La Famille dans les séries américaines
La masse de productions audiovisuelles des USA sur nos écrans glauques est telle qu'elle en devient étouffante. Au moins nous permet-elle d'examiner à fond "l'âme américaine", du moins telle qu'elle se donne à voir. Que les encenseurs des États-unis, dont on constate quotidiennement qu'il ne faut jamais mésestimer la servilité, me pardonnent !
La famille est sans conteste LE thème favori des séries américaines de ces dernières années, qu'elle en soit l'intrigue principale (Malcolm, Ma Famille d'abord…) ou une toile de fond omniprésente (Dexter, Smallville, Six feet under…).
À tel point qu'on frôle parfois l'overdose.
Qu'apprend-on en les regardant ?
Cela recoupe-t-il les constatations universitaires sur la famille américaines, résumées par Emmanuel Todd dans Le Destin des immigrés[1], à savoir une famille "nucléaire", c'est-à-dire centrée sur le couple marié et leurs enfants[2], inégalitaire[3], très individualiste et libérale[4], où les femmes ont un statut élevé ?
S'il est facile (presque trop) de trouver nombre de confirmations de ce modèle dans les séries, existent toutefois aussi des contre-exemples et des récurrences qui tendraient à valider plus indirectement le modèle.
L'importance des femmes se retrouve dans presque toutes les séries, avec, il me semble, une prédilection particulière pour des rôles apparemment en retrait, mais qui influencent fortement le héros central. Au point d'apparaître comme le détenteur du pouvoir réel, comme dans Sons of anarchy, série très sombre (bien qu'elle traite d'un club de motards tannés par le soleil californien), où la mère du personnage principal, sorte de matriarche démoniaque, manipule, souvent avec succès, les hommes de la famille et du club en général. Dans un autre genre (où, il est vrai, des femmes sont les héroïnes) on retrouve dans Desparate Housewives cet archétype avec le personnage de Gabrièle Solis et les nombreux hommes qui composent sa cour, en premier lieu son mari Carlos.
Plus classiquement, les rôles féminins mêmes secondaires, sont souvent fortement présents à travers les relations amoureuses qu'ils entretiennent avec le personnage principal masculin - quand ce n'est pas cette relation qui est le moteur de l'intrigue. Par exemple, les premières saisons de Dexter et The Glades décrivent toutes les deux le rapprochement chaotique des héros et d’une « mère courage » au mari emprisonné, qui élève seule ses enfants et sait parfaitement faire valoir ses points de vue.
On pourrait considérer Friends comme un manifeste des valeurs familiales américaines définies plus haut. Pour mémoire, la série débute sur l'arrivée du personnage de Rachel en robe de mariée, échappée d'une union plus ou moins arrangé par sa famille pour se réfugier dans la collocation de ses amis. L'intégration de Rachel apparaît pleinement aboutie lorsque celle-ci marque son indépendance par rapport à sa famille en détruisant ses cartes bleues et en gagnant, à la sueur de son front, son propre argent dans le bar situé au pied de l'immeuble, avant de gravir la pyramide sociale pour finir DRH (mais ça c'est après plusieurs saisons). Indépendance des enfants, intégration au groupe de pairs, rupture entre les génération tout y est.
Ignorant cet idéal, des séries "familiales" comme Malcolm ou The Middle m'ont longtemps parues peu compréhensibles : parents froids et distants, désinvoltes à la limite du sadisme (fêtes d’anniversaires volontairement bâclées, "oublis" divers, parfois de l'un des enfants dans un lieu public, laisser faire alterné avec des crises d'autorité subites, remarques dignes d'une cour de récréation…) envers des enfants qui semblent en prendre leur parti avec philosophie. S'agit-il d'une critique au premier degré dirigée contre les "petits blancs", puisque les familles représentées, souvent nombreuses (Malcolm a 4 frères en fin de saison, la famille de The Middle compte 3 enfants), s'affirment "pauvres" (mêmes si elles vivent dans une maison d'allure correcte) ?
Sans doute faut-il également y voir une satire de la famille américaine dont les valeurs évoquées plus haut sont poussées jusqu'à l'absurde, un peu comme le dessin animé Les Simpsons (et surtout le personnage d’Homer, le plus caricatural et infantile de la famille[5] ). Contrairement aux apparences, l'univers mental états-unien n'est pas toujours si proche du nôtre.
Ainsi, d'autres sitcom familiales, que je pensais sans grand mystère, me paraissent maintenant beaucoup plus étranges.
C'est le cas de Ma Famille d'abord, qui présente une famille de la classe moyenne noire, où le père, Michaël Kyle, gérant d'une petite entreprise de transport, est une figure "sévère mais juste" qui alterne habilement autorité et roublardise pour se faire obéir. Contrairement aux précédentes, la famille apparaît toujours unie (ou réunie à la fin de l'épisode), par exemple lors de nombreuses scènes de repas pris en commun. Il ne m'a pas semblé y avoir un déséquilibre entre les rôles de Michaël et Janet Kyle, père et mère corrigeant leurs excès réciproques.
Le Prince Bel Air montre le même genre de famille "normale", les Banks, riches noirs de Los Angeles, où le père, Philip, patriarche impressionnant mais au fond débonnaire, accueille son neveu (joué par Will Smith), venu des quartiers pauvres de Philadelphie, comme si c'était son fils.
Si on suit le même raisonnement, ces familles structurées où règne une certaine discipline et un équilibre père-mère seraient des anomalies. D'autant que la "famille afro-américaine", en décomposition avancée, se caractérise maintenant par une prédominance des mères célibataires. Peut-être, alors, est-ce un "politiquement correct" inaccessible au téléspectateur européen qui impose de compenser la situation dégradée des noirs américains en représentant des familles à l'opposé et d'autant plus irréelles ?
Friends développe une autre intrigue récurrente, également difficile à interpréter mais qui ne s'oppose pas frontalement à la théorie de la famille US : l'amour jamais avoué, les ruptures jamais définitives entre deux personnages (en l'occurrence Rachel et Ross). Au delà d'un intérêt scénaristique (de telles relations sont sources de quiproquos et de malentendus à l'infini et gardent le téléspectateur en haleine : vont-ils enfin se déclarer leurs sentiments ?), l'importance prise par ce ressort (on peut également citer les couples Booth et Brennan [Bones], Mulder et Scully [X Files] etc…) ne peut être due au hasard. D'autant qu'il est finalement contradictoire avec la célébration de l'Américain qui enchaîne les conquêtes amoureuses, là aussi omniprésente dans ces séries (toujours dans Friends, c'est le scénario indigent de la saison 1 : une valse de liaisons-ruptures inexpliquées entre des personnages extérieurs au groupe et les amis de la collocation). Alors quelle interprétation en donner ?
L'instabilité du couple moderne ? Certes.
Le toujours difficile compromis entre hommes et femmes ?
La puissance de l'égo qui empêche de se dévoiler ?
J'avoue que sèche sur la réponse.
Autre récurrence remarquable, la transmission père-fils.
Au point que regarder des séries aussi différentes que Sons of Anarchy, déjà évoqué plus haut, Smallville (jeunesse de Clark Kent-Superman), et Dexter donne parfois l'impression de suivre la même histoire.
Les personnages principaux de ces trois séries font tous face, sous des formes diverses, à un double héritage conflictuel.
Jackson Teller (Sons of anarchy) est vice-président d’un club de motards dont les activités principales sont le trafic d’armes à feu et la « protection » à la mode mafieuse. Après avoir découvert une autobiographie manuscrite de son père, l’un des fondateurs du club, il tente de (re)trouver les valeurs de son "association", né dans les années 60 et, pour ce qu’on en voit, à l’origine plutôt libertaire et pacifique.
Clark Kent, fils biologique de Jorel, un extraterrestre qui lui a légué ses super pouvoirs, cherche à comprendre pourquoi son père l’a envoyé sur Terre et à faire sa vie parmi les hommes, entre les valeurs humanistes des Kent, ses parents adoptifs, et ses pouvoirs surhumains.
Dexter tient ses instincts prédateurs et violents du milieu dans lequel vivaient ses parents biologiques (sa mère, toxicomane, s’est faite tronçonnée sous ses yeux lorsqu’il était petit). Son père adoptif, Harry Morgan, comme le père Kent, lui a appris à dissimuler et juguler ses instincts. Il cherche lui aussi à trouver sa voie, entre le « code Harry » et ses propres expériences et réflexions.
Cette insistance valide, de manière plutôt indirecte, le principe de séparation des générations puisqu’elle donne une grande importance à l’obligation, pour l’enfant, de suivre sa propre voie et de faire évoluer le modèle paternel. C’est particulièrement vrai dans Dexter, où le héros dialogue constamment, de façon très conflictuelle, avec le "fantôme" de Harry, remet en cause ses enseignements…mais finit souvent par comprendre leur bien fondé.
Bien que très nombreuses et variées, les séries américaines abordent des questionnements souvent identiques sur la famille. D'où, sans doute, leur succès, dans des pays comme le nôtre où la mentalité n'est pas si éloignée. Même s'ils n'ont rien de particulièrement universels, comme certains commentateurs peuvent le prétendre, puisque, même ici, ils ne nous sont pas toujours pleinement accessible. Volontairement ou non, ces séries véhiculent les valeurs américaines où nous baignons au quotidien. Quelle en est l'influence ? Difficile à dire, mais elle existe obligatoirement et il est bon d'être conscient de ce qu'on regarde. Car, malgré ces redondances qui font plafonner leur originalité, reconnaissons leur au moins un mérite : entre la satire à la façon des Simpsons et l'auto célébration à la Friends, il est tout de même facile d'y trouver son compte.
[1] Voir "La Famille américaine moderne", p 72 à 75 pour les références.
[2] Par opposition à la famille élargie où cohabitent 3 générations ou alors des frères mariés et leurs enfants.
[3] Référence au fait que les frères ne sont pas définis comme égaux et ne reçoivent pas la même part d'héritage, cf E Todd, p 48-49
[4] Les liens entre parents y sont extrêmement relâchés, "le père étant pour son fils un copain plutôt qu'une figure d'autorité", "les enfants sont encouragés à bien s'intégrer à leur groupe de pairs et à s'émanciper de leur famille aussi vite que possible", "les enfants mariés ne doivent pas être voisins de leurs parents", et "la solidarité entre frères et sœurs est très faible".
[5] ; là encore, le fait que l’homme s’en sorte le plus mal n’est sans doute pas un hasard.