lundi 5 décembre 2016 - par Sylvain Rakotoarison

Au revoir Gotlib !

« Je classe l’humanité en deux catégories : ceux qui classent l’humanité en deux catégories ; les autres, dont je fais partie. » ("Ma Vie en vrac", éd. Flammarion, 2006).

_yartiGotlibB01

L’un de ses gags, c’était ce vieux dessinateur dépressif qui ne trouvait plus de gag à imaginer pour sa page quotidienne et qui appela la mort. Lorsque la mort est venue, le dessinateur trouva un nouveau gag (au dépens de la faucheuse) et lui demanda donc de revenir un peu plus tard, le temps de dessiner son gag… Cette fois-ci, pourtant, ce dimanche 4 décembre 2016 au Vésinet, "brutalement", le maître de l’humour dessiné fin et sophistiqué n’a pas su convaincre la mort de retourner sur ses pas. Gotlib avait 82 ans et déjà une légende monumentale derrière lui. À la fin du 31e Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil (du 30 novembre au 5 décembre 2016).

À la différence des bandes dessinées proposées par ce salon à Montreuil, l’œuvre de Gotlib n’était pas à mettre entre toutes les mains, et notamment celles de l’innocence de l’enfance. Quand on relit certains extraits, on peut même retenir un frisson d’audace. Perversion sexuelle, exorcisme, hérésie, tous les sujets parfois glauques ou graveleux avaient été abordés par Gotlib qui, pourtant, avait gardé sa naïveté et sa gentillesse venues de l’enfance.

Le Web permet de voir rapidement que la peine est largement partagée par de très nombreux amoureux de Gotlib, dont je fais partie. Il était en quelques sortes mon oncle ou mon grand-oncle, celui qui était le plus jeune de la famille, la branche un peu artiste, celle de l’audace, la rigolote, celle qui continue à s’amuser pendant que les grandes personnes dissertent.

_yartiGotlibB02

À la maison, quand j’étais enfant, nous n’avions que des bandes dessinées "classiques", comme Astérix, Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Spirou, Achille Talon, Boule et Bill, un peu de Tintin, sans plus.

Ce fut durant l’adolescence, quand je m’arrêtais dans une grande librairie, de retour du lycée, que j’ai découvert par moi-même Gotlib. Certes, j’ai découvert la face "sérieuse", celle que des mains innocentes pouvaient consulter. Et d’abord, les fameux "Dingodossiers" avec son compère René Goscinny, un autre génie, et sa continuation personnelle, les fameuses "Rubriques à brac" (Goscinny n’avait plus assez de temps pour poursuivre avec lui, et lui, par hommage et respect, s’était refusé à garder la même appellation).

_yartiGotlibB06

J’étais emballé par les nombreuses conférences loufoques du Professeur Burp, les déclinaisons très créatives de la découverte de la gravitation universelle par Newton, les rouspétances discrètes de la petite coccinelle, les nouvelles aventures du commissaire Bougret et de son assistant Charolles qui aime bien flirter avec la secrétaire (des plaisanteries sur Goscinny, Fred, Gébé et lui-même), etc.

_yartiGotlibB04

À cette série pouvaient s’accrocher le très lymphatique Gai-Luron et son plaisant compagnon Jujube, ainsi que Hamster Jovial, le chef scout des louveteaux qu’il encadre, qui ouvrait la voie à la provocation et au scato-comique.


_yartiGotlibB03

Toutes ces planches sont des descriptions sans complaisance mais avec beaucoup de tendresse des imperfections de la société dans laquelle Gotlib vivait à l’époque, à savoir, essentiellement celle des années 1960 et des années 1970.

Ce ne furent que quelques années plus tard, étudiant, que je découvris, avec des camarades prescripteurs, la face moins politiquement correcte de Gotlib, le "Gotlib pour adultes", celui des obsessions sexuelles, de l’anticléricalisme blasphématoire, de l’exhibition des fantasmes : "Pervers Pépère", "Rhâ-Gnagna", "Rhââ Lovely" qui sont des bandes dessinées "hard" dans le sens où elles ne sont destinées qu’aux adultes. Un exemple ici qui a mélangé à la fois le courage et la dégueulasserie, rompant le manichéisme simpliste des récits dessinés tout en étant très "osé".

_yartiGotlibB05

On pouvait bien sûr concevoir que certaines idées étaient de mauvais goût mais pour paraphraser Clemenceau, j’aurais tendance à dire que Gotlib est un bloc, on le prend ou on le rejette mais si l’on le prend, on prend tout. Parce que la férocité n’a rien à voir avec la méchanceté. Et encore moins à voir avec la vulgarité.

La fascination pour Gotlib porte à la fois sur le fond et la forme. L’humour décalé ou au second degré, au millième degré, avec son style incisif, ses blagues en récurrence, ses effets répétitifs, ses mises en abyme aussi. Et son trait très aiguisé, ses visages qui suscitaient l’imitation, les yeux expressifs, les oreilles bien esquissées, les mouvements dynamisés par des interjections et des onomatopées très vivantes.

Admirateur de Georges Brassens, Gotlib, c’était aussi un humour très français, très franchouillard. Ce n’était pas anodin qu’il fut co-inventeur du faux super-héros Superdupont, prêt à sauver la patrie avec son béret et sa baguette de bain, dans un costume pyjama très soyeux et des pantoufles de luxe.

_yartiGotlibB09

On ne peut que tirer son chapeau (comme Charolles !) pour la clairvoyance de Gotlib face aux extrémismes qui couvaient déjà sous les braises dans le pays, plus aptes à parler à tort et à travers de "patrie" qu’à la servir vraiment et qui confondent patriotisme et nationalisme qui a toujours été à l’origine des guerres dans l’histoire du monde. Au moins, lui, pouvait se vanter d’être né patriote : on n’arrive pas au monde et en France impunément un 14 juillet. Il a échappé de peu à la rafle du Vel’ d’Hiv’ mais son père, lui, fut déporté et gazé à Buchenwald…

Il y a deux ans à Paris, pour fêter ses 80 ans, Gotlib avait eu le privilège d’une exposition entièrement dédiée à ses créations, "Les mondes de Gotlib", qui avait rassemblé des documents, nombreux et passionnants, le concernant.

_yartiGotlibB08

Nul doute que durant cette période de Noël 2016, accompagnant cette nouvelle funeste, les marchands proposeront les œuvres gotlibiennes dans de nouvelles éditions de luxe pour marquer sa tragique disparition. Il avait en fait déjà disparu depuis une trentaine d’années, renonçant à la vie folle du dessinateur, et ses bandes dessinées n’ont pourtant jamais été aussi vivantes qu’aujourd’hui…



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 décembre 2016)
http://www.rakotoarison.eu

(Tous les dessins sont de Gotlib, éd. Audie).


Pour aller plus loin :
Inconsolable.
Les mondes de Gotlib.
René Goscinny.
Tabary.
Hergé.
Comment sauver une jeune femme de façon très particulière ?
Pour ou contre la peine de mort ?



 



16 réactions


  • juluch juluch 5 décembre 2016 10:47

    Merci pour cet hommage Sylvain


    Reposez en paix l’artiste, vos dessins sont toujours présent.

    • La mouche du coche La mouche du coche 5 décembre 2016 19:16

       smiley smiley smiley smiley smiley
      Oui enfin Gotlib, c’était quand même le mec qui a inventé le personnage de superdupont pour insulter les français et participer au marasme où nous sommes aujourd’hui. Personne ne regrettera ce traitre à la France qu’il a passé sa vie à la salir. Il n’est pas étonnant que les soumis aux USA l’adorent. Je ne m’étonnerais pas non plus que l’on découvre dans quelques années comme d’habitude la CIA derrière tout cela. Pet à son âme. 

       smiley smiley smiley smiley smiley

    • Enabomber Enabomber 5 décembre 2016 22:11

      @La mouche du coche
      Ouais, Doriot était d’une autre trempe !


  • LE CHAT LE CHAT 5 décembre 2016 11:22

     smiley bel hommage , il nous manquera beaucoup !


  • Pomme de Reinette 5 décembre 2016 11:37

    Magnifique hommage à celui qui a réjouit ma jeunesse avec ses inénarrables Rubrique à brac et Gai Luron !

    C’était la douce époque où l’on pouvait encore dessiner les choses les plus facétieuses et les plus irrévérencieuses sans déclencher l’ire de fanatiques à qui il manque la plus grande des qualités morales : le sens de l’humour.


    • Ben Schott 5 décembre 2016 15:03

      @Pomme de Reinette
       
      « sans déclencher l’ire de fanatiques à qui il manque la plus grande des qualités morales : le sens de l’humour »
       
       smiley Elle a osé !...
       


  • velosolex velosolex 5 décembre 2016 13:52

    J’ai découvert Pilote en 64 ; je me souviens la couverture titrait : « il y a 20 ans la libération de Paris... »

    Ca me semblait un siècle......Le journal, très potache au départ à grandi avec moi, et m’a accompagné jusqu’au début des années 70...Ah, le plaisir que j’avais d’aller au kiosque de journaux, le jeudi....Pilote, ce fut mon meilleur professeur, celui qui vous initie, qui vous invite à oser : Ce sont adjoint au fil du temps des dessinateurs aussi importants que Mandryka, Gébé, Solé, Druillet, Bretecher, Fred, et j’en passe....
    Mais ceux que je préférais, c’était Cabu, son grand duduche, et bien sûr Gotlib, avec sa rubrique à brac...
    .Ils avaient puisé leur humour dans« Mad », ce fameux journal américain. Les yankees se sont enrichis plus tard de la BD française, tel Crumb, qui vit maintenant en France....Un type qu’a pas la grosse tête, comme tous les grands créateurs...
    Depuis le midi de la France, les Crumb font toujours feu de tout poil ...
    Gotlib avait des failles, des névroses, sans aucun doute lié à son passé, comme Perec, qui lui aussi  avait vu ses parents disparaître dans les camps. La mémoire est utile sans doute, mais parfois il faut savoir juste savoir s’appuyer sur sa sensibilité exarcerbé par ses événements, pour plutot que de rester dans la plainte, en faire une raison de vie et d’obstination. L’humour est bien un moyen de mettre la méchanceté du monde à distance, en s’en moquant.

  • Loïc Decrauze Loïc Decrauze 5 décembre 2016 13:53

    Le trait déjanté, la dérision communicative, le décalage génial, notre Gotlib n’est plus et sera toujours. Que de souvenirs dessinés, cela méritait bien un acrostweet iconoclaste : http://acrostweet.blogspot.fr/2016/12/gotlib.html?view=mosaic


  • Sergio Sergio57 5 décembre 2016 15:17

    Souvenons-nous qu’il était un précurseur, « Les Dingues aux dossiers » sont hélas, toujours d’actualité


    • Sergio Sergio57 5 décembre 2016 15:24

      @Sergio57


      Je précise pour l’original « Les Dingodossiers » De Marcel Gotlib et René Goscinny

    • Pomme de Reinette 5 décembre 2016 21:56

      @Sergio57

      Tout à fait ! Les dingodossiers : un pur régal !

      Ne pas oublier non plus « Hamster Jovial » et ses louveteaux !
      Je viens de ressortir quelques albums retrouvés au fond du placard, que je gardais précieusement pour mes petits-enfants ....

      Je crois que je vais passer une bonne soirée de rigolade à me replonger dedans !


    • Sergio Sergio57 5 décembre 2016 22:36

      @Pomme de Reinette


      Et bien bonne soirée


    • Pomme de Reinette 5 décembre 2016 22:46

      @Sergio57

      A vous aussi
      Comme je regrette de ne pas avoir avoir gardé tous les albums de Fluide Glacial !
      C’est précieux par les temps qui courent ...


    • velosolex velosolex 6 décembre 2016 21:31

      @Pomme de Reinette
      Seul chose que j’ai gardé de ma jeunesse, une collection à peu près entière du journal Pilote : « Mâtin quel journal ! »

      Les dingodossiers sont en tranches de jambon, les astérix en portions de vache qui rit, et le grand duduche de Cabu, coupe chaque jour un centimètre de la canne du concierge du lycée, en louchant sur la fille du professeur. 
      « Comment imaginez l’école en l’an 2000 » nous demande t’il en 66 ?
      On voit toute une classe derrière des ordinateurs, incapable de communiquer entre eux..... 


    • Pomme de Reinette 7 décembre 2016 01:22

      @velosolex

      Moi aussi j’étais abonné à Pilote (après l’époque Pif Gadget) : que de souvenirs !
      J’adorais les petits personnages dans les coins, avec leurs remarques désabusées, le joyeux bordel dessinatoire et l’autodérision subversive qui croquait si bien les travers de toute une société.
      Et comme vous avez raison sur votre dernière image ! C’était prémonitoire ...


  • tf1Groupie 11 décembre 2016 11:21

    Merci pour cet hommage.

    Cette disparition est passée quasi inaperçue


Réagir