mercredi 21 février 2018 - par Emile Mourey

Vème siècle, siècle des grandes invasions (suite). Migrants et autochtones de Chalon-sur-Saône et de Taisey

Cabillodunum, Cavillonum, Cabillo, Καβυλλῖνον, Cabyllynum, Chalon-sur-Saône, cité des Éduens. Les Éduens avaient la prédominance en Gaule (César, DBG VI, 12). N'importe quel militaire, même peu doué, peut comprendre que l'oppidum, alias castrum, se trouvait sur le point haut qu'est la colline de Taisey, et que ce n'est que dans un deuxième temps, sous sa protection, que la ville s'est développée, à son pied, au bord du fleuve, ce qui explique qu'on y trouve pas dans le sol des vestiges archéologiques intéressants avant le III ème siècle.

Je ne comprends pas ! Dès que j'ai soulevé la question au sein de ma société d'histoire, il y aura bientôt quarante ans, j'ai tout de suite été suspecté de je ne sais quoi, et cela, jusqu'à mon exclusion. Il faut dire que j'avais aussi contre moi un nombre conséquent d'archéologues bien en cour qui avaient abusé de la crédulité du président Mitterrand en lui faisant croire que la capitale éduenne se trouvait, non pas du côté de la Saône mais sur le site retiré du mont Beuvray.

Je me vois donc contraint, encore aujourd'hui, de continuer à rechercher, en solitaire, l'histoire de notre illustre cité chalonnaise, et cela, dans l'indifférence des élus locaux.

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/veme-siecle-siecle-des-grandes-201196

Dans mon précédent article dont celui-ci est la suite, j'ai commencé à expliquer ce formidable document qu'est la Walthérius, le chant de Walther, que la communauté scientifique considère comme une chanson de geste d'origine germanique, écrite vers le X ème siècle, dans la même veine de la chanson des Nibelungen qui s'en inspire. Grave erreur !

Il s'agit d'un texte bien antérieur au X ème siècle - je le date du V ème. J'y vois un chant, un poème, faisant l'apologie du peuple migrant wisigoth qui occupait alors l'Aquitaine. Texte écrit par un Burgonde de Chalon-sur-Saône, un peu avant l'an 451, date de la bataille des champs catalauniques perdue par Attila dont il ne parle pas. Fabuleux témoignage, depuis la Bourgogne, sur les grandes invasions ; poème épique où les personnages sont des allégories des peuples qui s'affrontent.

Les poètes et troubatours du Moyen-âge allemand s'en seraient donc inspirés en reprenant les noms des personnages, un peu dans le désordre et en y ajoutant d'autres évoquant une histoire plus récente, ceci avec l'intention évidente, à mon sens, de glorifier l'origine "germaine" des Burgondes. Dans les années 1100 à 1246, en effet, la Bourgogne hésitait, matrimonialement, entre la France et l'empire romain germanique. L'empereur Frédéric Barberousse s'était même fait couronner roi de Bourgogne à Arles en 1178. Presque en même temps, le roi de France, Louis VII, s'emparait, en 1166 ou 1167, à Mont-Saint-Vincent, antique Bibracte, de la forteresse d'un comte de Chalon pro-germanique et installait un de ses seigneurs dévoués dans celle de Taisey, un seigneur de l'illustre famille des Barres.

Retour au Walthérius de mon précédent article.

Le Goth mit quarante jours pour arriver au bord du Rhin. Il le franchit sans donner l'éveil mais en remettant pour paiement au batelier un poisson qui n'était pas du fleuve. C'est ce qui alerta le roi franc Gunther quand on le lui servit à table. Situation classique : le candidat à l'immigration a franchi le fleuve (les candidats à l'immigration ont franchi le fleuve). Il se cache dans la forêt des Vosges en attendant le moment favorable pour franchir le limes que gardent les Francs. Il a repéré entre deux hauteurs une faille étroite aux flancs abrupts dont l'entrée peut être défendue par un seul homme. Il y dresse son camp. Inutile de rechercher le lieu ! Il n'a existé que dans l'esprit de l'auteur pour mettre en scène les douze combats singuliers qui suivent.

Question : mais pourquoi donc, le Goth voulait-il émigrer en Gaule ? (Pourquoi donc, ces guerriers goths voulaient-ils émigrer en Gaule ?). Quand la reine des Huns s'aperçoit de la fuite de Walther - troupes d'élite - c'est la colonne de son empire qui s'écroule (vers 376 du poème). Elle avait pourtant mis en garde Attila.« Que votre royale sagesse veille et avise, je l'en prie, à ne pas laisser crouler la colonne de votre empire (vers 125)... dis à Walther : choisis-toi une épouse parmi les plus nobles de la Pannonie, et ne prends point souci de ta pauvreté ; je te ferai de si grands domaines, un tel état de maison, que nul ne rougira de t'avoir donné sa fille. — Faites cela, avait dit la reine au roi, et vous pourrez le fixer. » Ce langage plut à Attila, et sans retard, il met le conseil en pratique... (traduction Adrien Vendel, site Remacle)Mais le Goth préfère rester sous les armes. Il ne veut pas se sédentariser. Il préfère aller vivre en Gaule en y supplantant l'occupant romain...

Alerté par le poisson, c'est Camelon, le gouverneur de Metz, qui arrive le premier (une patrouille aux frontières ?). « Homme, dis-moi qui tu es, d'où tu viens, où tu vas... quelles sont les raisons de ton voyage ? » . Suit un long palabre où Walther s'étonne qu'on interdise le passage au simple voyageur qu'il est, pire qu'on le dépouille de ses biens alors qu'il ne commet aucun dommage. Finalement, il se résout à payer le péage... « Si les gens d'ici sont assez jaloux de tout le monde pour ne laisser personne fouler leur sol en passant, soit, j'achète mon passage, et j'offre au roi deux cents bracelets. Qu'il me donne seulement la paix et renonce à la guerre. »

Mais le roi franc, qui n'est pas fou, exige tout le trésor, c'est-à-dire tous les bracelets. Il sait très bien qu'en laissant entrer les Goths, il renforce le royaume wisigoth d'Aquitaine, son principal concurrent en Gaule. Les migrants goths n'ont, dès lors, que la solution de forcer le passage. Les douze combattants que Walther affronte symbolisent les postes frontières les plus importants du limes rhénan de cette époque ; combats épiques qui mettent en valeur la supériorité militaire du peuple goth... une supériorité militaire que la burgonde Hildegonde préfère à celle des Francs (son père l'a fiancée au Wisigoth).

Fin du Waltherius : finalement, les trois héros combattants se retrouvent sur l'herbe verte, n'en pouvant plus, épuisés par leurs multiples affrontements et blessés. Le roi franc Gunther, le plus mal loti, a perdu une jambe, son vassal Hagen, un oeil et Walther sa main droite. Dans son sens caché, le poème ne serait-il pas une proposition burgonde de "cessez-le-feu" ? Le goth Walther s'engageant à ne plus attaquer les postes frontière francs à condition que Hagen ferme plus ou moins les yeux sur les passages clandestins ? Proposition accompagnée d'une menace de déstabiliser de son siège le roi franc s'il n'agit pas de même ? Quant à la burgonde Hildegonde, c'est elle qui servira "à boire" le vin de la paix... 

Deux assis, le troisième gisant à terre, ils étanchent avec des fleurs le sang qui les inonde. Walther envoie un cri d'appel à la timide jeune fille, qui vient bander chaque blessure....Cela fait, il lui dit : « Apprête-nous du vin »... Puis, ils se mettent à boire en faisant assaut de plaisanteries sur leurs blessures ...

Qu'en est-il des Burgondes de Chalon-sur-Saône ?

Le Walthérius nous donne la preuve que le roi burgonde Herrich siégeait dans la forteresse de Taisey quand il venait à Chalon.

La défaite du dernier roi régnant de la dynastie face aux rois francs, à Augustodunum/Mont-Saint-Vincent/Bibracte, nous confirme que ces rois burgondes s'étaient installés, tout naturellement, dans l'ancienne double capitale gauloise du pays éduen : la forteresse avant, Cabillodunum, à Taisey, la forteresse arrière à Mont-Saint-Vincent/Bibracte... double capitale qui fut également, par la suite, celle des comtes de Chalon. Nous avons là un témoignage assez extraordinaire de la permanence des points forts du terrain, depuis l'origine du pays éduen jusqu'à ce qu'il se fonde dans le duché de Bourgogne. Je dirais même : depuis la préhistoire. https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-prehistoire-de-la-gaule-l-114316

En extrapolant au reste de la Gaule, c'est l'image d'un pays - le nôtre - qui se développe par fondations de colonies-filles à partir de cités-mères, un peu comme la Grèce antique et le Proche-Orient, mais sans les tells de destruction que les archéologues ont mis au jour.

En interprétant correctemment les textes, nous retrouvons sur le carte et sur le terrain le domaine royal attribué par les Éduens au roi franco-burgonde Gontran (525-592), non pas à Saint-Marcel mais à Sevrey.

Cela nous donne une image riche de significations. Nous avons là, à Chalon, deux mondes qui se cotoyent mais qui vivent à part sans se mélanger (jusqu'à la loi Gombette). À Sevrey, autour du monastère fondé par le roi et de sa petite église burgonde, une petite population militaire au repos. À Taisey, de même, pour garder la forteresse.

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-basilique-du-roi-gontran-en-88356

En contraste avec la petite église burgonde de Sevrey, modeste et pourtant royale, Sidoïne Apollinaire nous révèle dans la ville murée de Chalon, par ses écrits, une monumentale cathédrale débordante de ferveur et de Gaulois.

Le joyau de Chalon-sur-Saône, c'est sa cathédrale !

Au début de 470, Sidoïne Apollinaire écrit à son ami Dommulus (Lettres, IV, 25). L'évêque pontife de Lyon, Patiens, est allé à Chalon (Cabillo ?). Il est arrivé dans l'oppidum précité (Taisey ?). Les prêtres de la province marchaient devant. Le collège des évêques l'accompagnait. Il était venu pour remettre de l'ordre dans la ville municipale (municipium) depuis la mort de son chef religieux. Mais le conseil pontifical n'avait recueilli de ceux qui se trouvaient dans l'oppidum (Taisey) que des avis contradictoires. Les uns, des opportunistes, se prévalaient de leur naissance, d'autres de leur popularité, d'autres, enfin, avaient promis à leurs partisans de les rétribuer sur les biens de l'Èglise. S'étant mis d'accord sur un plan secret (dans l'oppidum), et le dévoilant en public (dans la cathédrale), en dépit du tumulte, les évêques joignirent leurs mains à celles d'un saint homme nommé Jean, prêtre de second ordre et sans ambition. Ce Jean avait éte lecteur, puis archidiacre. Il ne méritait que des éloges.

Que conclure de ce curieux épisode de la vie de notre cité ? Que l'oppidum de Taisey est toujours le lieu où tout se décide ; qu'aucune autorité civile ne s'y trouve pendant la réunion des évêques sauf, bien sûr, la garnison burgonde. Le roi burgonde est peut-être à Lyon mais, en principe, il n'a à s'occuper que du maintien de l'ordre et du commandement de ses troupes, pas de l'importante question de la religion. Le comte gallo-romain qui gouverne la cité des Éduens est peut-être l'Attalus auquel Sidoïne adresse une lettre vers l'an 471. Il doit probablement se trouver dans la forteresse comtale de Mont-Saint-Vincent. Mais en 534, c'est le Burgonde Godomar qui s'y est retranché avant d'en être délogé par les rois francs.

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/bibracte-cabillodunum-aveuglement-158704

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-burgondes-histoire-patrimoine-137046

Hildegonde dans la cathédrale de Chalon ?

Voilà ce que j'avais à dire ! Je suis retourné une dernière fois dans cette cathédrale, mère des cathédrales, dont on dit, sans aucun élément de preuve, qu'elle fut construite entre 1090 et 1522. Je fais un saut en arrière dans le temps, au Vème siécle. Je m'imagine la nombreuse population qui prie dans la nef, le chant des psaumes, les processions, l'encens qui se répand (encore du temps de mon enfance). Je m'imagine l'auteur du Walthérius, les yeux levés vers le chapiteau représentant la population de Chalon au pied de son Christ. Cette femme sculptée, à genoux, belle et modeste, a-t-elle inspirée la douce Hildegonde du poète ?

 

21 février 2018, la cathédrale est vide. Les murs sont nus. Les touristes sont absents. Les fidèles ont déserté le lieu. Il fait froid.

Emile Mourey, www.bibracte.com

Voir aussi : La Chanson de Walther (Waltharii poesis). Traduit par Sophie Albert, Silvère Menelgaldo, Francine Mora ; ELLUG, université Stendhal, Grenoble ; 2008 (ISBN 978-2-84310-128-1).



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