Un amiral sans flotte, un régent sans roi : le destin tumultueux et controversé de Miklós Horthy
Sous un ciel plombé de novembre 1919, Budapest s’éveille au son des bottes de l’amiral Miklós Horthy, entrant dans la capitale hongroise à la tête de son Armée nationale. L’odeur de la guerre civile flotte encore sur le Danube, tandis que la Hongrie, mutilée par le traité de Trianon, cherche un sauveur. Cet homme au regard d’acier, calviniste fervent, devient le régent d’un royaume sans roi, un paradoxe vivant. Son ascension, sa chute et son exil, marqués par des choix face à l’horreur nazie, tissent une fresque d’ambition, de foi et de dilemmes moraux.
L’ascension d’un marin dans un pays sans mer
Dans la plaine poussiéreuse de Kenderes, en 1868, Miklós Horthy voit le jour au sein d’une famille noble calviniste, bercé par les récits glorieux de l’Empire austro-hongrois. À quatorze ans, il intègre l’Académie navale de Fiume, où l’odeur du sel marin et le grondement des vagues façonnent son caractère. Malgré des résultats médiocres, son audace le distingue. En 1917, lors de la bataille du détroit d’Otrante, il défie le blocus de l’Entente, gagnant le grade de contre-amiral. "J’ai vu la mort de près mais la mer m’a appris à ne jamais plier", écrit-il à sa femme en 1918, dans une lettre empreinte de détermination.
La Grande Guerre s’achève en 1918, laissant la Hongrie brisée par le traité de Trianon, qui lui arrache 70 % de son territoire. Horthy, nationaliste blessé, s’engage contre la République des Conseils de Béla Kun. En novembre 1919, il entre à Budapest, acclamé comme un libérateur. Les rues, encore marquées par la "Terreur rouge" communiste, résonnent de hourras, mais aussi de violence : la "Terreur blanche" qui suit, visant communistes et Juifs, est tolérée par Horthy. "Nous devons purger la nation de ses ennemis", aurait-il déclaré, selon un officier de son entourage.
Le 1er mars 1920, l’Assemblée nationale, sous la menace des baïonnettes, l’élit régent d’un "royaume sans roi". Refusant le retour des Habsbourg, Horthy s’arroge des pouvoirs quasi royaux. "La Hongrie est un vaisseau sans pilote ; je serai son timonier", confie-t-il dans une note personnelle. Sa foi calviniste, austère mais profonde, guide son autorité, instaurant un régime nationaliste où l’Église tient une place centrale. Pourtant, son alliance avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, motivée par le rêve de réviser Trianon, le place sur une pente glissante.
Un régent sous la pression nazie
Dans les salons feutrés de Budapest, Horthy navigue entre pragmatisme et compromissions. Son régime adopte des lois antisémites dès 1920, comme le numerus clausus, limitant l’accès des Juifs aux universités, suivi des lois de 1938-1939, qui restreignent leur participation économique à 20 %. En 1941, Horthy approuve la déportation d’environ 20 000 Juifs apatrides ou réfugiés vers Kamenets-Podolski, en Ukraine occupée, où la plupart sont massacrés par les Einsatzgruppen. Une note d’un fonctionnaire hongrois rapporte qu’il exprima des regrets après coup, sans toutefois empêcher d’autres mesures similaires.
Jusqu’en 1944, Horthy résiste aux pressions nazies pour une déportation massive des Juifs hongrois. "La Hongrie doit protéger ses citoyens, quelles que soient leurs origines", écrit-il en 1943 à un diplomate étranger, reflétant un mélange de pragmatisme et de convictions calvinistes qui le pousse à distinguer les Juifs "patriotes" des "subversifs" associés au communisme. Cependant, l’invasion allemande de mars 1944 (opération Margarethe) change la donne. Les nazis imposent un gouvernement collaborationniste sous Döme Sztójay, réduisant Horthy à un rôle symbolique.
C’est alors qu’Adolf Eichmann, chef du bureau IV-B-4 de la SS, arrive à Budapest pour orchestrer la "solution finale" en Hongrie. Entre mai et juillet 1944, environ 437 000 Juifs, principalement des provinces, sont déportés vers Auschwitz dans des conditions inhumaines, sous la supervision d’Eichmann. Ce dernier, collaborant avec la gendarmerie hongroise et le ministère de l’Intérieur, organise les convois avec une efficacité glaçante. "Les Hongrois ont été d’une efficacité remarquable", déclare-t-il lors de son procès en 1961. Horthy, marginalisé, n’initie ni ne contrôle ces déportations, mais son régime antérieur a créé un climat favorable à la collaboration.
La résistance tardive et la chute
En juin 1944, Horthy reçoit le rapport Vrba-Wetzler, un document accablant détaillant les horreurs d’Auschwitz, transmis par deux évadés du camp. Sous la pression internationale – des Alliés, du Vatican et de figures comme Raoul Wallenberg – et alarmé par l’ampleur du génocide, il ordonne l’arrêt des déportations le 9 juillet 1944. "Je ne puis tolérer que mon pays soit complice d’une telle barbarie", aurait-il déclaré lors d’une réunion du Conseil de la Couronne, selon un journal diplomatique hongrois. Cet ordre, bien que tardif, sauve une partie des Juifs de Budapest, mais n’efface pas les 437 000 déjà déportés, ni les lois antisémites de son régime qui ont facilité ces atrocités.
En octobre 1944, Horthy tente de sortir la Hongrie de la guerre en négociant un armistice avec Staline. "J’ai fait ce que je devais pour sauver la nation", proclame-t-il à la radio le 15 octobre. Mais les Allemands, flairant la trahison, kidnappent son fils cadet Miklós Horthy Jr. lors d’une opération menée par Otto Skorzeny, l'officier SS qui avait libéré Mussolini en 1943. "Rendez-moi mon fils ou je ne céderai pas", aurait-il déclaré. Forcé d’abdiquer, Horthy est emmené en Bavière, dans une "prison dorée", le château de Hirschberg am Haarsee, où il passe la fin de la guerre avec une partie de sa famille, sous la garde d'une centaine de SS et d'une douzaine d'officiers de la Gestapo.
Les Croix fléchées, sous Ferenc Szálasi, prennent le pouvoir, relançant la persécution des Juifs. Entre novembre 1944 et janvier 1945, 10 000 à 15 000 Juifs sont exécutés, principalement par noyade, sur les rives du Danube. Horthy, captif, assiste impuissant à l’effondrement de son pays. Libéré par les Américains en mai 1945, il échappe au procès pour crimes de guerre grâce au refus des Alliés, malgré les demandes de la Yougoslavie. "J’ai cru pouvoir naviguer entre deux tempêtes", écrit-il dans ses mémoires, Ein Leben für Ungarn (1952), justifiant son alliance avec Hitler par la peur du bolchevisme.
L'exil d’un amiral brisé
À Estoril, au Portugal, Horthy s’installe en 1949 dans une villa prêtée par le dictateur nationaliste Salazar, bercé par l’odeur salée de l’Atlantique, écho de sa jeunesse navale. Il rédige ses mémoires, où il affirme : "Je n’ai jamais fait confiance à Hitler mais Trianon m’a forcé la main". Sa foi calviniste, rigide et introspective, le pousse à chercher la rédemption dans la prière, hanté par les compromis de son règne. Une anecdote rapporte qu’il aurait murmuré, après l’arrêt des déportations : "J’ai agi trop tard, que Dieu me pardonne".
Sous le joug communiste, la Hongrie enterre son passé. Horthy s’éteint paisiblement en 1957, à 88 ans, laissant un héritage fracturé. "Il était un patriote, mais un patriote aveuglé", note un journal hongrois de l’époque. Son buste, érigé à Kenderes, devient un symbole controversé, déboulonné puis restauré. Héros pour certains, complice pour d’autres, Horthy incarne l’ambivalence d’une époque. En 2013, un buste de l’amiral est érigé à Budapest, devant l’église calviniste de la rue Kálvin, avec la bénédiction du Premier ministre Viktor Orbán, calviniste et figure de l’extrême droite, ravivant les controverses sur son legs. Son refus tardif des déportations, motivé par la peur d’un procès autant que par la morale, ne suffit pas à absoudre un régime qui a pavé la voie à l’horreur la plus totale.