Thomas Piketty : « Ils ne savent à peu près rien… »
Voici ce qui fait immédiatement suite à la phrase précédente de Thomas Piketty :
« Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu, ce qui était le cas jusqu'au XIXe siècle et risque fort de redevenir la norme au XXIe siècle, le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. » (Idem, page 16.)
Ainsi, pour autant que la production se trouve renvoyée du côté d'un impénétrable brouillard, la question n'est plus que de savoir comment se répartir le gâteau. Pour peu que la méritocratie soit à peu près bien ordonnée, il sera permis aux postulants de venir réclamer, devant la bonne bourgeoisie, leur juste rétribution des efforts qu'ils font pour lui conserver sa place et ses capitaux, à condition que cette place ne morde pas trop sur la leur, et que ses capitaux suintent tout ce qu'ils doivent suinter de prébendes pour les rallié(e)s à sa cause.
Et ce serait donc cela qui "fonderait" nos sociétés démocratiques : c'est indéniable.
En 1774, Romans de Coppins avait eu le bon goût d'écrire :
« Depuis longtemps, on cherche la pierre philosophale : elle est trouvée, le travail. » (Cité par Michel J. Cuny - Françoise Petitdemange, Le feu sous la cendre, Éditions Cuny-Petitdemange 1986, page 111.)
De fil en aiguille, il était possible d'en arriver à penser que le travailleur lui-même était finalement la poule aux œufs d'or qu'il fallait bien se garder d'exploiter à mort. C'était un temps où la production n'était pas encore suffisamment pléthorique pour faire perdre le fil des exigences qui en fondaient le résultat.
Désormais, nous "répartissons"... L'exploitation, nous la laissons au spécialiste : le bourgeois. Et voilà que c'est lui qui est devenu la "poule aux œufs d'or"... Tout vient de sa main experte : c'est à lui que nous confions la rude tâche de mesurer nos "mérites" respectifs et très personnels... C'est ce qui s'appelle la démocratie méritocratique... Autrement dit : je t'y perds et je t'embrouille.
Or, Thomas Piketty - dont il faut redire que c'est la qualité de son travail d'analyse et le caractère démesuré du champ qu'il a entrepris de retourner comme seul un vrai pionnier peut le faire qui m'ont convaincu d'y regarder de plus près - nous montre les limites étroites dans lesquelles parvient à se glisser ce petit jeu de la méritocratie démocratique...
« Être économiste universitaire en France a un grand avantage : les économistes sont assez peu considérés au sein du monde intellectuel et universitaire, ainsi d'ailleurs que parmi les élites politiques et financières. Cela les oblige à abandonner leur mépris pour les autres disciplines, et leur prétention absurde à une scientificité supérieure, alors même qu'ils ne savent à peu près rien sur rien. C'est d'ailleurs le charme de la discipline, et des sciences sociales en général : on part de bas, de très bas parfois, et l'on peut donc espérer faire des progrès importants. En France, les économistes sont - je crois - un peu plus incités qu'aux États-Unis à tenter de convaincre leurs collègues historiens et sociologues, et plus généralement le monde extérieur, de l'intérêt de ce qu'ils font (ce qui n'est pas gagné). » (Thomas Piketty, op. cit., pages 63-64.)
Ce qu'ils font... Mais, cela n'a, bien sûr, aucun rapport avec leur mérite... qui se situe certainement ailleurs. À moins qu'ils ne fassent de très étranges choses pour entretenir le flou sur les friches qu'ils laissent s'étendre dans la pensée de jeunes gens et de jeunes filles qui n'auront pas longtemps encore le loisir de se répartir les dépouilles d'une production qui pourrait bien leur faire faux bond à force de ne recueillir que leur mépris, ou cette ignorance qu'on a si parfaitement réussi à leur répartir.
À la différence du "Capital" de Karl Marx, "Le capital au XXIe siècle" de Thomas Piketty ne prétend pas analyser les fondements du mode capitaliste de production. Ainsi que celui-ci l'écrit directement à la suite de sa phrase évoquant les "valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques" :
« Des moyens existent cependant pour que la démocratie et l'intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en repoussant les replis protectionnistes et nationalistes. Ce livre tente de faire des propositions en ce sens, en s'appuyant sur les leçons de ces expériences historiques, dont le récit forme la trame principale de cet ouvrage. » (Idem, page 16.)
Il s'agit donc, sans doute, de refonder le tout sur les "valeurs méritocratiques", dont on pressent qu'elles risquent de ne pas vraiment faire le poids avec la valeur d'échange qui fonde, elle, le capitalisme, tout en assurant les intérêts privés qui vont avec. Mais pourquoi ne pas y réfléchir ?
La méritocratie est un système de répartition des richesses... Or, de même que Jacques Lacan aimait à plaisanter sur le fond même du monothéisme en le définissant par la formule lapidaire : "Y a d' l'un !", nous pourrions dire qu'en mode capitaliste de production : "Y a d' la richesse, à se répartir !" Ce qui n'est pas nécessairement ce qu'il y a de plus désagréable...
Sauf pour celles et ceux qui ont lu Malthus. C'est alors qu'on arrête de rigoler. Thomas Piketty en a fait lui aussi l'expérience :
« Pour Thomas Malthus, qui publie en 1798 son Essai sur le principe de population, aucun doute n'est permis : la surpopulation est la principale menace. » (Idem, page 19.)
Fallait s'y attendre : il y a, certes, la question de la taille du gâteau - mais c'est réglé : "Y a un gâteau !"... Ainsi, tout dépend désormais de la quantité des convives à régaler... Au mérite.
Ce qui revient à découper des parts inégales pour des mérites inégaux : sûr, qu'il va y avoir du sport.
Pour sa part (!), Thomas Piketty a eu le bon goût de ne pas aller vers la solution mathématique de facilité, et pourtant son cursus universitaire l'y invitait :
« Ma thèse se composait de quelques théorèmes mathématiques relativement abstraits. » (Idem, page 63.)
Or, c'est précisément à cet endroit qu'il a buté sur quelque chose de tout à fait désagréable avec quoi il a décidé de briser assez rapidement, et c'est ce qui nous le rend plus que sympathique : admirable, tout simplement, si l'on veut bien considérer de quoi notre époque est faite, par ailleurs...
« Disons-le tout net : la discipline économique n'est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathéma-tiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de petits problèmes mathématiques qui n'intéressent qu'eux-mêmes, ce qui leur permet de se donner à peu de frais des apparences de scientificité et d'éviter d'avoir à répondre aux questions autrement plus compliquées posées par le monde qui les entoure. » (Idem, page 63.)
Est-il si facile de rompre avec ce système-là (de répartition ?), et de refaire sa formation si rapidement ? En tout cas, le travail réalisé par Thomas Piketty ne devrait pas manquer de susciter quelques-unes des vocations dont nous avons, toutes et tous, un besoin si urgent.
Michel J. Cuny