samedi 29 août 2015 - par ZEN

(Nouvelle) question allemande

Que veut (que peut) l'Allemagne ? 

                    « L'Europe allemande est maintenant sur le point de prévaloir sur l'aspiration d'une Allemagne européenne. » [Romano Prodi, ex-président de la Commission de Bruxelles]__

  Périodiquement, depuis 1870, se pose la question géopolitique au sujet de la place de l'Allemagne au sein de l'Europe.

 L' Histoire récente de l' Allemagne, aux frontières mal définies pendant longtemps, est jalonnée de ruptures, de mutations.

 On assiste aujourd'hui, après la réunification, à la faveur d'une montée en puissance du pays, de son leadership industriel, de ses capacités exportatrices, de la force de sa monnaie favorisant un mercantilisme sans complexe, à un retour de la question allemande, diversement interprétée selon les pays, les époques, les courants politiques. Elle fait aujourd'hui aussi question dans une frange du monde politique allemand lui-même. Une certaine élite vise carrément une hégémonie allemande au coeur d'une Europe sans pouvoir. Dans ses propres mots, il veut que l’Allemagne, comme la « puissance au centre », devienne le « chef exigeant » de l’Europe et constitue sa « puissance hégémonique » afin de défendre ses intérêts géopolitiques et économiques.

  Une question complexe et évolutive.

 Beaucoup, surtout après la gestion désastreuse de la crise grecque, se posent la question : que veut l’Allemagne ?

   Dans le Financial Times de Londres, Wolfgang Münchau a accusé les créanciers de la Grèce d’avoir « détruit la zone euro que nous connaissons et démoli l’idée d’une union monétaire comme étape vers une union politique démocratique. » Il a ajouté, « par là, ils sont revenus aux luttes nationalistes des puissances européennes du 19e et du début du 20e siècle...

 Schäuble et ses partisans dans la politique et les médias se battent donc pour une Europe dominée et disciplinée par l’Allemagne et qui sert de tremplin à la politique de grande puissance mondiale de Berlin. Schäuble avait déjà développé cette idée en 1994 dans le soi-disant ‘document Schäuble-Lamers’, sous le titre de « Noyau européen. » À cette époque, il proposait de réduire l’UE à un noyau dur lié à l’Allemagne, autour duquel les autres pays de l’UE seraient vaguement regroupés.

  Herfried Münkler favorise également cet objectif. Dans son livre récent « La puissance du milieu » il exige que l’Allemagne assume le rôle de « maître de corvée » de l’Europe un terme qui coïncide avec l’orientation de Schäuble et jouit d’une popularité croissante dans les médias et les milieux politiques.

 Münkler a plaidé dans de nombreuses interviews tout récemment en faveur d’un « noyau européen » autour duquel se grouperaient un deuxième et un troisième cercle qui auraient « moins de droits, mais aussi moins d’obligations.  » 

    La question allemande est de retour plus ou moins explicitement au coeur des débats allemands, européens ou extra-européens.

  Hans Kundnani est chargé de recherche au German Marschall Fund, think tank américain destiné à favoriser les relations transatlantiques. Spécialiste de la politique étrangère allemande, il est l'auteur de The Paradox of German Power (2014). Dans ce livre inédit en France, il retrace l'histoire allemande sous le prisme de son rapport à la puissance et à l'hégémonie. Selon lui, la « question allemande », qui surgit en 1871 avec l'unification du pays, est bien de retour. Cette fois, il ne s'agit plus de domination militaire ou politique mais de leadership économique. Mais, prévient-il, les dégâts pour l'Europe pourraient être considérables...

... D’une certaine façon, la réunification de 1990 a relancé la question allemande, mais de façon géo-économique, et non plus géopolitique ou militaire. À nouveau, l’Allemagne se retrouve dans cette situation intermédiaire. Il y a d’un côté une sorte de coalition allemande, avec des pays qui défendent les règles et les positions de l’eurozone. C’est le cas de la Slovaquie, complètement intégrée au système productif allemand, ou des pays baltes qui ont fait d’énormes efforts pour intégrer la monnaie unique et la zone euro. En face, il y a des pays avec des intérêts économiques différents. L’énorme surplus du commerce extérieur en Allemagne provoque des déséquilibres très importants sur les pays de la « périphérie ». La taille de l’économie allemande crée une grande instabilité en Europe, comme à l’époque sa domination militaire. Dans cette lutte, la France se retrouve au milieu..."

 L’historien allemand Ludwig Dehio a parlé pour cette période d’une Allemagne en situation de « semi-hégémonie »...

 Le célèbre sociologue allemand Ulrich Beck, récemment décédé, parle de l’Allemagne comme d’un « empire accidentel ». « Il n’y a pas de plan stratégique, pas d’intention d’occuper l’Europe, pas de base militaire. La discussion sur un Quatrième Reich est donc déplacée. Mais cet empire a une base économique »...Il n’est pas le seul à l’avoir utilisée. George Soros ou Martin Wolf du Financial Times ont eux aussi parlé d’un empire. Mais c’est un terme à la fois très chargé et flou...

 Si l'on continue dans la direction prise en Europe ces cinq dernières années, le risque est grand d’aller vers une Europe très différente du projet des Pères fondateurs. Comme le souligne le penseur allemand Wolfgang Streeck [lire ici un entretien d’Antoine Perraud sur Mediapart], nous risquons d’aller vers une Europe plus brutale, technocratique, autoritaire, où la politique économique est de plus en plus isolée du contrôle démocratique. D'ailleurs, même si l'on parvenait à une union politique, rien ne dit qu’on pourrait changer les fondamentaux de la politique économique. Quand Wolfgang Schäuble parle d’un pas supplémentaire dans l’intégration, il parle en réalité d’une Europe qui suivrait les règles allemandes...

 Au départ, l’Union européenne n’est pas un projet néolibéral. Pour la droite britannique, dont une partie veut quitter l’euro, c’est même encore un projet de gauche  ! Mais de fait, avec le marché commun, le compromis Delors-Thatcher, et plus récemment la crise des dettes souveraines en Europe, il y a eu une sorte de « néolibéralisation » de l’Europe. Et plus exactement, une « ordolibéralisation » de l’Europe. Or quand on y regarde de près, l’ordolibéralisme est une forme plus extrême du néolibéralisme. Ce que l’Europe impose à la Grèce, avec la non-possibilité de dévaluer sa monnaie et le refus de réduire la dette, va au-delà des préconisations du FMI... 

    L’Europe de Jean Monnet, décidée en juin 1965 à Washington, entre les responsables du département d’ Etat américain et Robert Marjolin, le représentant de la CEE, est morte.

"La création de l’euro devait « rester secrète jusqu’à ce que ce soit irréversible. "

____________On est loin des fluctuations de De Gaulle 

   L'euro, qui fut d'abord une monnaie allemande, doublement bénéficiaire, est devenu l'instrument de sa domination.

 Une domination cependant fragile, au modèle souvent contesté, non généralisable, où s'exerce le primat de la règle.

 Mais en Allemagne, quelques grandes voix se sont exprimées pour critiquer l'accord grec et l'austérité, comme celle de l'ancien chancelier social-démocrate Helmut Schmidt ou du philosophe Jürgen Habermas, horrifié que son pays ait « dilapidé en l’espace d’une nuit tout le capital politique qu’une Allemagne meilleure avait accumulé depuis un demi-siècle ». « Le gouvernement allemand a revendiqué pour la première fois une Europe sous hégémonie allemande – en tout cas, c’est la façon dont cela a été perçu dans le reste de l’Europe, et cette perception définit la réalité qui compte. » S'il était encore en vie, le prix Nobel de littérature Günter Grass, décédé il y a quelques mois, aurait peut-être rédigé une suite à Europas Schande (La Honte de l'Europe), poème qu'il publia en 2012 pour rappeler à l'Europe qu'elle « clou[ait] au pilori » son « berceau...



10 réactions


  • César Castique César Castique 29 août 2015 10:14

    « ...que veut l’Allemagne ? »



    L’Allemagne ne veut rien : l’Allemagne est elle-même !


    Elle est holiste et disciplinée, disent Chevènement et Emmanuel Todd. Elle en retire le sentiment d’une supériorité sur les Français individualistes et râleurs, sur les Italiens hâbleurs et combinards, et sur le reste de la planète, à l’exception peut-être des cousins britanniques et des Japonais, les « Allemands de l’Asie » (Hitler dixit).


    Ce sentiment de supériorité se traduit par un hégémonisme que Gustave Le Bon a évoqué il y a une centaine d’années. Mais non pas à l’aube de la Première Guerre mondiale - ce qui aurait pu se comprendre -, mais à son crépuscule - ce qui fut sans doute accueilli avec scepticisme...


    Dans « Hier et demain - Pensées brèves », Flammarion (1918), le sociologue observe : 


    « Guidée seulement par la raison, l’Allemagne aurait vu que, sans combats et par la simple extension d’une puissance industrielle due à sa richesse houillère et à son éducation technique, elle imposerait son hégémonie à l’Europe. Dominée par son rêve d’ambition mystique elle ne le vit pas. » p. 22,


    ...alors qu’il avait déjà annoncé Adolf Hitler, à la page 16 :

    «  Le rêve d’hégémonie de l’Allemagne ayant pris une forme religieuse restera pour l’Europe une source de conflits prolongés. » p. 16

    ...et avant d’annoncer Merkel à la page 107 :

    « Les futures tentatives d’hégémonie industrielle de l’Allemagne seront aussi redoutables que son rêve d’hégémonie militaire.  » 

    Dans cette optique, le couple franco-allemand perpétue une illusion de coopération, dont le président de la République française est le bruiteur.


  • ZEN ZEN 29 août 2015 11:26

    Bonjour
    Beaucoup d’Allemands de premier plan sont plus critiques que vous sur la politique économique actuelle de leur pays (problème des excédents), de l’élite au pouvoir actuellement, ses avantages financiers liés à son euro-mark, au dumping de sa politique salariale et aux avantages dus à son Hinterland
    (voir les liens)


  • bakerstreet bakerstreet 29 août 2015 12:43
    Bonjour

    On remarquera tout de même que c’est l’Allemagne qui accueille en ce moment nettement plus de réfugiés que les autres. « Pas sans arrières penséess », diront certains sceptiques, voulant toujours livrer à charge de ce pays, dont on ne pardonne pas sa réussite économique, avec le miracle d’avoir réussi en temps record d’avoir intégré l’Allemagne de l’est, un défi que certains pensaient impossible. 
    Apparemment, ce n’est pas un boulet au pied qui l’a empêché de battre les autres au cent mètres. Mais l’euro lui aurait-elle office d’EPO ?...Köll était partisan d’une Europe fédérale, politique, alors que fanch mitt" (mitterand en breton) ne voulait que d’une version économique GT, avec appui tête pour sa seigneurie, jaloux de ses prérogatives, qu’il emmena dans sa pyramide.
    La Grèce, bien sûr, que le méchant Schaûble aurait voulu humilier, et dont Vinaurakis nous dit fielleusement que l’objet véritable que l’Allemagne vise, c’est la France, et son modèle social....Clivons toujours., une vieille recette donnée par Machiavel, pour que le prince pauvre existe...
     Notons tout de même que le modèle grec était quelque peu basé sur la falsification, et ceci à un niveau inédit de mensonge, dans la durée et l’ampleur de l’escroquerie. C’est pour cela que je suis toujours très circonspect autour de l’agit pas très prop, et de la démagogie autour de ce dossier. 
    Je préfère 100 fois une Allemagne puissante à une Angleterre qui aurait la même réussite économique. D’abord parce que celle de l’allemagne, ce n’est pas de la gonflette reposant sur la spéculation, mais basé sur une vraie réussite industrielle. Une réussite à l’ancienne en quelque sorte. La seule chose liée à ces valeurs, en Angleterre, c’est le mépris de classe, une morgue au sujet du continent, continent dont elle n’a envie de faire partie que quand ça arrange ses intérete, l’autre se situant de l’autre coté de l’atlantique

    • ZEN ZEN 29 août 2015 14:13

      @bakerstreet
      Bonjour !
      Beaucoup de problèmes et de questions à la fois évoqués
      Sans germanolâtrie ni germanophobie, il faut reconnaître que la réussite allemande, dont nous rabat les oreilles, n’est pas contestable. Mais elle a aussi ses fragilités et sa face négative. Elle a notamment bénéficié des lois Haartz et de la stagnation de la consommation , au détriment de ses partenaires. La réunification n’a pas été payée que par elle, ce qu’on sait moins.Le modèle allemand ne fait pas rêver tous les économistes qui ne fréquentent pas C’est dans l’air.
      Berlin regarde maintenant plus à l’Ouest, jusqu’à ShanghaÏ et la solidarité européenne, la fameuse convergence est devenue le moindre des soucis de Mr Schaüble, qui voit une Europe future, non unie, mais associée sous son leadership, menée par une politique budgétaire de type mercantiliste, sans marge de manoeuvre monétaire, désastreuse pour les pays environnants, placés de fait sous tutelle financière.
      Ne pas oublier que sur la question grecque, Berlin savait depuis longtemps ce qui s’y passait, malgré les tromperies de Goldman Sachs et a tiré beaucoup de profit de la situation.
      Mais lisez le livre de Guillaume Duval qui explique cela mieux que moi, qui n’a pas pris une ride et n’a pas, à ma connaissance, été contesté.


  • ZEN ZEN 29 août 2015 14:17

    Le livre auquel je fais allusion s’appelle Made in Germany


    • bakerstreet bakerstreet 29 août 2015 14:57

      @ZEN
      Intéressant. Remarquons que l’Europe n’est pas qu’une création allemande, mais correspond au plus petit dénominateur commun donné par les différents pays, aucun n’était prêt, et surtout la France, a se débarrasser de ses prérogatives, certains diront de ses intérêts, un accroche remorque utile avant de s’apercevoir que le pays ne tracte plus que du vide.

      Mittterand avait freiné des quatre fers quand le mur est tombé. On n’a pas fait encore le procès de ce prince infatué de sa personne, et tant attaché au monde du passé, qu’il en gâché le futur. C’est là, dans les années 90, que tout s’est joué. Certains pensent avoir une vision du futur, alors qu’ils sont myope, et qu’ils ne distinguent dans la brume, que leur maroquin. 

    • ZEN ZEN 29 août 2015 16:30

      @bakerstreet
      Certains pensent avoir une vision du futur, alors qu’ils sont myope, et qu’ils ne distinguent dans la brume, que leur maroquin.
      Bien vu !
      A la décharge de Tonton, pour lequel je n’avais aucun culte, il avait entrevu une menace potentielle de glissement de l’Allemagne réunifiée vers ses vieux démons ou vers un rapprochement vers l’Est. Puis il a cédé en liant Berlin à un euro -mark avantageux.
      Il en est résulté un espace de libre échange extensif, mais ce fut la fin du projet initial de convergence, sauf pour le diamètre des camemberts.
      C’est tout ce que voulait Washington.


  • Jean d'Hôtaux Jean d’Hôtaux 29 août 2015 22:08

    Bonsoir ZEN,


    Je reviens sur AV après une longue absence et je prends connaissance de vos derniers billets sur l’Allemagne. Pour être franc, j’en suis consterné !

    Je m’interroge : seriez-vous devenu germanophobe ou l’avez-vous toujours été ?

    Au fond, que reprochez-vous à l’Allemagne sinon sa réussite économique ?
    Vous n’évoquez pas les énormes sacrifices consentis par ce pays, en premier lieu lors de la réunification, mais également au cours des réformes entreprises sous Gerhard Schröder. De ces réformes et sacrifices, le pays tout entier en retire aujourd’hui les fruits. Mais vous m’objecterez que les inégalités sociales sont nombreuses, que certains salaires horaires de misère, etc. Certes tout n’est pas parfait, mais l’économie allemande se porte bien.

    Au fond si l’Allemagne est forte aujourd’hui, elle l’est avant tout de la faiblesse de la France et c’est probablement là que le bât blesse. La faiblesse économique engendre forcément une faiblesse politique. Que la France réforme son économie, en commençant par son code du travail pléthorique et obsolète, qu’elle sorte de son dogmatisme économique et elle redeviendra compétitive, mais de grâce que l’on cesse de geindre et de faire de l’Allemagne le bouc émissaire.

    J’observe que ce climat anti-allemand, pour ne pas dire parfois franchement germanophobe, qui se manifeste depuis quelques temps en France, mais aussi ailleurs, ne me dit rien qui vaille et cela m’inquiète. N’aurions-nous rien appris au sein de notre continent européen depuis 1945 ? 

    Bien cordialement !

    • ZEN ZEN 29 août 2015 22:58

      @Jean d’Hôtaux
      Bonjour
      Il y a méprise sur le sens et l’esprit de mon billet
      Mes bons amis westphaliens seraient consternés par vos propos, qui partagent , comme Guillaume Duval, l’essentiel de mes analyses concernant la ligne actuelle de la droite allemande
      Ne lisez pas que das Bild ou die Welt, mais aussi die Süd D.Zeitung ou même Handelsblatt....comme les commentaires faits plus haut.
      ..


  • ddacoudre ddacoudre 29 août 2015 22:28

    bonjour Zen

    je partage assez ton analyse, chaque état à son histoire et il se trouvent quelles sont liées assez étroitement en Europe par les guerres hégémoniques et que par la culture nous perpétuons inconsciemment les compétitions hégémoniques dans bien des domaines et le derniers en date est la suprématie économique. Dans un article j’avais écrit que le refus de l’Angleterre de participer à l’euro correspondait à une méfiance historique de se lier avec une Allemagne en position de dominant. Il est amusant de constater que comme le croyait De Gaulle qu’il n’aurait pas fallu l’intégrer dans l’Europe, il s’avère en fait que le danger de destruction de l’Europe ne vienne pas d’elle, mais bien de l’Allemagne qui historiquement quand elle est puissante entraine des drames. son intransigeance face à l’état GREC dépasse largement le seul intérêt de la zone euro, et il est navrant que nous nous soyons aligné sur elle.

    quand à ceux qui croient que sa puissance vient de la faiblesse de l’économie française, il faut lire « Le Harem de Bismark »

    cordialement.


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