mardi 24 décembre 2013 - par Taverne

Tentative d’article sur deux films de Godard

"Masculin féminin" et "Deux ou trois choses que je sais d'elle" sont des films jumeaux. Dans ce couple de films, on peut dire que le premier est masculin et le second féminin. Cela se ressent dans le choix du casting et des sujets. Les deux films sont modernes et précurseurs mais aussi annonciateurs des évolutions de la société. Godard a déclaré à propos de "Deux ou trois choses que je sais d'elle" qu'il s'agit d'une "tentative de film". "Mes films sont des essais". C'est aussi la démarche de cet article qui se veut un essai sur deux films cultes de Jean-Luc Godard.

"Masculin féminin", sorti en 1965, est en noir et blanc. "Deux ou trois choses que je sais d'elle", deux ans plus tard, est en couleurs. Cette différence n'est pas négligeable compte tenu du traitement des images et des couleurs dans "Deux ou trois choses que je sais d'elle". En dehors de cette différence notable, les deux films ont des points communs. Par ailleurs, ils se complètent comme se complètent mâle et femelle dans un couple. C'est l'objet de cet essai de le démontrer...

- Une source commune : Maupassant

Pour "Masculin féminin", Godard s'était inspiré au départ d'une nouvelle de Maupassant "La femme de Paul", dans laquelle un jeune homme de bonne famille tombe amoureux d'une jeune fille qui n'est pas de son milieu et qui ne partage pas ses valeurs. Mais elle est attirée par un trio de lesbiennes. Paul se suicidera après l'avoir surprise enlacée avec une autre fille. Le film n'a plus grand chose à voir avec la nouvelle. Il se situe dans le Paris urbain et non sur les bords de Seine. Paul ne s'y suicide pas ; il fait une chute mortelle. De plus, Godard, épris de libertinage, veut panacher l'histoire avec une autre nouvelle de Maupassant, "Signe", afin d'y intégrer le thème de la prostitution. Finalement, celle-ci sera peu présente dans le film.

Pour "Deux ou trois choses que je sais d'elle", le sujet est la prostitution occasionnelle. Ce sujet est directement tiré de "Signe" de Maupassant. Au début, Godard avait pour projet un film qui se serait appelé "Le sourire". Dans la nouvelle "Le signe", une grande bourgeoise voit le manège d'une prostituée et décide, par jeu et par défi, de faire un signe à des inconnus. Dans l'adaptation de Godard, le signe est remplacé par un regard appuyé de Marina Vlady à un client dans un café.

- La complémentarité féminin-masculin des deux films

"Masculin féminin" est masculin avant tout. Par le choix de l'interprète principal d'abord, Jean-Pierre Léaud, un archétype du cinéma de François Truffaut. Léaud vient avec un peu du personnage Doinel. C'est assumé. D'ailleurs, dans la scène de la sortie des studios d'enregistrements, Paul commande une voiture par téléphone au ministère de la Guerre en disant "le général Doinel s'impatiente". Voir vidéo. Par les sujets traités ensuite : le service militaire, la guerre, la politique dans les années 60 (un domaine à l'époque réservé aux hommes). Par les plaisanteries de potache qui émaillent le film, comme la blague de la Dame aux camélias voir vidéo. Cette vulgarité bien masculine ressort aussi chez Léaud dans la scène où il s'apprête à entrer dans le grand lit avec Madeleine et Elisabeth. Il se gratte les testicules, puis hurle qu'il n'y a plus de papier dans "les chiottes". Voir vidéo. De manière générale, le langage est grossièrement viril : on ne fait pas l'amour, on "baise". "Masculin féminin" est donc principalement marqué par la virilité, le machisme. Ce caractère marqué n'est même pas atténué par la présence de Brigitte Bardot, incarnation de la féminité des années 60. Elle n'apparaît que de façon fugace et sous la domination d'un homme qui lui dicte son texte.

"Deux ou trois choses que je sais d'elle" est un film féminin. On pourrait se contenter de relever le mot "elle" du titre auquel tout se rapporte. Quelques observations complémentaires s'imposent néanmoins. D'abord qui est "Elle" ? La bande son répond sur ce point : "Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’elle. Elle, la cruauté du néo-capitalisme. Elle, la prostitution. Elle, la région parisienne. Elle, la salle de bains que n’ont pas 70% des Français. Elle, la terrible loi des grands ensembles. Elle, la physique de l’amour. Elle, la vie d’aujourd’hui". "Elle", c'est Paris ou plus exactement la banlieue des grands ensembles, elle c'est Marina Vlady actrice et son personnage en même temps : Juliette Jeanson...On notera que le caractère féminin du film est renforcé par l'absence de premier rôle masculin donnant la réplique à Marina Vlady. Les hommes n'y figurent que comme clients de prostitués ou sous la forme ridicule du duo Bouvard - Pécuchet. Enfin, les couleurs viennent donner la touche finale à cette dominante féminine. La couleur permet de mieux différencier la teinte des chevelures féminines. La sexualité y est beaucoup mise en scène plus qu'assouvie de façon précipitée, ce qui relève d'un tempérament du film plus féminin que masculin.

Après avoir vu comment les deux films se complètent comme dans un couple - le film masculin noir et blanc avec Doinel dedans et le film féminin châtoyant de couleur - Paris centre dans l'un, Paris périphérie dans l'autre, nous allons les examiner séparément.

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Masculin féminin (1965)  : la société du tout express

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Contexte : nous sommes en décembre 1965, entre deux tours des élections présidentielles : De Gaulle contre à Mitterrand. Godard a clos un cycle avec "Pierrot le fou" et a tourné la page de sa jeunesse, celle d'après-guerre. Pour incarner la nouvelle jeunesse, il recrute Jean-Pierre Léaud, Chantal Goya...Le premier joue Paul qui vient tout juste de fêter ses 21 ans. Il est donc en âge de voter (la majorité civile alors est à 21 ans). Militant actif, il colle des affiches, et tague des murs (ainsi qu'une voiture américaine : "paix au Vietnam"). Chantal Goya joue Madeleine, une bourgeoise qui veut devenir chanteuse yé-yé.

Dans ce film, il n'y a pas que le café qui est express. Tout semble express voire automatique. Plusieurs scènes montrent en un temps rapproché un monde automatique : le photomaton, la cabine d'enregistrement de disque, la laverie automatique...Il y a même un suicide-minute quand un homme se plante un couteau dans le ventre. On ne voit pas de sang. On n'en saura pas plus. Nous assistons aussi à des scènes de crimes express, sorte de happenings macabres non explicités. Dans ce film à dominante masculine, l'amour express a pris le dessus, pour satisfaire le désir immédiat de l'homme. Les prostituées se sont adaptées à ce besoin de satisfaction rapide. L'une d'elle exhibe ses seins à Paul dans le photomaton. Dans cette société du tout express, l'appât du gain express par la voie de la prostitution est logique.

Pour ce qui est des scènes sanglantes (façon de dire puisqu'on ne voit pas la moindre goutte de sang), elles surgissent comme en écho des coups de feu qui résonnent lors des intertitres. Elles ne sont expliquées ni par les protagonistes de l'histoire ni par le metteur en scène. A la laverie, quand Paul raconte une chose qui vient de lui arriver, ce n'est pas le suicide auquel il a assisté qu'il relate mais un fait imaginaire. Le suicide, tout comme les deux crimes se produisent et l'histoire continue comme si rien ne s'était passé. On tourne la page de façon express. Comme si le metteur en scène voulait nous dire que les évènements se produisent et qu'on n'a pas de temps à perdre à en chercher le sens dans une société où tout va très vite. On serait bien en peine de le faire d'ailleurs : d'un côté, les crimes ne semblent absolument pas prémédités mais de l'autre, ils sont commis par deux femmes qui possèdent un pistolet, ce qui plaide en faveur de la préméditation. Sans autres éléments de connaisssance, le spectateur est obligé d'abdiquer toute tentative de compréhension du geste.

Mais peut-être est-ce à cause de la société moderne que les individus sont contraints d'agir de manière rapide et improvisée. Sur le pas de la porte, par exemple. C'est ainsi, qu'à la sortie d'un café, Paul fait sa demande express en mariage à Madeleine : les gens l'ont empêché de la faire avant par leurs bavardages incessants...

Madeleine enregistre des chansons express, dans le style yéyé de l'époque : paroles vite troussées sur des de musiques peu élaborées.

"Les enfants de Marx et de Coca Cola". Dans ce contexte, comment s'étonner que la pensée auss se réduit à un mixage express d'un peu de tout ? Les jeunes sont, selon Godard, "les enfants de Marx et de Coca Cola". Il existe pourtant des guides mais on passe très vite ici sur leur rôle important. Aisni, à la laverie, Robert parle à Paul de Bob Dylan. Paul dit qu'il ne le connaît pas. Robert résume en une expression lapidaire l'artiste et son action : c'est : un "vietnick" (de beatnik et de Vietnam).

Enfin, le film est une enquête express. Pas une étude sociologique approfondie, mais une rapide enquête sous formes d'interviews. Les acteurs s'interrogent comme dans une interview. En-dehors même de toute interview, ils parlent comme pour renseigner un enquêteur : voir vidéo du monologue de Madeleine dans son appartement.

Dans le film, Paul participe lui-même à des enquêtes pour le compte de l'lIFOP. Il se rend compte que la manière de poser les questions induit en partie les réponses. Voir vidéo. On peut constater cet effet dans son interview de Miss 19 ans (vidéo).

Godard utilise la méthode des entretiens croisés : c'est lui-même qui interroge les personnages les uns après les autres, puis, il fait un montage de champs-contrechamps pour constituer des dialogues. Les questions seront posées aux acteurs directement par le réalisateur, grâce à une oreillette, tandis que le script ne sera dévoilé qu’en quelques phrases. Sûrement la raison pour laquelle les acteurs principaux, presque face caméra, ont un jeu si minimal, voire peu assuré. L’anecdote est rapportée par Chantal Goya. Par le biais du tournage, Godard enquête sur une jeunesse à laquelle il n'appartient déjà plus, qui n'est plus la jeunesse de l'immédiat après-guerre. C'est plus qu'un film sur la jeunesse, un film avec la jeunesse. Godard dit : "même conditionnés, ils gardent l'innocence dans leur conditionnement, ils n'ont pas peur d'être jugés - en mal ou en bien - ils ne sont ni hypocrites ni lâches."

Le film dans le film : hommage à Ingmar Bergman. L'admiration de Godard pour Bergman se retrouve dans un "film dans le film" qui est comme un remake du Silence, film dans lequel un femme ramène à l'hôtel un homme auquel elle se donne sous les yeux de son petit garçon qui observe par le trou de la serrure. Pour tourner ce petit film, Godard a fait appel à un véritable acteur de Bergman, Birger Malmsten. La scène du cinéma est une scène clé. Paul dispute à sa rivale une place près de Madeleine. Il se rue dans la cabine du projectionniste pour l'admonester parce que le film n'est pas projeté dans le format réglementaire. Voir la scène du cinéma.

Autres liens vidéos : scène du dancing // Le lit à trois // Graffiti // Scène du sucre (Robert demande du sucre à une jeune fille pour frôler son sein avec son coude).

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Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967)

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Pressé par un producteur, Godard réalise en même temps "Deux ou trois choses que je sais d'elle" et "Made in USA", un film assez bâclé. Mais le film jumeau est Masculin féminin. Comme "Masculin féminin", ce film est une enquête. C'est d'ailleurs un reportage sur la prostitution occasionnelle parue dans le Nouvel Observateur du 23 mars 1966 qui a joué le rôle de déclic chez Godard. Certaines phrases de l'enquête sont reprises telles quelles par Godard qui emprunte aussi à l'article le personnage du vieux qui troque l'usage de son appartement avec des prostituées. Dans ce film enquête, le cinéaste essaie de connaître un peu plus que ces "deux ou trois choses" qu'il sait d"elle".

S'agissant d'une enquête, la réflexion du spectateur est sollicitée. D'emblée, le film dérange pour obliger le spectateur à s'extraire de son confort habituel et à rester attentif. Le film n'a pas de générique. La bande-son fait alterner les chuchotements de la voix off et le vacarme agressif des bruits de la ville. La construction du film s'apparente à l'art fdu collage, à l'art publicitaire. Le film annonce que le monde ne sera plus qu'images. Les images publicitaires abondent.

L'histoire. Juliette Janson (Marina Vlady) vit dans l'un de ces grands ensembles de la périphérie parisienne. Mariée, un enfant. Avec la complicité de son amie Marianne, Juliette profite des après-midi sans sa petite famille pour se prostituer occasionnellement dans les hôtels du quartier de l'Étoile, mais aussi dans des appartements d'H.L.M.

Pour Godard, "Deux ou trois choses que je sais d'elle" est une "tentative de film". "Mes films sont des essais" (au sens essayiste).

Godard, en héritier de Rossellini, n'affectionne pas les morceaux de bravoure. Deux exceptions ici : la plongée dans la tasse de café (voir vidéo), la visite au garage (voir vidéo). Pour cette seconde scène, Godard désassemble et réassemble les éléments pour les soumettre à la logique de ses sensations pures. Construction selon Godard : description objective puis description subjective (sentiments) puis recherche d'un certain sentiment d'ensemble ou structure. Enfin, la vie, symbiose totale.

Comme Rossellini, Godard montre la vérité sans misérabilisme ni regard moralisateur. Comme Rossellini, il ne fait pas un scénario très solide ; il juxtapose des faits. Alors que dans "Allemagne année zéro" de Rossellini, le gamin a recours à des combines pour sa survie et celle de sa famille, ici la jeune femme a recours à la prostitution pour s'offrir le superflu dont on lui vante les mérites sur les panneaux publicitaires.

A travers le portrait de cette jeune mère de famille, c'est le portrait de la société tout entière que fait Godard. Pour Godard, nous sommes tous les prostitués des publicistes. Aujourd'hui, on fait un métier par contrainte pour accéder à un statut matériel et social. Pour Godard, la prostitution est donc normale. Transplantées dans de grands ensembles inhumains et loin de tout, lieux habitables mais non vivables, cernés par des panneaux publicitaires géants, les familles n'ont qu'une envie, consommer pour se sentir vivre. L'urbanisme au service du consumérisme, lequel incite à la prostitution sous toutes ses formes.

Ce qui intéresse Godard, c'est le moment du basculement, quand la femme choisit de franchir le pas vers la prostitution. Quels sont les changements que cela provoque dans une conscience ? Voir aussi "Vivre sa vie" et "Sauve qui peut la vie". Godard ne montre pas les plans dégradants pour l'actrice, juste des plans où l'on voit des clients mettre en scène leurs fantasmes et non occupés à les réaliser. La satisfaction sexuelle est secondaire par rapport à la recherche de la mise en scène.

La prostitution est aussi pour lui la métaphore du rapport metteur acteur-metteur en scène.
 



7 réactions


  • Fergus Fergus 24 décembre 2013 09:51

    Bonjour, Taverne.

    Cela fait une éternité que je n’ai pas revu ces films, et j’avoue que je serais assez curieux de les visionner à nouveau pour savoir si je suis définitivement coupé de Godard.

    J’ai pourtant bien aimé les films de ce réalisateur quand j’étais jeune, mais ils me laissent désormais de marbre si j’en juge par « A bout de souffle » et surtout « Pierrot le fou » que j’ai revus récemment.

    Passe encore pour le premier, terriblement daté et vieilli, mis à part la charmante Jean Seberg, mais le deuxième me paraît désormais affligeant de vacuité et terriblement mal joué par les acteurs. A mes yeux, un océan sépare maintenant ces films de leurs contemporains italiens qui, eux, ont gardé force et crédibilité quand les de Godard sont devenus des sujets de moquerie.

    Joyeux Noël !


    • Taverne Taverne 24 décembre 2013 11:30

      Salut Fergus ?

      Mal joué, Ah bon ? Je vais revisionner immédiatement « Pierrot le fou » que je n’ai pas vu depuis longtemps moi aussi et je donnerai mon avis ensuite.


    • Taverne Taverne 24 décembre 2013 13:28

      Bon Fergus, j’ai re-regardé Pierrot le fou. J’ai trouvé le film excellent de bout en bout. Bébel crève l’écran en pied nickelé. J’aime l’ensemble et les scènes cultes : « je m’ennuie qu’est-ce que je pourrai faire » d’Anna Karina, « ma ligne de chance, ta ligne de hanche » et Raymond Devos à la fin dans son numéro de fou.


    • Fergus Fergus 25 décembre 2013 10:17

      @ Taverne.

      Oui, Bebel est plutôt bon dans ce film. Oui, il y a quelques tirades mémorables. Mais que d’ennui le reste du temps, et des situations ou des personnages tellement caricaturaux que je ne peux plus, désormais, trouver un intérêt à ce genre de cinéma totalement dépassé à mes yeux. C’est pourquoi je ressens les films de Godard comme Covadonga : à regarder éventuellement un jour de tempête si l’on n’a vraiment rien d’autre à voir ou à faire.

      Mais ce n’est qu’un avis personnel, et ton opinion est tout aussi respectable.

      Bonne journée.


  • Fergus Fergus 24 décembre 2013 09:52

    Erratum : ... quand les films de Godard...


  • COVADONGA722 COVADONGA722 24 décembre 2013 16:18

    z’etes curieux Taverne le cinéma de Godart m’a toujours ennuyé ! mais pas votre article yep





    Nedeleg Laouen 

    asinus 


    • Taverne Taverne 24 décembre 2013 19:00

      Merci Covadonga.

      Au passage, ce n’est pas Godart comme God7emeArt mais Godard avec un dard pour piquer le vieux cinéma...


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