jeudi 14 janvier 2010 - par Eric Alt

Que signifie la mort annoncée du juge d’instruction ?

Un an après l’annonce par M. Sarkozy d’une réforme de la procédure pénale visant notamment à supprimer le juge d’instruction, des magistrats et des avocats, toutes tendances confondues se rassembleront en signe de protestation. Ils entendent alerter sur une justice asphyxiée et sous contrôle. Comment en est-on arrivé là ?
 
Un parquet plus puissant pendant l’enquête, mais plus dépendant de l’exécutif.
 
Des lois récentes ont créé une relative confusion des rôles entre siège et parquet. Ce dernier a reçu, notamment par la loi du 9 mars 2004 d’importantes missions, comparables à celles des magistrats du siège : pouvoir de transaction, pouvoir de négocier la peine dans certains cas -y compris une peine d’emprisonnement. Ses pouvoirs d’enquête ont aussi été renforcés. En même temps, le juge d’instruction était marginalisé ; il traitait moins de 5% des dossiers.
 
Mais ce parquet, qui a gagné un pouvoir considérable dans la procédure pénale, est de plus en plus dépendant de l’exécutif. La hiérarchie est pesante, notamment depuis cette loi du 9 mars 2004, qui a renforcé la chaîne hiérarchique pour permettre au ministre de la justice d’intervenir dans les procédures pénales. Celui-ci s’attribue aujourd’hui un rôle de surveillance, d’interprétation, voire d’injonction dans l’application de la loi. Tous les dossiers considérés comme importants sont « signalés » à la hiérarchie. Les plus importants font l’objet de rapports détaillés et de nombreux échanges informels avec la chancellerie. Le système de nomination favorise encore cette dépendance, car il permet de sélectionner des procureurs capables d’anticiper les désirs du pouvoir.
 
En août 2007, un vice procureur a été convoqué par le garde des sceaux pour avoir, selon la presse, déclaré à l’audience, au sujet de l’application d’un nouveau texte de loi fixant des peines minimales : “ Je ne requiers pas cette peine-plancher. Les magistrats ne sont pas les instruments du pouvoir. Ce n’est pas parce qu’un texte sort qu’il doit être appliqué sans discernement". Il n’a pas été sanctionné, mais son procureur général, qui l’avait soutenu, a été muté, comme d’autres qui avaient manqué de servilité envers la ministre de la justice. La leçon a été vite apprise, et la liste est longue d’affaires enterrées pour ne pas prendre le risque de déplaire.
 Il est ainsi de plus en plus difficile pour le procureur d’assumer son rôle hybride : d’une part il représente la société et l’intérêt général, et d’autre part le gouvernement. 
Julien Dray a été un bon cobaye de cette nouvelle politique pénale. Des moyens importants ont été mobilisés pour enquêter sur son compte. Des informations ont été distillées par le pouvoir pour le discréditer. Il a eu accès à son dossier mais sans pourvoir y répondre sur le terrain judiciaire. Et à la fin, le parquet estime l’infraction constituée, mais se contente d’un rappel à la loi. Ni vraiment coupable, ni vraiment innocent, juste sali. Il est donc en situation de faire le maximum de dégâts dans l’opposition en vue des élections régionales, ce qui ne saurait déplaire au pouvoir en place.
 
Une autre justice, à l’étranger.
 
Sous des formes diverses, de nombreux pays européens ont admis l’indépendance du parquet. C’est le cas de l’Italie, du Portugal, de la Suède. En Allemagne, le parquet appartient à la fonction publique mais il est un « organe autonome d’administration de la justice ». Quand l’Autriche a décidé, en 2008, de supprimer le juge d’instruction, elle a inscrit dans sa constitution le principe d’indépendance du parquet. Le parquet suisse sera aussi indépendant quand la procédure pénale unifiée qui entrera en vigueur en 2011.
L’unité et la cohérence de la politique pénale résultent alors du principe de légalité des poursuites, tempéré par la loi dans les domaines et pour les infractions ciblées par le législateur. Le parquet doit poursuivre chaque fois qu’il connaît d’une infraction ; la loi définit les cas dans lesquels il peut agir différemment, par exemple pour les petits contentieux. Cela n’interdit nullement une coordination nécessaire des services. En Italie, le parquet est indépendant et soumis au principe de légalité. Mais les enquêtes sur le crime organisé sont dirigées sur un plan régional. Un organe centralisé, le parquet national antimafia, qui fait partie du ministère public de la Cour de cassation, coordonne ces enquêtes.
Et quand la commission présidée par Mireille Delmas-Marty proposait de créer un parquet européen pour lutter contre les fraudes communautaires, elle recommandait un parquet indépendant, structure légère de coordination, avec des procureurs délégués dans chaque Etat membre. De même, le parquet de la Cour pénale internationale bénéficie de toutes les garanties d’indépendance.
 
Aucun système n’est parfait ; ce n’est pas une raison pour choisir le pire. Car aujourd’hui en France, le parquet est défiguré ; il demeure en théorie le gardien du procès équitable, mais les équilibres de la procédure ont été rompus. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le procureur n’est même plus une "autorité judiciaire" -sous réserve de ce que pourra dire prochainement la grande chambre. La nouvelle logique en place rapproche la situation française de celle en place en Russie : la prokuratura, héritière directe de son ancêtre soviétique, peut déplaire à tous, sauf au pouvoir.
 
La mort annoncée du juge d’instruction, sans libérer le parquet de sa tutelle politique a ceci d’intéressant qu’elle met le système à nu. Plus d’illusion possible sur un petit juge, bon ou mauvais, luttant seul contre la raison d’Etat. Plus d’illusion sur la possibilité de résister au populisme pénal et aux immixtions de puissants dans le cours de la justice. Plus d’illusion sur les mots "Liberté, égalité, fraternité" , même s’il continueront à figurer au fronton des palais de justice...
 
 
 


12 réactions


Réagir