Des petits trous, des petits trous... à recenser (2)
Des cartes perforées, il y en avait à profusion à Corbehem. Mais dans le monde entier aussi : avant l’arrivée de l’informatique pure, à base de bandes ou de disquettes, dans les années 80, ce n’était pas sorcier : si on voulait calculer des sommes importantes, établir des statistiques à partir de tableaux ou d’enquêtes, il fallait obligatoirement passer par des cartes perforées. Comme je suis d’une génération qui a découvert l’informatique personnelle au moment même de la sortie des ordinateurs domestiques, je n’ai jamais travaillé avec ces monstres que l’on appelle « mainframes » et qui remplissaient des pièces complètes, et qui travaillaient à partir de ces fameuses cartes. J’en avais croisé un seul, à Corbehem, et ça ne m’avait pas fait « tilt » à vrai dire. J’ignorais tout de leur histoire. Jusqu’au jour où j’ai décidé de m’y intéresser, à partir d’un livre dégotté par hasard en avril dernier sur une de nos si belles « braderies » nordistes. Un pavé de 593 pages, qui aura eu une importance historique primordiale, comme je vais tenter maintenant de vous l’expliquer.


Le système décrit est simple, c’est d’une certaine manière un détournement des machines à tisser répétitives de Joseph-Marie Jacquard : ce sont d’un côté des cartes de carton, de l’autre un lecteur de cartes à détecteurs électriques. "The two main features of the system are, first, a punched card, and, secondly, means for transferring its legend mechanically to registers which classify it into groups or categories and add the units thereof to form sum totals for the groups". Au début, bien entendu ces cartes ne sont pas standard. Hollerith va mettre tout le monde d’accord en imposant... la taille d’un billet d’un dollar de l’époque. Au début, les trous des cartes sont traversées par des aiguilles qui, en contactant des cuvettes au mercure, envoient un contact électrique. "The card having been punched with holes to signify by their positions on the card the information contained on the written enumerator’s schedule, the said card is put in a tabulating machine, where it acts as a stop diaphragm between a multiplicity of little spring-seated pins above the card and a corresponding series of mercury cups below the card. The pins are now, in a group, brought down, and those which are in line with holes in the card will descend through said holes and, by touching the mercury below, will close so many separate electric circuits". S’il n’y a pas de trou, pas de contact : "Those pins which do not find holes in the card below them do not pass to contact with the mercury and do not close their individual electric circuits.." chaque trou, percé ou non, répond par oui ou non, en quelque sorte. C’est donc un calcul binaire qu’effectue la machine, et bien pour ça aussi qu’elle se range dans les précurseurs de l’informatique !
Si, au préalable on a demandé à la colonne douze la couleur de cheveux, la rangée un peut signifier blond (ou non), la deux noir (ou non) la trois brun (ou non) etc... on comprend l’idée : les cartes ne sont qu’un support, et doivent en revanche être pré-préparées selon chaque usage. Chaque contact active un compteur. "Each pin and its mercury cup are terminals of a separate electric circuit passing through an electro-magnet controlling a counter or register". Une fois percées, par un poinçon, par des opérateurs, grâce à des machines simples reportant les indications portées sur des registres écrits, les cartes sont insérées dans la trieuse : "the card having been punched, is then placed in a tabulating machine. The front view of a group of four tabulating sections shows the pin-box, and the handle for raising and lowering it being shown on the right. The rear view illustrates the quadrantal segments of electro-magnets arranged in rear and above the adding wheels. This view shows also the multiplicity of electric cables connected to the magnets and leading to the pin-box". Evidement, très vite on invente l’insertion automatique des cartes. "The latest development of the Hollerith System is the automatic machine, in which the work of separately placing each card beneath the pin-box, depressing the pin-box, and removing the card, is performed automatically by a machine instead of by hand". En résumé, au début du siècle, la machine Hollerith est le nec plus-ultra de n’importe quel état moderne, ou de n’importe quel ministère. et Hollerith vient de créer un mot nouveau dans leur vocabulaire : la mécanographie.
Avec tout un arsenal de correspondances entre les trous de ses bouts de carton et ce qu’on souhaite voir apparaître dans le recensement. Va pour les endroits de naissance, codés en deux lettres (trois maxi), va pour la profession masculine, le nombre d’enfants ou les origines de la famille. Les employés du recensement remplissent les tableaux, remplissent de grandes feuilles avec des cases à cocher, et un "puncher" crée les trous correspondants. C’est simple comme bonjour, et les gens apprennent vite à fabriquer rapidement les cartes qu’ils perforent sans se tromper. On le voit, le système est infini. On peut tout calculer, tout trier, tout croiser. Et rapidement. Très vite, on s’intéresse aussi à la santé... en Europe, notamment, la préoccupation de l’époque, avec les ravages de la grippe espagnole, on sera servi en effet, il est vrai, en 1918... Où résidaient les victimes ? Quel âge avaient-elles ? etc, etc...
Mais les machines sont compliquées et fragiles, et leur rareté en font des produits aux coûts exorbitant à l’achat. Leur inventeur a alors une deuxième idée de génie, à la Bill Gates dirons-nous pour simplifier : au lieu d’en vendre peu en les vendant trop chères, il propose aux Etats ou aux ministères de les lui louer. Il en reste propriétaire, s’occupe de leur entretien.... et n’attend plus que l’argent tombe tous les mois. Aujourd’hui, les marchands de photocopieuses ne font guère mieux !
C’est la fortune assurée et la rente à vie par la même occasion ! Fortune faite en 1896, il baptise son entreprise (créée en 1892) la "Tabulating Machine Co". En 1911, il consolide son empire en s’associant avec un concurrent, CTR, la "Computing-Tabulating-Recording Co", installlée à Endicott dans l’état de New-York, qui a à sa tête un dénommé Thomas J.Watson. En fait, CTR a déjà rassemblé les quatre grandes compagnies du créneau naissant des calculatrices. Outre les deux citées, on y incorpore "Computing Scale Corporation" de Dayton datant de 1891 et la "Bundy Manufacturing Company" fondée par un joallier en 1889. Un empire du calcul (et un quasi-monopole) est donc né, et Endicott est sa nouvelle capitale. Jusqu’ici, c’était encore la capitale de la... chaussure. Pour le faire, les deux compères Hollerith et Watson ont bénéficié d’apport d’argent frais, fourni par un financier sulfureux : Charlie Ranlett Flint.
Flint est l’homme qui avait créé U. S. Rubber. Mais également mélangé Adams Chewing Gum, Chiclets, Dentyne, et Beemans pour en faire American Chicle. Le roi du pneu et du chewing-gum ! Qui se découvre dès 1904 une soudaine passion pour l’aviation, lui, le fan de nouveaux gadgets, en devenant le vendeur exclusif des avions des frères Wright. Echafauder des trusts et une passion chez lui : il fera la même chose dans la laine (avec American Woolen) ou le charbon (avec Somerset Coal). En fait , Flint, qui sent l’affaire du siècle avec la machine Hollerith, a simplement proposé à son créateur qui souhaite vendre son entreprise 1,21 million de dollars pour ses 2690 actions, et lui a offert en même temps un contrat d’expert-conseil sur dix ans, à 20 000 dollars par an. C’est énorme à l’époque. Hollerith, qui désirait se retirer, part prendre une retraite dorée bien méritée. Mais Flint a aussi d’autres activités et surtout une autre réputation : "Charles Flint was a daredevil 19th Century capitalist who flew airplanes, and sold weapons to both sides in the Russo-Japanese War." Evidement, un marchand d’armes en vend à tout le monde, et ç’est ainsi que Flint aidera Roosevelt à fabriquer ses bateaux de guerre, tout en en ayant vendu auparavant à Guillaume II... Armstrong et Krupp vont bien se goinfrer durant toute la première guerre mondiale, il n’y a pas de raison. La firme Hollerith va faire de même, et vendre à tout le monde sans aucune arrière pensée sur l’usage qui pourra être fait de ses machines. Visiblement, ce n’est pas son problème. Et encore moins celui de son nouveau directeur, homme sans scrupules aux idées... particulières, disons. Politiquement c’est un démocrate. Economiquement, c’est un affairiste prêt à s’asseoir sur ses convictions pour gagner des marchés : seul l’argent l’intéresse.
Pour mémoire, la seconde société est particulière : on lui doit en effet la toute première pointeuse au monde... Au début, c’est une roue comportant le numéro de chaque employé, qui en l’actionnant, crée un ticket indiquant l’heure... d’entrée ou de sortie. Plus tard, ça ressemblera à ça. . Puis à ça. et aujourd’hui c’est plutôt ça. Mais qui sert toujours à ça. C’est de tous les temps l’appareil le plus détesté par le monde ouvrier.... classe laborieuse, classe dangereuse à écrit un certain écrivain fort contemporain ! « Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières… » écrivait aussi Saint-Marc Girardin, qui a été ministre de l’Instruction publique en France en 1848 (paru dans le Journal des Débats en date du 8 décembre 1831). Ça vaut presque notre Darcos favori, cette tirade. Autant surveiller ce qu’ils font, ces ouvriers, c’est vrai ça. Chez Béghin, on avait ça. En fait, les français connaissent le système Hollerith depuis longtemps : car l’auteur en avait amené une à l’exposition universelle de 1889, celle de la Tour Eiffel. "The tabulator was brought to Paris by Hollerith himself for display in the‘Exposition Universelle’ of 1889 (the Eiffel Tower was another exhibit) and is a near duplicate of the machine being used with some success since its installation in the U.S. War Department on December 9th 1888 from whom Hollerith attempted to secure". L’engin en parfait état est toujours visible en 2009, au CNAM, malheureusement pas à la vue du public mais dans les réserves... dommage. Les français ne savent pas toujours la valeur de leurs musées... où plutôt ne savent pas vraiment faire des musées techniques ou sauvegarder le patrimoine industriel (combien de Pacific 231 ont été découpées au chalumeau ?).
La guerre 1914-1918, avec son effroyable logistique va voir se développer dans le monde industriel l’usage de ces calculatrices. Armstrong, Krupp, Schneider, les trois plus grands fabricants d’armement seront tentés de s’en équiper pour gérer leurs stocks faramineux. Faire la guerre, c’est prévoir, et stocker les munitions, c’est bien connu. Tout en surveillant les petites mains qui tournent les obus, bien entendu, avec les fameuses pointeuses. Les femmes y gagneront les mêmes droits à se taire que leurs maris partis se faire tuer au combat. On appelle ça la démocratie. Au sortir de la guerre, Hollerith décide de changer le nom de son entreprise qui vend désormais dans le monde entier en International Business Machines Corporation, plus connue sous le nom d’ IBM. Il meurt trois ans après sa création, en laissant les rênes à Thomas J.Watson. Mal lui en a pris. Thomas J.Watson est cupide et très ambitieux, il a échappé de peu à un procès pour malversations, et ne rechignera devant rien pour faire fructifier son entreprise, protégé par des relations directes avec la classe politique, notamment celles avec le Président Roosevelt qu’il ne cesse d’entretenir. Désireux de s’engouffrer partout où il y a de l’argent à faire, il rachète également en 1934 la Deutsche Hollerith-Maschinen Gesellschaft Mbh, la "Compagnie allemande des machines Hollerith", qui construisait des machines sous licence Hollerith, elle aussi, mais modifiées intelligement et très prometteuses. Plus simplement appelée Dehomag, et créée en 1911, elle devient donc la filiale directe d’IBM par absorption, IBM prenant 90% des parts de l’entreprise. Les conséquences vont être incommensurables. Pourtant ; les machines ne s’appelleront pas IBM. IBM existe depuis 1926 pourtant, et sa filiale allemande ne fera référence qu’à Hollerith seulement comme nom dans les années qui vont suivre. Le nom d’IBM n’apparaîtra pas. Watson, dès le départ, n’a pas souhaité que le nom de son entreprise américaine apparaisse de manière trop visible à ce moment là dans cet endroit du monde qui très vite se révèle extrêmement demandeur de machines à recenser. Pourquoi donc, c’est ce que nous allons voir un peu plus loin...
Watson fera aussi un coup assez extraordinaire, jamais vu alors dans le monde du commerce : ayant constaté que les brevets d’Hollerith arrivaient à fin de vie, il les modifia légèrement, les rebaptisa du nom de son entreprise, IBM, sans que l’organisme d’enregistrement américain des brevets ne fasse le lien, ce qui ne cesse, des années après, d’étonner encore. D’aucuns évoquent des pressions politiques liées à ces liens avec Roosevelt, entretenus à force d’invitation à des repas ou des week-ends, et de cadeaux divers : Watson était corrompu, et Watson corrompait, même ceux qui s’étaient forgé une réputation d’incorruptibles ou de probes.... Une fois déposés, ces brevets modifiés, il se retrouvait à nouveau protégé pour trente années. Soit jusque 1956, date à laquelle il passerait la main à son fils (il le fera en 1952 exactement), Thomas Watson Junior, qui ratera plus tard dans les années 80 le cap des ordinateurs personnels, tout en sortant le tout premier destiné à être vendu en masse. Dans les années soixante, un rapport d’un congressman US dénommé Carter sur les activités purement industrielles de Watson jugera ses actions "criminelles économiquement". Watson était la fourberie même, et sa société lui ressemblait : dans ses usines, des slogans ineptes rythmaient le travail, il était l’un de ceux à faire dans le paternalisme éhonté, en faisant chanter des hymnes à sa gloire chaque matin. Le précurseur du travail... à la japonaise. D’aucuns disent aussi un patron particulièrement tyrannique. IBM vendait alors en masse à l’US Air Force, et au général Bradley, l’aviation et l’artillerie faisant grande consommation des calculateurs, dont la balistique est le domaine privilégié. Pour Bradley, devenu contrôleur général des armées, c’était simple : pendant la seconde guerre mondiale, Watson Junior était devenu son intendant et son pilote... La demande était forte, et les prix donc élevés... Dans les années 50, par exemple, c’est IBM qui fournira l’outil principal de défense US, les radars du système SAGE (Semi Automatic Ground Environment). Un système complexe, liant radars et avions aux ordinateurs à tubes, ceux du Strategic Air Command, volant 24h sur 24 dans ces années là. IBM, jusqu’à sa déconfiture (rapide) des années 90 restera longtemps incontournable.
En Allemagne, Dehomag était en pointe, question recherches, en effet, et avait créé dès 1926 sa propre "Dehomag tabulation machine", devenue "the first automatic sequence-controlled calculator". En ajoutant une carte supplémentaire en 1935 à son modèle déjà évolué, le modèle BK, grâce aux recherches d’un chercheur de talent, Hans Gross, elle en avait énormément augmenté les performances. L’engin gèrait désormais des cartes de 80 colonnes et non plus de soixante comme au départ chez Hollerith. L’engin était aussi devenu programmable, grâce à un tableau de connections situé à sa droite. L’engin évoluait vers davantage de complexité : en 1929 il présente 286 liaisons et 14 boutons de connection. On pouvait donc lui demander ce qu’on voulait trier et croiser ! En 1933, il en a 1256 et présente 36 boutons de commandes. Le modèle D-11 de 1935 lui en apporte 2040 et 20 connecteurs. En 1935, la meilleure machine mécanographique au monde, c’est simple, elle est... allemande ! Le meilleur pré-ordinateur, l’un des plus puissants chez les machines à calcul vendues dans le commerce (seuls des prototypes de laboraroire la dépassent). Enfin, "allemande", pas exactement. Elle porte un nom allemand, mais la firme qui l’a construite appartient alors depuis un an à IBM, société américaine. Dès 1935, tout le monde ne jure plus que par la D-11. Alors que la firme a vendu 185 modèles BK avant 1936, elle n’en vendra plus que 18 en 1937 et 5 seulement en 1938. En revanche, les ventes du modèle D-11, bien supérieur en capacités de calcul, ou plutôt leur location, explosent littéralement en Allemagne jusque 1942 : 11 modèles de fournis en 1936, mais 101 en 1937, 138 en 1938, 179 en 1939 et 232 en 1940, année record des livraisons, puis encore 173 en 1941, 140 en 1942, 73 en 1943, 25 en 1944 et 4 seulement en 1945. Soit au total le chiffre hallucinant de 983 machines ultra-performantes. La majeure partie louée par l’état allemand et non par des entreprises privées. Que peut bien faire un seul pays avec tout ça ? Effectuer près de mille recensements ? Qu’est-ce donc que cette frénésie comptable ? C’est assez incompréhensible, de prime abord, et cela, nous essaierons de l’élucider demain, si vous le voulez bien.