Par delà les gènes et le génome : le déterminisme téléologique entre en scène
La compréhension de la vie est en plein bouleversement. Les schémas actuels sont devenus instables. La génétique et l’épigénétique livrent des données supplémentaires pouvant faire l’objet d’hypothèses globales et systémiques. Le champ des gènes, génomes et molécules s’offre à l’imaginaire scientifique et philosophique. Le génome et son transcriptome s’avèrent plus instable qu’on ne le pensait. Cette instabilité (génomique et épigénétique) est source de plasticité et de transformation. L’adaptation et la spéciation en découlent. Les processus moléculaires semblent chaotiques et pourtant, cette instabilité semble rencontrer une autre force, stabilisante, celle qu’on peut avec une approximation méthodique désigner comme puissance auto-organisatrice. Un pas de plus dans la profondeur ontologique pourrait nous conduire vers l’idée d’une puissance téléologique. Quelle serait alors la différence ? L’auto-organisation caractérise un ordre phénoménal formel, exprimé sous la forme d’un assemblage structuré et/ou ordonné d’éléments, voire de processus. Dire qu’en plus il y a une puissance téléologique suppose qu’une cause finale préside à cet assemblage dont la genèse n’est pas une fantaisie de la nature mais répond à une finalité qu’il faut alors déterminer en la dévoilant.
Ce n’est pas une petite révolution que de réintroduire les causes finales dans une science qui n’a cessé de mettre à l’écart la métaphysique pour se contenter d’un empirisme positiviste visant à analyser des phénomènes pour ensuite les classer et les cadrer dans des formalismes. La biologie contemporaine ne s’occupe que du comment alors que l’élucidation de ce comment pourrait bien se dessiner en articulation avec le pourquoi. Ce qui suppose une orientation, une voie que suivent les mécanismes à l’insu de l’organisme dont ils sont les rouages. La possibilité d’une téléologie inhérente à la vie a été exposée dans un essai (Dugué, Le sacre du vivant, soumis pour édition). Ce cadre paradigmatique pourrait servir à rassembler des résultats récents, riches en détail, concernant la génétique ainsi que les neurosciences.
Je reviens sur cette étude concernant l’expression du génome cortical évoquée précédemment dans un contexte temporel. Les auteurs de cette étude se sont aussi penchés sur l’impact des différences génétiques séparant les individus. Et qui portent sur 500 000 à un million de nucléotides. Ces altérations génomiques sont susceptibles d’influer, en jouant sur des régulations fines, sur le transcriptome. Or, c’est l’inverse qui a été constaté. L’expression des gènes est la même quel que soit la distance génétique qui sépare les individus dont certains ont même des différences ethniques prononcées. Les auteurs concluent que malgré le polymorphisme génomique capable d’affecter l’expression des gènes, le génome humain produit une architecture moléculaire consistante tout au long de la vie. Ce constat suggère la présence d’une détermination téléologique qui nous échappe mais dont nous pouvons déceler quelques indices à travers cette figure, disons archétypale, de l’expression génique. Exposer clairement et sans contresens la thèse de la détermination téléologique n’est pas chose aisée. Si tel est le cas, c’est que cela ne se conçoit pas clairement, du moins si on tente de la formuler à l’échelle des mécanismes génétiques, épigénétiques et moléculaires. En vérité, c’est le déterminisme génétique dans sa version absolue qui est en cause. Le génome ne contrôle pas entièrement le phénotype et les mécanismes physiologiques de la cellule. Le génome se présente comme la source « d’ondes formelles » produisant transcriptome et protéome, lesquels s’associent, se combinent, s’assemblent en obéissant à des règles propres qui ne sont pas encodées par le génome.
Cette thèse n’est pas évidente à saisir. Je suggère de l’exposer avec une métaphore qui permettra de comprendre le concept au prix d’une simplification imagée. Prenons une usine qui, avec ses notices techniques et ses chaînes de montage, fabrique des pièces mécaniques. Une fois sorties de l’usine, ces pièces sont disposées dans un milieu fermé où elles peuvent librement interagir. Au bout d’un moment, ces pièces comprennent qu’elles peuvent s’assembler, formant une structure dont la notice de montage provient du jeu interactif de ces pièces, et non pas de l’usine d’où elles sont issues. C’est un peu comme le jeu de lego. Les pièces sont produites prêtes à s’emboîter, livrées dans un carton et c’est par la magie manipulatrice d’un enfant que ces pièces vont s’encastrer pour former une figure inédite. La vie ressemble un peu à ça, les pièces formées par l’usine génomique et ses dispositifs moléculaires s’assemblent comme si la vie était un jeu d’enfant où l’enfant est absent et où les molécules s’assemblent en s’apprenant mutuellement la logique qu’elles doivent suivre. Mais la liberté de jeu est très contrainte. Ces milliards de milliards de molécules formeront des milliards de cellules qui, assemblées et connectées, constituent un organisme dont le phénotype n’est pas arbitraire mais doté de tous les traits faisant de lui l’exemplaire individué d’une espèce. Au sein de chaque organe, les cellules s’assemblent pour générer une fonction. La téléologie est donc fonctionnelle.
Cette conception exposée dans le cadre de la génétique laisse supposer de surprenantes hypothèses. La première et pas la moindre étant que le génome ne serait plus la seule instance dépositaire de la maîtrise de la cellule puis de l’organisme. Ce ne serait pas non plus la principale, si l’on suppose que les réseaux épigénétiques et protéomiques puissent exercer la position centrale dans le déterminisme phénotypique. En fait, le génome serait un peu à l’image des données stockées sur un disque dur, des données mobilisables par les réseaux non génétiques afin qu’elles puissent s’exprimer et participer à la production des composants moléculaires dont la syntaxe dynamique constitue le langage formel, doué de cognition et mis en œuvre dans le fonctionnement coordonné des cellules organiques. L’hypothèse de la détermination non génomique pourrait être justifiée par des considérations formelles. Si l’on suppose que la « substance cognitive » détermine les moyens moléculaires, alors le niveau protéomique et épigénétique paraissent plus aptes à réaliser un calcul combinatoire, notamment avec l’agencement tridimensionnel et la diversité moléculaire que permettent les combinaisons complexes réalisées à partir d’une vingtaine d’acides aminés alors que le génome n’utilise que quatre nucléotides. Si bien que l’information génomique est linéaire et sans doute, limitée dans l’accès. Ces idées sont pour l’instant vagues. Mais La biologie progresse parfois par un empilement de résultats qui, rassemblés et synthétisés, permettent de forger des hypothèses générales sur les processus fondamentaux du vivant et leur logique. Une théorie présentée de manière incomplète peut servir d’éclairage pour aiguiller la pensée, pour aller vers les résultats pertinents et constituer de ce fait le germe de la théorie définitive. La littérature scientifique est riche en détails mécanistiques. On trouvera des indices suggérant la place des processus protéomiques dans le fonctionnement cellulaire.
La chromatine est la structure de base des chromosomes. Elle se compose essentiellement d’ADN et des histones, protéines nucléaires essentielles. S’y ajoutent les ARN issus de la transcription. La chromatine permet à l’ADN d’être compacté mais aussi d’être décondensé, grâce aux histones, ce qui permet l’expression de l’information génétique puisque l’ADN décompacté est accessible à la transcription. Les gènes deviennent alors actifs. Jusqu’à présent, seule cette fonction régulatrice de l’expression était attribuée à cette structure nucléaire, or, Sharon Dent a mis en évidence avec ses collaborateurs ce qu’elle appelle une seconde vie de la chromatine (J. Latham et al, Cell, 146, 709-719, septembre 2011). Le modèle en vigueur concevait la régulation des signaux dans une seule direction. Le signal provenant du cytoplasme, transitant dans le noyau puis achevant sa course dans le lieu précis de la chromatine afin de déclencher ou d’inhiber une expression génétique. Le nouveau modèle prévoit des interactions croisées contournant la « logique de l’ADN ». Autrement dit, la chromatine et le protéome interagissent en ignorant le génome. L’ancien schéma s’explicite ainsi : protéome -> histone -> ADN. Le nouveau schéma nécessite l’adjonction d’une séquence interactive nouvelle : histone <-> protéome.
Le rôle déterminant du protéome se dévoile également dans la découverte de protéines capables de se positionner hiérarchiquement dans la logique des mécanismes et de contrôler une multitude de circuits moléculaires. Les recherches les plus récentes livrent beaucoup de détail sur cette hiérarchie moléculaire avec quelques protéines identifiées pour leur action centrale. L’exemple de la protéine Sharpin, dotée d’une masse moléculaire respectable de 45000, est très intéressant car elle exerce son emprise sur les intégrines, protéines importantes dans l’agencement des assemblages intercellulaires et des communications qui en résultent. Une équipe de chercheur vient de confirmer la nature précise des mécanismes impliquant cette protéine dans plusieurs types cellulaires, normaux ou cancéreux. Son mécanisme réside dans une inhibition ciblée des processus régulés par l’intégrine, grâce à la fixation sur une sous-unité ce qui modifie alors les capacités cellulaires à s’assembler, voire même à migrer. Cette protéine Sharpin exerce aussi son action sur d’autres cibles ce qui en fait une protéine multifonctionnelle (J. Rantala et al. Nature cell biology, publié en ligne, 25/09/2011).
Une autre protéine, la P53, fait l’objet de l’attention des biologistes qui lui prêtent des propriétés centrales dans les mécanismes de régulation, n’hésitant pas à la désigner comme la gardienne du génome, voire l’ange gardien des gènes. On la crédite d’une régulation de dizaines de voies moléculaires importantes alors qu’elle semble capable d’influer sur l’expression de centaines de gènes. Cette protéine semble quelque peu mythique. On la retrouve impliquée dans de nombreux cancers ce qui est logique puisque étant considérée comme la gardienne de la stabilité du génome, elle concourt à engendrer de l’instabilité génomique lorsqu’elle se met en veilleuse, favorisant de ce fait l’apparition et la progression du cancer. Elle joue aussi un rôle dans la mort cellulaire (apoptose), notamment lorsque l’ADN génomique subit des dommages irréparables et que l’organisme a tout intérêt à se débarrasser d’une cellule non viable. C’est une sorte de protéine à tout faire, mobilisable également dans les phénomènes de stress cellulaire.
On notera que la tendance est à la destitution du « génétique », autrement dit de l’hégémonie des gènes. D’autres instances déterminantes se dessinent au cours des recherches menées au 21ème siècle. On me pardonnera d’insister à nouveau sur le génome central et de mentionner ici des résultats très récents portant sur les gènes Hox qui il y a une décennie étaient devenus les emblème du paradigme génétiste. Les gènes Hox, désignés comme homéogènes, sont censés déterminer le développement des membres et de l’architecture des animaux supérieurs. Ils interviennent localement et séquentiellement durant l’ontogenèse. Or, ces gènes seraient sous le contrôle de processus encodés par des zones distales de l’ADN. Plus précisément, dans un lieu du génome désigné comme désert et présentant sur une longueur considérable, 800 kb, des « clusters » régulateurs. D’où la construction d’un nouvel objet génomique, « l’archipel régulateur » (Montavon et al. Cell, 147, 1-14, novembre 2011). Cette structure régulatrice a été étudiée dans le contexte du développement des doigts en relation avec le gène HoxD. Tout ce passe comme si cet archipel génomique se livrait à un jeu de construction visant à produire différentes formes de doigts, assurant ainsi aux tétrapodes une plasticité phénotypique importante. Avec au centre de l’alternative une antienne bien connue, celle de la plasticité liée à la sélection naturelle ou bien générée par l’inventivité du vivant et j’ajoute, une détermination téléologique dont les ressorts méta-physiques nous échappent pour l’instant.
Si l’on devait trouver des arguments en faveur d’une téléologie liée au protéome, on irait chercher du côté de la P53 ou de la protéine sharpin. Le réseau protéique est-il le siège de processus cognitifs où se calculent, se déterminent les finalités phénotypiques d’une cellule placée dans son environnement tissulaire ? C’est possible. Notons que ces protéines repérées comme centrales dans le protéome agissent au carrefour de multiples voies physiologiques et de régulations génétiques. Contrairement à la fausse idées répandue d’une autogestion auto-organisatrice horizontale (observée uniquement dans le monde physique), le monde vivant, comme les sociétés du reste, ont besoin de régulations centrées et ces systèmes de maîtrise sont presque toujours positionnées au centre d’un réseau interactif. L’instance qui organise le système est fortement interconnectée à la périphérie, pas seulement pour envoyer les signaux de commande mais surtout en tant qu’instance cognitive. Et donc, le protéome semble lui aussi générer des processus cognitifs cellulaires. Commander dans un système qu’on « veut ou doit » organiser sous-entend une forme de calcul. Recevoir et émettre les signaux adéquats ; s’assurer de la lecture correcte des signaux. C’est probablement ainsi que fonctionne la cellule. Et c’est certainement le nouveau paradigme qui marquera le 21ème siècle. La vie conçue comme un système cognitif, plus que comme un équilibre homéostatique. La vision héritée du 19ème siècle s’éloigne.
La thèse initiée dans Le sacre du vivant se précise. La vie est indissociable d’une « organisation finalisante et finalisé) et par ailleurs, siège de processus cognitifs internes mais aussi en liaison avec l’extérieur. Etre vivant c’est percevoir ! La vie est basée sur des réseaux de communications permettant de générer des calculs et d’agencer les éléments en liaison avec ces calculs subordonnés à des finalités. Une cellule effectue des calculs avec son protéome et ses ARN aussi (voir précédemment la réflexion sur ce-RNA). La cellule est donc sous la maîtrise de deux déterminations, l’une imputable à « l’écriture génétique » et la dynamique génomique, l’autre exercée d’une manière plus ou moins indépendante par les réseaux d’ARN et du protéome, lesquels sont des dispositifs cognitifs secrétant des finalités spécifiques. C’est une conception révolutionnaire qui en fait, transcende comme on le comprend l’alternative entre mécanisme et finalisme héritée des controverses du 18ème siècle. Cette conception peut être transposée aux champs anthropologique, sociologique et politique mais je n’en dirai pas plus à ce stade, sinon que nous assistons à une révolution aussi importante que celle qui vit la science mécaniste s’installer au 17ème siècle.