois pas comme on en sort. »
La Cigale n’aurait-elle pas pu répondre à la Fourmi qui l’interroge sur la cause de son dénuement, par un semblable leurre d’appel humanitaire ? « Au temps chaud, j’étais souffrante, nuit et jour, à ne pouvoir rien faire. » Non, honnête et naïve, elle révèle, sans penser à mal et sans détour, son insouciance estivale du lendemain : la Fourmi lui claque la porte au nez.
Est-il si difficile maintenant de tirer la leçon de cette relation d’information ? Quelle méthode est donc plus efficace pour parvenir à ses fins : la franchise et l’honnêteté de la Cigale ou les leurres du Renard et du Lion ? La Fontaine pouvait-il mieux illustrer le principe fondamental régissant la relation d’information dont ses 250 fables sont autant de cas d’espèce ; « Nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire » (1) ? C’est pour n’en avoir pas tenu compte que la Cigale n’obtient pas ce qu’elle demande.
Les « Fables » de La Fontaine serait-elles alors une école de cynisme ? Non, mais une incomparable école d’information, à condition de les sortir de la guimauve ou de la naphtaline ! On est bien loin des fadaises du savoir scolastique dispensé par R. Enthoven et son professeur invité qui ont resservi, comme la tambouille d’une conserve réchauffée, une lecture indigente d’une des fables les plus lucides de La Fontaine et placée par ses soins sans doute à dessein en tête de son recueil. Le comble est que R. Enthoven a jugé bon d’associer à son enseignement scolastique la musique du film « Le cercle des poètes disparus » de Peter Weir (1989) : elle éclate, on s’en souvient, lorsqu’à la fin, les élèves grimpent sur leur pupitres et saluent leur professeur renvoyé pour ses méthodes originales ; elles leur ont appris à se libérer de la scolastique, y compris en déchirant les pages d’un manuel imbécile tant prisé du directeur qui assiste atterré à la scène. Or, n'est-il pas paradoxal de voir R. Enthoven et son invité applaudir à ce coup d’éclat des élèves ? Par leur lecture scolastique de La Fontaine, à qui ressemblent-ils : au professeur chassé ou au directeur qui le chasse ? Paul Villach
(1) Cette analyse est inspirée d’un livre à paraître aux éditions Golias, Lyon-Villeurbanne, « Les fables de La Fontaine, une école de l’information ».
(2) Extraits de « Les Nouveaux chemins de la connaissance », Raphaël Enthoven, 13.04.2011 - 10:00 - Bac Philo (1ère semaine) « Vivre l'instant présent, est-ce une règle de vie satisfaisante ? »
« David Lebreton, professeur de philosophie au Lycée Rabelais de Chinon .- (…) Cette première idée de vivre l’instant présent pose un sérieux problème. Dans l’insouciance que l’on se propose quand on se propose de vivre l’instant présent, y a quelque chose de presque coupable, de calamiteux, quelque chose de l’ordre d’une frivolité dont il faut vraiment se méfier
Raphaël Enthoven .- Alors, est-ce qu’il faut s’en méfier, parce qu’une certaine morale nous indiquerait qu’il est mal de le faire, ou il faut s’en méfier parce que justement les conséquences de l’insouciance comme l’hiver ou la bise pour la cigale impécunieuse sont à redouter. Qu’est-ce qui nous invite à nous en méfier : est-ce une condamnation morale ou est-ce un conséquentialisme qui fait le calcul des effets de notre insouciance ?
David Lebreton .- (…) À trop vivre l’instant présent, on perd de vue un futur qu’il convient parfois de préparer un tant soit peu. Parce que ce futur, même s’il est loin d’être sûr, même si on peut toujours affirmer qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait, il arrive quand même que demain soit là et qu’il faille le vivre. Et il ne faudrait pas avoir vécu l’instant présent et s’être privé de tous les moyens de vivre l’instant à venir
Raphaël Enthoven .- Est-ce à dire que l’autre nom de vivre l’instant présent tel que vous l’entendez, c’est « après moi le déluge ! »
David Lebreton .- Un petit peu. Et c’est ce que met en évidence, pour allez piocher dans les souvenirs d’enfance des auditeurs et des bacheliers notamment, c’est ce que met en évidence la fable de La Fontaine, « La Cigale et la Fourmi ». On voit la situation de cette cigale qui a vécu l’instant présent, qui a chanté tout l’été, et qui tout à coup est confrontée à un nouveau présent qui est nettement moins rose que le précédent »