Vérité en-deçà du Bosphore, erreur au-delà
Que signifie cette soudaine compassion des pays européens pour les réfugiés ?
Les mêmes dirigeants européens qui ont passé des accords avec la Turquie pour retenir les réfugiés syriens, libanais et irakiens sur la rive asiatique du Bosphore ont pris des mesures rapides pour offrir un soutien aux Ukrainiens victimes de l'intervention militaire russe que tous s’entendent à qualifier d’« invasion ». L'Union européenne a réussi à activer en un temps record la « directive sur la protection temporaire » du 20 Juillet 2001 pour aider les personnes fuyant cette guerre. Cette directive est entrée en vigueur le 4 mars, offrant une protection immédiate et un statut juridique clair pour les trois prochaines années à des millions de personnes. Bizarrement, les politiciens d'extrême droite opposés à l’immigration et habituellement hostiles à l’accueil des réfugiés dans leurs propres pays d'Europe centrale ont pris parti pour les réfugiés ukrainiens et des citoyens de toute l’Europe se sont rendus aux frontières de l'Ukraine pour prendre en charge des réfugiés et les accueillir chez eux.
Nous ne pouvons qu’être fiers de constater cet élan de solidarité pour des êtres humains en situation de détresse, mais cela n’empêche pas de se demander ce qui a changé pour que les Européens ressentent autant d'empathie pour les réfugiés aujourd’hui, alors qu’ils n’avaient pas éprouvé les mêmes sentiments pour d’autres réfugiés, aux frontières de la Pologne, de la Grèce et de la Hongrie notamment. Se poser une telle question peut sembler provocateur ou monstrueux alors que l’urgence est là, et on ne peut que se féliciter de la célérité des autorités en l’occurrence, mais ces actes de solidarité semblent être spécifiques à cette situation et à cette population, et les réponses humanitaires de l'Europe ne devraient pas faire l’objet de discrimination ethnique et/ou politique.
La Hongrie, la Croatie et la Pologne ont militarisé leurs frontières pour empêcher d'entrer sur leur territoire (et dans l'UE) les réfugiés du Moyen-Orient et d'autres horizons depuis 2015. La Commission européenne a attribué à ces états des millions d'euros pour améliorer leurs dispositifs d’interception de « migrants irréguliers ». Ce régime de surveillance et d'interception a eu pour résultat de fermer les frontières de l'Europe aux personnes déplacées aussi bien qu’aux « clandestins », et les a laissées exposées à une situation d’insécurité permanente. Parmi eux se trouvaient entre autres des Afghans fuyant les talibans et des Yéménites fuyant l’armée saoudienne. Eux se sont vu refuser l'assistance juridique et ont été repoussés de l'autre côté de la frontière vers la Serbie, la Bosnie-Herzégovine ou un autre état non membre de l'UE chaque fois qu'ils ont essayé d'entrer dans un pays membre de l'UE pour demander l'asile, sans parler des actes de violence commis impunément à leur encontre par les agents des patrouilles frontalières, comme celles qui se sont produites à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie en 2021 : lorsque la Biélorussie a expulsé des personnes déplacées du Moyen-Orient vers la frontière polonaise, l'UE a rapidement fermé le passage, sans états d’âme.
Par contre, lorsque les Ukrainiens se sont retrouvés attaqués, non seulement les mêmes dirigeants ont abandonné leurs politiques frontalières restrictives de « sécurité d'abord », mais ils ont tout fait pour faciliter l'accès des civils à la sécurité, et les organisations politiques qui s’opposaient à quiconque défendait les « droits » des réfugiés sont devenues leurs premiers « protecteurs ».
On peut penser que de nombreux Européens des anciens « pays de l’Est » sympathisent avec les réfugiés ukrainiens parce que les images de chars russes dans les villes ukrainiennes leur rappellent l'histoire de leur propre pays, comme l’épisode de 1968 à Prague, dans l'ancienne Tchécoslovaquie à l’époque soviétique. Ils se sentent peut-être concernés par la guerre en Ukraine en raison de la proximité géographique de ce pays, et craignent d’y être impliqués. On peut penser que de nombreux habitants de pays comme la Pologne, la Hongrie et la République tchèque connaissent personnellement des Ukrainiens, et que cel produise des réactions émotionnelles compréhensibles.
Mais qu’en est-il dans les pays d’Europe occidentale ? Les Européens qui restaient indifférents au sort des réfugiés du Moyen-Orient sont-ils prêts à aider et à protéger les Ukrainiens parce qu'ils pensent qu'ils sont eux aussi « civilisés » et issus d'une « culture européenne ». La logique qui détermine qui est accueilli en tant que réfugié, et qui est refoulé et exclu en tant que « migrant irrégulier » doit-elle reposer sur un critère d’affinités socioculturelles ? Notre désir d'aider d'autres êtres humains est-il conditionné par notre représentation subjective du « nous » et du « eux ». Il s’agit là, on l’aura compris, de leviers psychologiques de manipulation utilisés par les stratèges et les communicants en suivant les recommandations développées par Edward Bernays dans son célèbre ouvrage « propaganda ».
S’il est satisfaisant de constater l’efficacité actuelle des institutions en matière de protection des individus en cas de conflits armés, on peut se demander comment, dans les années qui viennent, les autorités pourront gérer les différences de traitement entre les populations en fonction de leur origine géographique et non pas en fonction de leur situation objective de demandeur de protection face à un danger vérifiable.