Penser comme son fauteuil
Cette phrase, due à Jean Syrota, est particulièrement éclairante, et au-delà de Lamartine qui se posait la question de l’éventualité de l’âme des objets inanimés, évoque la difficulté qu’ont les dirigeants d’entreprises, ou d’organisations, à développer un sens critique, perdant ainsi leur crédibilité.
En effet, il semble difficile pour certains cadres de critiquer « l’outil de travail » dès l’instant ou cette critique n’est pas dans le droit fil de la « bien-pensance » de l’entreprise et lorsqu’une expertise montre du doigt ces problèmes, le résultat en est généralement occulté.
C’était dans l’émission « Terre à terre » de Ruth Stégassy du samedi 13 septembre 2014, sous le titre « le blues des experts », et le physicien Bernard Laponche s’interrogeait sur la validité des expertises lorsqu’elles sont faites par les membres de ces entreprises.
Bernard Laponche, cet expert reconnu au niveau international, et dont les compétences en matière d’énergie en général, et de nucléaire en particulier, sont indéniables, déclarait : « l’expertise est très mal traitée en France en particulier sous l’angle de l’exercice démocratique… ».
Dénonçant les pseudos expertises officielles, le manque d’expertises contradictoires, et donc de démocratie, Bernard Laponche s’intéresse particulièrement à l’énergie nucléaire, évoquant la solidarité de caste, regrettant que l’administration toute puissante puisse donner un avis d’expertise, alors qu’elle n’en pas généralement les compétences.
Il constate que, dans notre pays, qui avec ses 75% d’électricité provenant du nucléaire, est le plus nucléarisé du monde, « il est extrêmement difficile, voire impossible de trouver une expertise sur les questions nucléaires en dehors de cet appareil d’état, grands organismes et entreprises, et forcément vous arrivez à une situation dans laquelle les choix sont faits par cette caste, (…) et la haute administration et que l’intervention d’experts extérieurs qui pourraient être aussi compétents que ceux qui sont à l’intérieur, n’est pratiquement pas admise… ».
Il déplore que la caste des physiciens, lesquels sont pro nucléaires presque par définition, permette au rouleau compresseur d’avancer sans la moindre difficulté, occultant le moindre débat public démocratique, ou s’en servant pour faire la promotion de cette énergie pourtant si problématique.
Le physicien rappelle qu’un expert se doit d’avoir au moins 3 qualités, d’abord la compétence, puis l’honnêteté intellectuelle, et enfin la liberté de parler.
Il précise qu’ils ne veulent pas risquer de mettre leur carrière en danger : « ils ne vont pas critiquer leur boutique…ils pensent comme leur fauteuil » expression qu’il emprunte à Jean Syrota, lequel s’était fait remarquer dans les années 70 en condamnant le chauffage électrique, alors qu’il était directeur général de l’énergie, position courageuse, d’autant que la promotion du chauffage électrique était destinée à favoriser l’utilisation de l’énergie nucléaire.
Cette phrase « chacun pense comme son fauteuil » enlève le titre d’expert à ceux qui la mettent en pratique, déclare logiquement Bernard Laponche, ajoutant que finalement, « ce sont les politiques qui sont responsables in fine, c’est eux qui en général n’écoutent que les experts officiels, et ne s’étonnent pas qu’un directeur d’EDF ou un dirigeant du CEA prône le nucléaire (…) ne prenant pas la peine de travailler ces questions et d’organiser des débats contradictoires ».
Par contre, ajoute-t-il « quand ils en organisent, comme par exemple la commission d’enquête de l’assemblée nationale, on s’aperçoit qu’il se dit des choses très intéressantes, (…) mais les politiques n’en tiennent pas compte ». lien
Il va plus loin en affirmant : « il n’y a pas vraiment d’instances ayant du pouvoir qui soient chargées par les politiques d’organiser ce débat contradictoire et surtout (lorsque c’est éventuellement le cas-nr) que les politiques en tiennent compte » ajoutant « les problèmes de sûreté nucléaire, de risques, sont considérables (…) les experts officiels prennent le droit de faire les choix »
Pourtant, le directeur général de l’IRSN (institut de recherche et de sûreté nucléaire) répondant à la question : « après Fukushima, le nucléaire a-t-il de l’avenir ? » : déclarait : « Fukushima ne remet pas en compte l’utilisation de l’énergie nucléaire…mais il faudrait de nouveaux types de réacteurs et un nouveau paradigme pour éviter des accidents aussi graves ».
Bernard Laponche remarque : « la deuxième partie de la phrase s’appuie sur ses compétences mais la première partie de cette phrase est une prise de décision politique sauf que ce n’est pas à lui de décider ça ! C’est aux politiques ou c’est au citoyen de décider ça ».
En effet, s’il faut changer de paradigme, il faut logiquement arrêter les réacteurs actuels.
Or aujourd’hui, les politiques, sans tenir compte de cette expertise, ont décidé de prolonger la vie de ceux-ci, alors que nous savons que les cuves de certains sont fissurées, et que leurs défaillances s’accumulent.
Plus grave, ce directeur ajoute : « nous avons toujours dit que l’accident grave était possible en France, il faut donc se préparer à des crises majeures et longues ».
Mais hélas, en haut lieu, personne ne relève ça et Bernard Laponche de conclure : « la classe politique devrait peut-être être mise au banc des accusés ».
Nous avons donc dans notre pays un gros problème de démocratie, mais ce n’est pas une nouveauté…
Ceci dit, il reste des « professionnels de la profession » qui sont encore capables de réagir et dénoncer, comme par exemple Masao Yoshida, l’ancien directeur de la centrale dévastée de Fukushima, aujourd’hui disparu, emporté par un cancer à l’âge de 58 ans, et son testament à charge provoque aujourd’hui quelques remous dans le monde opaque du nucléaire.
Il a tout de même fallu 3 ans et demi pour que les auditions des 770 protagonistes du drame soient enfin rendues publiques, et dans celles-ci il faut s’attarder sur les 400 pages rédigées par, l’ancien directeur de Fukushima Daiichi.
Accusant les responsables de Tepco, lors du drame de Fukushima, d’avoir été plus préoccupés de la forme à donner à leurs réponses aux questions du cabinet du 1er ministre, qu’à s’intéresser à la situation réelle sur le terrain, il dénonce dans ce long document les injonctions incohérentes venues des grands patrons de l’entreprise nucléaire japonaise.
Il raconte comment, face à la crise grave qui était en cours, ceux-ci lui avaient demandé d’appliquer un programme de ventilation pour le réacteur n°1, afin d’éviter une montée de pression qui aurait fait rompre toute l’installation, oubliant qu’il n’y avait plus d’électricité, et que seule une intervention manuelle était possible.
Alors que les ouvriers, malgré les taux infernaux de radioactivité, tentaient de déclencher manuellement cette ventilation, le ministre de l’industrie ordonnait l’évacuation du site, et devant l’incohérence d’un tel ordre, Masao Yoshida décidait de désobéir.
On imagine mal ce qui aurait pu se passer si les ordres du ministre avaient été appliqués.
Il continua aussi de faire arroser les réacteurs avec de l’eau de mer, évitant ainsi le pire, malgré les ordres du gouvernement qui lui avaient demandé d’arrêter. lien
Cet homme a manifestement évité que la catastrophe nucléaire, dont les conséquences sont déjà hors de toute proportion, ne prenne une dimension encore plus tragique. vidéo.
Aujourd’hui, au Japon, la situation continue de se détériorer, et récemment, Tepco a été condamné à payer 365 000 € à la famille d’une personne dont le suicide a été motivé par des conditions de vie bouleversées à cause de l’accident atomique…alors que Tepco faisait valoir que ce suicide n’était qu’une raison parmi d’autres de la dégradation de l’état de santé de la victime. lien
Nouvelle pas rassurante pour l’entreprise nucléaire qui avait par le passé payé des dommages à une autre famille, sur les bases d’un accord à l’amiable.
En effet, depuis la catastrophe, jusqu’en novembre 2013, 1459 décès sont en rapport avec l’accident nucléaire, et comme le dit le professeur Takagi Ryusuke de l’université de Iwaki-Meisei : « les victimes vivent depuis bientôt 2 ans et demi hors de leur foyer, sans aucune perspective d’avenir, ce qui influe de façon néfaste sur leur corps et leur esprit ».n’en déplaise aux lobbyistes nucléaires qui continuent d'ânnoner : « Fukushima, zéro morts ». lien
Les experts évoquent maintenant le « syndrome de Fukushima » qui concernerait aussi les enfants, dont la santé mentale serait fragilisée, provoquant des troubles de leur sommeil, de l’agressivité, de la dépression, laquelle pourrait conduire au suicide de ceux-ci. lien
Au-delà du problème humain, on sait aujourd’hui que cet accident coute de plus en plus cher au Japon, certains évoquant la somme optimiste de 100 milliards €, (lien) alors que l’IRSN estime qu’en France il pourrait atteindre 5800 €. lien
Mais ça ne semble émouvoir le président français alors qu’il pourrait bien compter sous peu au nombre des « sans dents », si pareil accident se produisait.
Comme dit mon vieil ami africain : « quand le pain est dur, les dents deviennent pointues ».
L’image illustrant l’article vient de www.admirabledesign.com
Merci aux internautes de leur aide précieuse.
Olivier Cabanel
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