Une Université - un système scolaire - de classe ?
Par-delà le choc subi en 1914-1918 par l’économie capitaliste, entrons dans le détail de l’évolution de la part respective des revenus du travail et des revenus du capital à l’intérieur de la moitié (0,5 %) du 1 % disposant des revenus les plus importants en France au lendemain du déclenchement de la crise de 1929. Thomas Piketty écrit :

« En 1932, malgré la crise économique, les revenus du capital représentent toujours la source principale de revenu au sein des 0,5 % des revenus les plus élevés. » (Thomas Piketty, op. cit., page 435.)
Sautons par-dessus trois quarts de siècle… Dans un contexte général où les revenus du travail perdent toujours de plus en plus de leur importance au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus totaux, et disparaissent à peu près complètement à l’intérieur des centiles et surtout des millimes supérieurs, la situation des années 2000-2010 se démarque très nettement de celle des années trente et fait apparaître, selon Thomas Piketty, une poursuite du mouvement d’ascension des revenus du travail par rapport aux revenus du capital :
« […] la différence cruciale est qu’il faut aujourd’hui monter beaucoup plus haut qu’hier dans la hiérarchie sociale pour que le capital domine le travail. Actuellement, les revenus du capital ne dominent les revenus du travail qu’au sein d’un groupe social relativement étroit : les 0,1 % des revenus les plus élevés. » (Idem, page 435.)
Il faut donc distinguer une nouvelle étape dans la dégradation de la place prise par les revenus du capital au-delà de l’impact direct de la crise de 1929…, en notant que cet impact aura été tel qu’aujourd’hui encore, il limite pour l’essentiel la domination des revenus du capital sur les revenus du travail au 0,1 % des plus riches…
« En 1932, ce groupe social était cinq fois plus nom-breux ; à la Belle Époque, il était dix fois plus nombreux. » (Idem, page 435.)
Ce bouleversement durable - dont il voudrait mettre toute la responsabilité sur les seules guerres, quel qu’en soit le contenu -, Thomas Piketty le décrit toutefois dans des termes parfaitement adéquats :
« Dans une large mesure, nous sommes passés d’une société de rentiers à une société de cadres, c’est-à-dire d’une société où le centile supérieur est massivement dominé par des rentiers (des personnes détenant un patrimoine suffisam-ment important pour vivre des rentes annuelles produites par ce capital) à une société où le sommet de la hiérarchie des revenus - y compris le centile supérieur - est composé très majoritairement de salariés à haut salaire, de personnes vivant du revenu de leur travail. » (Idem, page 437.)
La suite est tout aussi intéressante :
« Il est important d’insister sur le fait que ce grand bouleversement ne doit rien en France à un quelconque élargissement de la hiérarchie salariale (qui a été globalement stable sur longue période : le salariat n’a jamais été ce bloc homogène que l’on imagine parfois), et s’explique entièrement par la chute des hauts revenus du capital. » (Idem, pages 437-438.)
Quel que soit le niveau atteint par les salaires les plus élevés, c’est bien la dialectique travail / capital qui est ici agissante, et son expression principale : la lutte des classes, ainsi que les effets "telluriques" impulsés par le séisme de 1917 et ses suites qu’on dira, pour aller vite, "staliniennes".
Dans les mots de Thomas Piketty, voici ce que cela donne :
« Pour résumer : en France, ce sont les rentiers - ou tout au moins les neuf dixièmes d’entre eux - qui sont passés au-dessous des cadres ; ce ne sont pas les cadres qui sont passés au-dessus des rentiers. » (Idem, page 438.)
Attardons-nous un peu dans cet univers des neuf dixièmes de la population adulte française où les cadres ont quelque peu damé le pion aux rentiers, à coup de salaires dominant les revenus de capitaux. Et intéressons-nous tout d’abord aux cinq dixièmes les moins avantagés. Selon Thomas Piketty :
« Au sein de la moitié la plus pauvre du décile supérieur, nous sommes véritablement dans le monde des cadres ; les salaires représentent généralement entre 80 % et 90 % du total des revenus. » (Idem, page 439.
Passons à la dimension immédiatement supérieure :
« Parmi les 4 % suivants, la part des salaires diminue légèrement, mais reste nettement dominante : entre 70 % et 80 % du total des revenus, dans l’entre-deux-guerres comme aujourd’hui. » (Idem, page 439.)
Faisons maintenant le total de ces deux premières catégories qui ne laissent plus en dehors d’elles que le 1 % des plus riches des Français de 1932 et de 2000-2010 :
« Au sein de ce vaste groupe des "9 %" (c’est-à-dire, rappelons-le, le décile supérieur à l’exception du centile supérieur), on rencontre avant tout des personnes vivant principalement de leurs salaires, qu’il s’agisse de cadres et ingénieurs des entreprises privées ou de cadres et enseignants de la fonction publique. » (Idem, page 439.)
Voici une première liste de spécialités professionnelles qui va nous permettre de prendre la mesure des bouleversements correspondants du côté de la collation des grades par le système universitaire et scolaire :
« […] dans l’entre-deux-guerres, les professeurs de lycée, et même les instituteurs en fin de carrière, faisaient partie des "9 %" ; aujourd’hui, il vaut mieux être universitaire ou chercheur, ou mieux encore haut fonctionnaire. » (Idem, page 440.)
C’est sans doute la preuve du succès de l’idéologie si largement répandue de l’"égalité des chances", et de sa concrétisation par la promotion (pour toutes et tous ?) qu’impulse l’ensemble du cursus scolaire et universitaire :
« Autrefois, un contremaître ou un technicien qualifié n’é-taient pas loin d’entrer dans ce groupe ; il faut aujourd’hui être un cadre à part entière, de moins en moins moyen et de plus en plus supérieur, issu si possible d’une grande école d’ingénieur ou de commerce. » (Idem, page 440.)
Et pourtant, c’est ce même système qui a fini, semble-t-il, par faire plier les rentiers devant les cadres jusqu’aux approches du 1 % qui rassemble le grand capital - pour l’appeler par son nom.
La lutte des classes est donc bien inscrite dans le schéma de base de l’Université et de ses dépendances… Qui aurait pu en douter une seule seconde ?...
La distinction de classe s’opère très visiblement à l’intérieur même du décile supérieur des revenus totaux, et c’est ce que Thomas Piketty nous permet de constater sans le souligner lui-même :
« Pour résumer : le décile supérieur met toujours en jeu deux mondes très différents, avec d’une part les "9 %", où dominent toujours nettement les revenus du travail, et d’autre part les "1 %", où les revenus du capital prennent progressivement le dessus (plus ou moins rapidement et massivement suivant les époques). » (Idem, page 442.)
Certes, il n’y a pas, d’un côté, les titulaires de salaires et de l’autre les bénéficiaires de revenus du capital : on est plus ou moins un salarié (de très au niveau, la plupart du temps) et plus ou moins un "rentier". Voici comment Thomas Piketty illustre le cas dans lequel le salaire est dominant :
« Par exemple, un cadre disposant d’un salaire de 4.000 euros par mois peut également posséder un appartement qu’il loue pour 1.000 euros par mois (ou bien qu’il occupe lui-même, ce qui lui évite d’avoir à payer un loyer de 1.000 euros par mois : cela revient au même d’un point de vue financier). » (Idem, page 443.)
Comme on le constate, la "rente" n’est ici pas même perçue directement. Elle résulte d’un effet comptable qui s’explique par le choix que Thomas Piketty fait, avec quelques autres, d’intégrer tout ce qui est patrimoine (ici le lieu de vie dont ce cadre est propriétaire) dans le "capital"…
Mais l’intérêt de cet exemple réside dans le fait qu’il reflète une moyenne valable en 1932 et en 2000-2010, et par-delà ce qui aura pu se produire dans les tout premiers temps de l’après-seconde-guerre-mondiale :
« Un tel partage de type 80 %-20 % entre travail et capital semble de fait relativement représentatif de la structure des revenus du groupe des "9%", dans l’entre-deux-guerres comme en ce début de XXIe siècle. » (Idem, page 443.)
Si l’on sort de la situation moyenne et de la seule détention d’un logement, le visage pris par le patrimoine peut varier, mais, à l’intérieur de ces 9 % de Français, le véritable capital reste relativement peu important, si même il lui arrive d’être véritablement là, et autrement qu’à travers le terme que Thomas Piketty croit bon d’utiliser :
« Une partie de ces revenus du capital provient également de livrets d’épargne, de contrats d’assurance vie et de placements financiers, mais en général l’immobilier domine. » (Idem, page 443.)
À l’inverse…
« […] la très forte hausse de la part des revenus du capital au sein du centile supérieur est due pour l’essentiel aux revenus de capitaux mobiliers (et surtout de dividendes). » (Idem, page 443.)
C’est que nous sommes véritablement en présence, ici, des vrais propriétaires du vrai capital. Nous savons déjà qu’ils ont dû tomber de haut… Thomas Piketty nous dit ce qu’il en a été en retenant tout d’abord l’évolution de leur revenu total (qui peut encore incorporer un salaire) :
« Entre 1914 et 1945, la part du centile supérieur de la hiérarchie des revenus chute presque continûment, passant graduellement de plus de 20 % en 1914 à tout juste 7 % en 1945. » (Idem, page 448.)
Cette division par trois est plus ou moins stupéfiante… En considérant maintenant ce qui se passe si l’on réintègre ce 1 % dans les 10 % des Français les plus riches en termes de revenus, on découvre un phénomène particulièrement intéressant. Il semble que la présence de plus en plus prépondérante des salaires, selon que l’on descend dans la hiérarchie des revenus établie à l’intérieur des 9 % les moins riches, ait engendré une sorte de dos d’âne… comme une valse-hésitation. Lisons ce que nous en rapporte Thomas Piketty :
« […] une première baisse semble se produire pendant la Première Guerre mondiale, mais elle est suivie d’une remontée irrégulière pendant les années 1920, et surtout par une très nette - et a priori très surprenante - remontée entre 1929 et 1935, avant de laisser la place à une forte baisse en 1936-1938 et à un effondrement pendant les années de la Seconde Guerre mondiale. Pour finir, la part du décile supérieur, qui était de plus de 45 % en 1914, tombe à moins de 30 % du revenu national en 1944-1945. » (Idem, pages 448-449.)
Ce qui ne représente qu’une baisse d’un tiers, quand, rappelons-le, elle était des deux tiers (division par trois) pour les revenus du 1 % le plus riche. Or, la masse des revenus détenus par celui-ci est telle qu’à l’intérieur des 10 %, la perte qu’il essuie est proportionnellement plus forte encore. Thomas Piketty en fait lui-même la remarque :
« Si l’on considère l’ensemble de la période 1914-1945, alors les deux baisses sont tout à fait cohérentes : la part du décile supérieur a baissé de près de 18 points d’après nos estimations, dont près de 14 points pour le centile supérieur. Autrement dit, les "1 %" expliquent à eux seuls environ des trois quarts de la chute de l’inégalité entre 1914 et 1945, et les 9 % en expliquent environ un quart. » (Idem, page 449.)
N’y a-t-il pas ici un écho du choc induit par Lénine, Staline et leurs petits camarades ?
Mais, alors, pourquoi ce sursaut de 1929-1935, puis la forte baisse de 1936-1938 ?
Michel J. Cuny