Villa Montmorency : que devient le « ghetto du Gotha » ?
Cette expression, le « ghetto du Gotha », est empruntée au titre d’un essai co-écrit par le sociologue défunt Michel Pinçon* et son épouse Monique Pinçon-Charlot*. Une dénomination qui colle parfaitement à la réalité de cette « Cité interdite » à la française où vivent, claquemurés à l’écart des manants derrière une enceinte hyper-protégée, des nababs du showbiz, de l’industrie ou de la finance. Bienvenue au cœur de la très secrète Villa Montmorency...
Il est strictement impossible, pour un quidam non accrédité, de pénétrer sur le site de L’île Longue dans la presqu’île de Crozon (Finistère). Normal, c’est là que sont basés les sous-marins nucléaires français lanceurs d’engins. Encore un petit effort, et il en ira de même à la Villa Montmorency. Il n’y a pourtant pas de secrets militaires à protéger dans cette gated communauty (ou compound) à la française située aux confins du très sélect 16e arrondissement de Paris, mais une partie du gratin de la finance, de l’industrie ou des médias. Sans compter quelques stars du show-biz classées monuments historiques et, à ce titre, régulièrement ravalées dans les plus chics salons de beauté de la capitale, voire restaurées dans les plus huppées cliniques.
Si l’on est proche de la très distinguée cantine du Pré Catelan, on est en revanche bien loin, dans ces contrées, des HLM qui fleurissent en quantité dans les quartiers périphériques situés à l’est de Paris. Il y a quand même, ici et là, quelques logements sociaux dans le 16e arrondissement, pour dire le niveau de décadence ! Par chance, en très faible nombre. Il est vrai que, durant des décennies, les maires de l’arrondissement se sont opposés avec la plus grande fermeté à l’arrivée d’envahisseurs des classes populaires aux mœurs forcément dissolues, et forcément vecteurs de délinquance. Des envahisseurs dont l’Hôtel-de-Ville voudrait pourtant imposer le voisinage aux administrés de ce territoire chic de la capitale. Avec quelques succès : les implantations de nouveaux logements sociaux entreprises par Bertrand Delanoë puis Anne Hidalgo pour briser l’un des taux SRU les plus catastrophiques de Paris ont permis de passer de 2,5 % en 2010 à 7,3 % en 2021.
Cela reste encore loin des 20 % qu’impose la loi. Mais l’effort est louable malgré tout : désormais, le 16e arrondissement fait mieux (ou plus exactement moins mal) que son voisin huppé, la commune de Neuilly-sur-Seine, laquelle affichait 6,58 % de logements sociaux cette même année 2021. Cela dit, il faut se mettre à la place de ces braves gens : les mêmes, ou leurs parents, croyaient lors de la campagne présidentielle de 1981 à l’entrée des chars soviétiques dans la capitale en cas de victoire de François Mitterrand, et sans doute à l’arrivée concomitante de hordes de va-nu-pieds ! En définitive, les logements sociaux, c’est le très humaniste ex-député UMP local, le défunt Bernard Debré, qui en a parlé le mieux en qualifiant à plusieurs reprises ces habitations d’« immondices » ! C’est vrai ça, à quoi servirait-il de se gaver de stock-options pour voir se développer des favellas à Auteuil, La Muette ou Passy ?
Des cerbères soupçonneux
Mais revenons à la Villa Montmorency. Au milieu du 19e siècle, elle constituait encore une partie du domaine de Boufflers, composé d’un château et d’un grand parc, le tout acheté en 1822 par la duchesse de Montmorency. Trente ans plus tard, en 1852, le domaine était scindé en deux parties après l’acquisition par les frères Pereire des emprises nécessaires à la création de la ligne du chemin de fer de ceinture. Transformé en un lotissement de luxe d’une superficie de 6 hectares, le parc, devenu Villa Montmorency, se couvrit alors peu à peu de grandes et luxueuses bâtisses, la plupart construites sur le modèle des villas balnéaires qui surgissaient alors dans les stations à la mode, notamment à Deauville, Dinard ou Biarritz.
De nos jours, la Villa Montmorency n’est accessible que par trois portails : l’un pour les voitures, les deux autres pour les piétons, tous surveillés comme il se doit 24h/24 par des caméras sophistiquées et des cerbères soupçonneux. Passé le contrôle, le visiteur accrédité pénètre au cœur d’un espace hyperprotégé à l’anglo-saxonne. Les manants sont relégués à l’extérieur de l’enceinte sécurisée de cette gated communauty, seules les élites friquées étant – à de très rares exceptions près – autorisées à vivre dans ce havre tranquille et verdoyant où la majorité des résidents est assujettie à l’IFI.
Habitent dans ce lieu hyperprotégé, ici dans une grande villa bourgeoise, là dans un luxueux hôtel particulier, des hommes d’affaires fortunés (l’opticien Alain Afflelou, le milliardaire bigot Vincent Bolloré, le dandy Arnaud Lagardère et quelques autres**), mais aussi des personnalités du monde des arts comme le chanteur Dave, l’ancien boss du Festival de Cannes Gilles Jacob ou l’ex-yéyé Sylvie Vartan (Mylène Farmer et la défunte Rika Zaraï y ont également vécu). À noter que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, Carla Bruni et Nicolas Sarkozy n’habitent pas dans le hameau, mais dans une résidence à l’extérieur du ghetto. Eh oui, c’est nul !
Le double meurtre du n° 35
Certes, il n’y a pas que des noms connus dans la Villa Montmorency : des anonymes y vivent également, pas tous fortunés car le plus souvent héritiers d’une maison située au cœur de ce qui, autrefois, n’était pas encore un ghetto du Gotha, mais plutôt un lieu de repos et d’inspiration pour des écrivains et des artistes comme Sarah Bernhardt, Henri Bergson, André Gide ou les frères Goncourt. Des héritiers qui entretiennent parfois des relations tendues avec les néo-fortunés qui ont progressivement investi les lieux depuis les années 70. Normal : certains de ces nababs entendent parfois, à peine arrivés, remettre en cause le règlement intérieur directement inspiré du cahier des charges originel de... 1852. D’où, là comme ailleurs, des frictions et des assemblées générales de copropriété transversale quelquefois houleuses sous le regard glaçant d’un Bolloré omniprésent qui, fidèle à son tempérament, entend tout contrôler bien qu’il ne dispose d’aucune fonction officielle.
Malgré les précautions sécuritaires, la délinquance n’est pas totalement absente de la Villa Montmorency : on y a connu quelques larcins, le pire étant survenu en 2005. Cette année-là, l’architecte Olivier Cacoub (décédé en 2008) et son épouse ont été « saucissonnés » de nuit avant d’être dépouillés par des cambrioleurs qui s’étaient introduits de l’extérieur malgré la surveillance des vigiles. Á qui se fier ? Comble de l’horreur, le crime lui-même s’était invité dans l’enceinte en 2003 : au n° 35 de la très paisible avenue des Peupliers, le factotum Daniel Dardenne a en effet assassiné sa patronne, Simone Michaud, après avoir tué sa propre compagne, Marie-Claire Leflon. Ce double homicide a valu à la Villa Montmorency une publicité macabre que ses habitants, allez savoir pourquoi, ont fort peu goûté.
Depuis près de 20 ans, la sécurité n’a pas failli : côté meurtres et cambriolages, c’est la disette, au grand dam des folliculaires qui, tels des coléoptères nécrophages, se nourrissent du crapuleux et du sordide avec d’autant plus de délectation que le scandale touche les élites. Le calme règne dans l’enceinte, et semble devoir perdurer pour la plus grande satisfaction des résidents. Encore faudrait-il que la Villa Montmorency ne soit pas cernée tôt ou tard par un programme de logements sociaux imposé par les bolcheviks de la Mairie de Paris. Des odeurs de merguez flottant sur l’avenue des Sycomores ou des flots de hip-hop déversés sur celle des Tilleuls, non merci ! Nul doute que la révolte gronderait et déboucherait très vite sur une jacquerie des rupins.
Reste le mystère Céline Dion. Le somptueux hôtel particulier de 630 m² qu’elle possédait au cœur de la Villa Montmorency a été mis en vente à l’agence immobilière Kretz pour la modique somme de 14,9 millions d’euros avant d’être retiré du marché il y a quelques mois. La chanteuse québécoise s’est-elle ravisée ? Si ce n’est pas le cas, quelle personnalité fortunée l’a acheté ? Serait-ce vous, amie lectrice, ami lecteur ? Tilleuls, non merci ! Nul
* Les deux sociologues sont également les auteurs de « Sarkozy, le président des riches ». Publié en septembre 2010, ce livre, sous-titré « Une enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy », met en lumière les liens étroits et quasiment incestueux qui unissent le pouvoir en place et les puissances d’argent. Un livre qui appuie là où ça fait mal, des rodomontades de l’ex-président aux cadeaux fiscaux de toutes natures en direction des classes fortunées.
** Jean-Paul Baudecroux (fondateur et principal actionnaire d’NRJ), Tarak Ben Ammar (producteur de cinéma), Jean-Paul Bucher (fondateur du groupe de restauration Flo), Michel Cicurel (économiste et financier), Laurent Dassault (industriel), Dominique Desseigne (pédégé du groupe Barrière), Xavier Niel (co-fondateur du groupe de télécom Illiad et créateur de Free), Jean-François Roverato (pédégé d’Eiffage), Georges Tranchant (ancien député RPR et fondateur des Casinos Tranchant), etc...
Note : ce texte est une reprise actualisée d’un article de 2011
À lire : Cette « gentrification » qui chasse les classes populaires de Paris (janvier 2018)