Ainsi, toutes ces années, l’opinion publique française
aurait été abusée au sujet du prophète Muhammad, victime ou coupable d’idées
reçues à l’encontre de celui qu’on surnomme le dernier des prophètes ? Une
regrettable gageure qu’il s’agirait de réparer, de corriger, grâce à la
contribution précieuse d’historiens et d’islamologues contemporains, pleinement
engagés à rétablir la vérité historique sur ce grand personnage.
Eh bien, que les lecteurs se rassurent, car il n’en est
rien. Ou si peu. Ce 734e numéro d’Historia, en dépit des
nombreuses informations intéressantes, enrichissantes, qu’il recèle (notamment
l’article de Jean-Paul Charnay, sur les guerres de conquêtes), bien loin de
lever quelques-unes des idées reçues sur le prophète, semble, au contraire,
s’attacher à les entretenir.
Particulièrement, trois d’entre elles, que nous allons nous
efforcer de décortiquer.
De Muhammad à Mahomet
La première idée reçue concerne le nom du prophète lui-même,
apparu en France dès le Moyen Âge, sous la forme notoire et usitée, jusqu’à ce
jour, de Mahomet. Une forme nominale que l’on présente et justifie comme une
simple adaptation d’un nom propre arabe en ancien franc. Depuis cette époque,
Mahomet s’est imposé comme la seule appellation officielle désignant le
prophète des musulmans.
Cette question pourrait paraître anodine si ce nom,
lui-même, n’était pas révélateur de certaines représentations historiques et
sociales, régulièrement activées et génératrices de malentendus, de tensions et
parfois, de conflits. Nous verrons donc, plus loin, à quelles finalités, cette
mutation syntaxique de Muhammad à Mahomet, a-t-elle obéi, et sous quelles
conditions, s’est-elle opérée.
Avant cela, observons que la revue Historia utilise
dans ce dossier les deux formes nominales : Muhammad, dans les cinq
articles du dossier, qui est la seule forme orthographique (le nom propre
Mohamed est également utilisé) reconnue et acceptée par les musulmans ; Mahomet,
en titre et dans les multiples annotations.
Ce double emploi est justifié de la manière suivante : « Muhammad
(littéralement « le Louangé ») est la transcription phonétique à
laquelle les Arabes et les arabisants tiennent aujourd’hui. Nous avons donc
respecté le souhait de nos auteurs. En revanche, pour tous les textes produits
par la rédaction, nous avons conservé le nom de Mahomet, plus immédiat pour le
lecteur non-spécialiste. »
C’est ainsi, par une argumentation implicite, par le fait
que le nom Mahomet ait constitué l’usage pluriséculaire désignant le prophète,
en Europe, qu’Historia impose d’emblée son emploi, même aujourd’hui. Et
cette persistance d’usage, il faut bien le dire, soulève un vrai problème.
Pourquoi imposer une forme nominale, Mahomet, fruit d’une
longue histoire conflictuelle, que ne reconnaissent pas les musulmans, alors
même que la forme Mohamed ou la forme anglophone Muhammad, est dorénavant
largement employé dans le vocabulaire français ?
Pour répondre à cette question, il nous faut tenter de
comprendre comment le nom du prophète Muhammad, sous sa forme phonétique arabe,
a pu se transformer en Mahomet, dans l’usage des langues romanes occidentales.
Sur ce point, un vrai travail de fond a été mené par les
historiens et les linguistes. Des travaux récents ont permis d’apporter un
éclairage décisif sur ces zones d’ombres.
Concernant la mutation du nom propre, une étude du
Pr Michel Masson, de la Sorbonne, publiée en 2003, dévoile plusieurs
enseignements capitaux dans la compréhension de ce processus de transformation
linguistique. Nous en publions de larges extraits (pour une explication des
termes techniques et linguistiques, se référer aux notes, en bas de page.
Pour connaître les sources de l’étude, voir http://selefa.free.fr/files_pdf/AcBul09T02.pdf
).
« Si l’on envisage le nom arabe du prophète Muhammad, on voit donc que, par exemple en anglais contemporain, il a subi
une distorsion minimale (Mohammad). Il en est de même en
allemand ou en néerlandais (Mohammed). Tel n’est pas le cas en
anglais médiéval ou dans les langues romanes occidentales où l’on observe des
altérations insolites. »
Après
avoir fourni quelques exemples de mots courants ayant subi des transformations
linguistiques, l’auteur de l’étude observe, concernant le terme de Mahomet,
certaines caractéristiques, inhabituelles.
« Cependant trois phénomènes
peuvent surprendre :
* le rendu des deux premières voyelles : u par a et a par o, u (et une fois par i). On attendrait l’inverse.
* le passage de -d final à la sourde -t (ou -th).
* dans certains cas, l’apocope (1)
des phonèmes finaux.
On peut rendre compte du passage de -d à -t par une prononciation régionale. Elle
semble confirmée, d’une part, par des notations grecques
et, d’autre part, par des transcriptions d’anthroponymes (2)
dans le domaine espagnol. La métathèse (3) des voyelles est elle aussi
attestée dans ces mêmes transcriptions d’anthroponymes. Cependant, s’il est
vrai qu’on peut admettre une transmission du nom par certains dialectes
comportant ces particularités, il reste que rien n’explique l’apocope.
D’autre part, l’interprétation des deux
premières distorsions par des faits dialectaux ne laisse pas de surprendre. En
effet :
* s’il est vrai que ces particularités
dialectales sont attestées, elles paraissent avoir été minoritaires et elles
n’ont apparemment laissé aucune trace dans les dialectes modernes.
* pour aboutir à une forme telle que Mahomet, il aura fallu que ces particularités dialectales minoritaires
soient simultanément représentées dans la source de l’emprunt.
* le contact entre romanophones et arabophones
n’a pas été ponctuel mais multiple dans le temps mais aussi dans l’espace :
Andalousie mais aussi Italie méridionale et, auparavant, sans doute Afrique du
Nord.
Dans ces conditions, il est hautement improbable que les
romanophones aient été exposés uniquement à un arabe hypothétiquement
caractérisé par l’assourdissement du -d en -t et par la métathèse a/o et si, d’aventure, ils l’ont
été, il aura fallu qu’intervienne quelque chose qui interdise toute
modification par une forme plus communément représentée. »
Généalogie d’un fantasme
Dans ce passage, Michel Masson met en évidence deux
choses. Le phénomène de transformation était une pratique courante dans les
langues européennes. Mais également le fait que la transformation linguistique
de Muhammad à Mahomet n’a pas obéi à un processus naturel et conforme aux
idiomes romans de l’époque. Le contexte culturel et la configuration
linguistique du Moyen Âge ne permet pas d’en rendre compte. La spécificité des
changements effectués indiquent donc une inflexion particulière qu’il va tenter
de résoudre.
« Pour trouver la solution à ce problème ainsi qu’à celui que
pose l’aphérèse (4) dans les formes de type Mahoma, il pourrait être instructif d’examiner les mots romans formés à
partir de ce nom propre. Pour ce faire, l’on se reportera à la rubrique Mahomet du FEW, t. XIX.
Comme on peut s’y attendre, on y trouvera des mots qui se réfèrent
à la religion musulmane comme mahomerie « mosquée » (aussi mahumerie, mahommerie).
Mais on observe 4 autres orientations sémiques beaucoup moins
banales :
1) mahoumet « mauvais génie, esprit » ; maumet « satan » ; mahons
« dieux païens » + « diable » (+ sic. Maumma « diable » [aussi « turc, infidèle »] ; + Mahonin, « démon de la 3e hiérarchie »4. Cf. aussi esp.and. mahomìa « mauvaise action »).
2) moumo « statue » ; mahomet « idole » ; mawoumet « caricature, homme de paille
qu’on place à proximité de la demeure d’un homme qu’on veut ridiculiser » (+ «
nuit du 1er mai » ; + m.angl. mahum « idole »).
3) mahom « lourd et grossier » ; magon « homme malpropre » + « épouvantail » (+ and. majoma « lourdaud »).
4 ) mahoume « compagne des loups-garous =
femme de mauvaise
vie ». (+ anc.fr. mahomet « favori, mignon », DAF, s.v. « Mahom », aussi mahomes).
Bien entendu, on aura reconnu dans cette exploitation du nom du
prophète la motivation xénophobe la plus délirante, celle de gens totalement
christianisés pour lesquels toute croyance étrangère relève de l’abomination.
La haine ainsi manifestée par les chrétiens à l’endroit de l’islam pouvait
encore être accentuée du fait qu’ils avaient été attaqués et vaincus à plate
couture et, pire, peut-être craignaient-ils aussi qu’après avoir écrasé le
christianisme de ses domaines asiatiques et africains, les musulmans ne
s’apprêtent à les anéantir partout définitivement.
On remarquera avec intérêt que ces 4 directions sémantiques se
trouvent représentées dans le sémiogramme (5) de MARM et de MOM qui,
rappelons-le, sont articulées autour du nom du singe/chat
:
MARM-
1. prov. marmau « ogre » (S, p. 71 et 90).
2. fr. marmouset « figure grotesque » (S, p.
91) ; marmotte
« poupée
» (S, p. 95) ; sic. marramau
« épouvantail »
(S, p. 71).
3. it. marmotto « lourdaud », marmocchio
« benêt » (S, p.
93) ; esp.
marmolillo « niais ».
4. fr. marmite « prostituée ».
MOM-
1. sarde momo « monstre » ; cal. mommu « fantôme ».
2. roum. momîie « épouvantail ».
3. fr. môme « sot » (FEW) ; cal. mommu « idiot ».
4. fr. môme « giton ».
Dans ces conditions, l’on comprend ce qui a dû se passer : le nom
du prophète aura été déformé pour pouvoir être intégré dans le dispositif
péjoratif relatif au singe/chat (...) Nous décrivons
là un processus bien connu de cacophémie réalisé sous forme de calembour. Il
est confirmé par le fait que, dans de nombreux cas, la même démarche a été
utilisée.
La cacophémie (6) explique donc l’aphérèse subie par le nom
de Mahomet mais elle permet aussi de résoudre les difficultés
d’interprétation de la métathèse des voyelles et de l’assourdissement du d.
On sait enfin que, au Moyen Âge, le singe, comme le chat, est tenu
pour une créature infernale. Le jugement de Luther résume bien l’opinion
générale : « Les serpents et les singes sont sujets du diable plus que tous les
autres animaux... Je crois que le diable habite les singes et les guenons pour
qu’ils puissent aussi bien contrefaire les humains. » En cela, comme le signale
Feinberg, le singe est proche « des sorciers, des assassins, des maquereaux et
des idolâtres » mais aussi, comme le rappelle Janson
« des païens, des apostats et des hérétiques ».
De
cette étude, nous pouvons retenir deux choses. La métamorphose du prénom
Muhammad en Mahomet, n’a pas obéi à de simples considérations d’usage, de
commodité et de ré-appropriation linguistique. Elle répondait à des desseins de
diabolisation et de calomnie religieuse, dans un contexte historique qui les
favorisaient volontiers.
Une sortie symbolique
Plus
que cela, cette mutation linguistique a traduit, pour les peuples romans du
Moyen Âge, la représentation collective, elle-même fruit d’une construction
collective, élaborée sur la figure du prophète, et partant, des musulmans
eux-mêmes.
Professeur
d’histoire médiévale à l’université de Florence, auteur du célèbre ouvrage Europe
et Islam : histoire d’un malentendu, Franco Cardini explique la
prégnance de cette vision caricaturale de l’islam.
« On
reste confondu devant l’image de l’islam qui émerge des textes décrivant les
musulmans au moment de la première croisade, non seulement ceux des
chroniqueurs (d’ailleurs avares d’informations sur le sujet) mais surtout les
poèmes épiques, dont il ne faut pas oublier qu’ils étaient rédigés ou
recueillis dans des cercles totalement laïcs ou presque, et qu’ils
véhiculaient une propagande destinée aux laïcs et aux illettrés. La
connaissance que l’Europe occidentale du XIe siècle avait de
l’islam était maigre, confuse, pleine de lacunes ; de plus, elle se
répartissait en différents niveaux de savoir et d’utilisation, et elle était
l’objet d’une médiation organisée qui en manipulait les contenus en fonction
des milieux et des objectifs visés (7). »
Une
instrumentalisation, inaugurée au Moyen Âge, qui se poursuivra sous la période
coloniale (dans la figure de l’indigène, être de violence, sauvage, sans
civilisation et sans Histoire), et, dans une autre mesure, aujourd’hui même,
dans les discours sur l’islam, de l’extrême droite jusqu’à l’intelligentsia
laïciste de gauche.
Depuis
cette funeste époque, près de mille années se sont écoulées.
Aujourd’hui, les
musulmans sont une composante essentielle de la communauté européenne. De
nouvelles générations de citoyens affirment sans ambages, de plus en plus, leur
volonté de vivre leur foi et leur citoyenneté, pleinement, de manière équilibré
et dans un cadre pluraliste.
Plus
que tout autre chose, ce mariage entre foi et raison témoigne que nous sommes
bien entrés dans une ère post-moderne, où la coexistence s’impose d’elle-même
comme une évidence, la marque du bon sens. Une réalité qui ne s’imposera
certainement pas sans heurts, ni tensions identitaires. C’est, somme toute,
déjà le cas.
Mais
l’histoire est en marche et il appartient aux hommes de la conduire et de la
construire, collectivement. Pour y parvenir, il sera grand temps de renvoyer
les procédés rhétoriques calomnieux et diabolisant, à l’époque qui les a vus
naître.
Mahomet
est un produit de ces procédés malhonnêtes. Il en porte les stigmates.
Et
sur ce point, il nous faut dire que la véritable caricature du prophète qu’ait
produite l’Occident, n’a pas émergé d’une publication danoise, il y a deux ans,
mais d’une époque historique baignée et noyée par son obscurantisme, il y a
mille ans.
Réhabiliter
le nom du prophète devrait donc nous permettre d’inaugurer une sortie
symbolique, de la double impasse diabolisation/victimisation, dans laquelle les
termes de ce débat ne cessent de nous enfermer. Vivre enfin cette nouvelle ère,
sous le signe de la maturité, de l’apaisement et de la sagesse, dans la plus
pure des traditions humanistes européenne, voilà ce que, résolument, nous devons appeler de nos vœux.
1- En rhétorique et en phonétique, une apocope est
l’amuïssement d’un ou plusieurs phonèmes en fin d’un mot : photo
pour photographie, ciné pour cinéma (lui-même apocope de
cinématographe), télé pour télévision ou téléviseur (source :
wikipédia).
2- Nom masculin singulier, désignant une personne.
3- Modification rhétorique, linguistique, phonétique ou
morphologique qui altère l’intégrité d’un mot par addition, suppression,
substitution ou permutation d’unités (phonétiques ou morphologiques).
4- En linguistique, l’aphérèse (du grec ἀφαίρεσις aphaíresis, « ablation »)
est une modification phonétique impliquant la perte d’un ou plusieurs phonèmes
au début d’un mot. L’aphérèse est un métaplasme s’opposant à l’apocope.
5- Structure linguistique et sémantique, basique, d’un
terme.
6- Utilisation
de mots obscènes, dits gros, atteignant les choses avec brutalité et sans
détours, par opposition à l’euphémie, art du parler elliptique qui garde
constamment le souci de ne pas heurter la plus fine sensibilité.
7- Europe
et islam : histoire d’un malentendu, éditions Points, p 119.