De la démocratie en entreprise
Même si, sur le moment, j’ai eu l’impression d’être chassée du paradis à coups de pied dans les fesses, il s’avère à l’usage que j’ai enfin été libérée du salariat et que je compte bien ne pas retomber dedans.
Il faut se méfier des évidences !
Rien que pour cette petite phrase, je considère ne pas avoir perdu mon temps en sociologie pendant les 5 ans que j’y ai passé en fac. Il y a tellement de choses évidentes, sur lesquelles on ne pose pas le regard, on ne s’attarde pas et surtout, on ne se pose pas de questions.
Pour la plupart des gens qui vivent en Occident, la démocratie est une évidence, un droit acquis et inaliénable, une façon d’être, de penser, de vivre, un peu comme respirer ou manger. Quelque chose d’évident dont on déplore tout de même le manque d’universalité à ce jour sur notre planète. Il faut plus de démocratie pour les autres peuples, mais pour nous, merci, tout va bien !
Pourtant, 5 à 6 jours par semaine, chaque matin, nous sommes des millions à abdiquer notre citoyenneté sans aucune concession ou presque, en franchissant les portes de l’entreprise qui nous emploie.
Bah, la pauvre folle ! Le Monolecte va encore dégobiller une bielle de cryptobolchévique parano du complot mondial ! Comme si les entreprises étaient le Grand Satan et les travailleurs, de pauvres petites choses exploitées ! La lutte des classes, c’est de l’histoire ! Patin ! Couffin !
Je n’ai pas besoin de beaucoup me forcer pour imaginer le choeur des vierges effarouchées.
Déjà, le film documentaire The Corporation avait gratté un peu sous le vernis de respectabilité dont beaucoup d’entreprises parviennent encore à se parer. Mais plus j’y pense, et plus je me dis que les auteurs se sont arrêtés avant d’aller au bout de l’analyse.
Ils présentent l’entreprise comme une entité, la personne morale, aux caractéristiques psychopathologiques. C’est une approche qui reproduit relativement bien la réalité des agissements de l’entreprise pensée comme une entité pleine et entière, mais ne répond pas du tout à la question de l’implication des agents qui y travaillent et à la perception qu’ils ont de leur rôle et des actions de l’entreprise.
Si l’on sort du niveau macro-économique pour s’interroger sur le fonctionnement de l’entreprise vue du bureau de mon collègue ou du mien, on s’interroge sur le mode organisationnel de l’entreprise et on finit par la percevoir comme un système politique à part entière, enkysté dans la société extérieure, en en subissant en partie les règles tout en dépensant beaucoup d’énergie pour s’en affranchir.
Vous qui entrez ici, perdez tout espoir !
Nous pouvons disserter sans fin sur les dysfonctionnements de la démocratie représentative (la nôtre), sur la manière dont un homme ayant les bonnes relations peut facilement concentrer tous les pouvoirs dans ses mains, à un point tel que l’idée même de démocratie n’est plus qu’un mot creux et nous y reviendrons sûrement une autre fois, mais ce qui est intéressant, c’est la manière dont le citoyen-salarié abdique tout pouvoir en franchissant le seuil de l’entreprise qui l’emploie.
Si l’on considère l’entreprise comme un système politique (et à bien des égards, c’en est un) le citoyen moderne retourne chaque matin en féodalité : une hyperhiérarchisation des pouvoirs, des dirigeants imposés par le haut et non choisis par l’ensemble, le culte du secret, l’opacité des chiffres, les intrigues de cour et des stratégies externes essentiellement axées sur l’extension du territoire et la soumission des concurrents, c’est-à-dire un état de guerre permanent où tous les coups sont permis.
Bien sûr, des simulacres démocratiques ont fini par être mis en place afin de rassurer les troupes, comme les Comités d’Entreprise ou les délégués du personnel. Il y a même des élections prud’homales ! Mais dans les faits, plus de 50% des entreprises n’ont pas la taille critique pour avoir un CE ou un délégué du personnel, et du point de vu du fonctionnement global de l’entreprise, leur impact est des plus insignifiants. Le CE fait plutôt figure d’agence de voyages et organisateur de loisirs à prix réduit. Quant au délégué du personnel, c’est déjà bien quand il n’est pas directement un proche de la direction.
Dans une de mes anciennes boîtes, nous avions le délégué et le CE. Du CE, j’ai obtenu un bon d’achat de 500 frf pour Noël. Quant au délégué du personnel, son plus gros combat a porté sur l’installation d’une nouvelle machine à boissons qu’il n’a d’ailleurs pas obtenue. Il a été d’une discrétion exemplaire sur les problématiques bien plus intéressantes de la précarisation des postes dans l’entreprise, de la surconsommation des stagiaires non rémunérés à des fins de remplacements de salariés non embauchés, des renouvellements sans fin de CDD selon la souplesse de l’échine du salarié, des salaires stagnants même pas indexés sur la hausse des prix, de l’opacité des promotions internes manifestement plus basées sur le réseau relationnel que sur les compétences, de la manière dont les ressources propres à l’entreprise pouvaient être utilisées hors de leur contexte, de l’écart vertigineux de traitement entre les titulaires et les contractuels.
Alors sur les questions de la légitimité même de la direction, de sa stratégie et des décisions prises, vous imaginez !
Dans les faits, tous les salariés renoncent à exercer leur citoyenneté en signant un contrat de travail, lequel est lié dans la plupart des pays à la subordination à l’employeur. Autrement dit, même sans signer de notre sang, nous nous engageons à nous soumettre aux desiderata de l’entreprise et nous le faisons avec une bonne grâce consternante.
Cette soumission à l’entreprise va de pair avec la soumission à l’autorité, telle qu’elle est décrite par Milgram dans sa célébrissime expérience. Cette culture de la soumission est tellement prégnante dans le fonctionnement de l’entreprise féodale qu’elle est exceptionnellement, pour ne pas dire jamais remise en question, même quand les ordres sont de toute évidence absurdes.
Beaucoup de salariés acceptent de la part de leur employeur des intrusions dans leur vie privée, dans leur corps et leurs pratiques qu’il jugerait par ailleurs incompatibles avec la vie dans un État de droit. Ainsi, l’entreprise peut décider de votre coupe de cheveux, de la longueur de vos ongles, de celle de votre jupe, de limiter votre palette de couleur, de vous imposer un uniforme, de vous interdire le port de bijoux ou d’un simple bermuda alors que l’on serait bien en peine de justifier ces restrictions quant aux besoins concrets de l’entreprise. Il arrive aussi que l’on fasse comprendre aux femmes qu’elles doivent soumettre leur fécondité au besoin de l’entreprise d’avoir des salariés disponibles, c’est à dire sans enfant. Dans certains cas extrêmes, les ouvrières ont dû se soumettre à un plan de stérilisation pour conserver leur poste au prétexte que les produits utilisés pouvaient endommager le génome d’éventuels futurs enfants, de la même manière qu’ailleurs des chefs d’équipes contrôlaient chaque matin la prise de pilule contraceptive par les salariées, y compris les cadres.
Si l’État cherchait à nous imposer ne serait-ce qu’un quart des contraintes que font peser les entreprises sur les épaules de leurs salariés, tout le monde crierait à la dictature insupportable et une large majorité appellerait à la révolution.
Mais que cela vienne de la hiérarchie opaque d’une entreprise essentiellement axée sur le profit maximum est tout à fait acceptable... en apparence.
Des patrons de droit divin
Bien sûr, on va me rétorquer qu’il s’agit là de cas extrêmes que je ne source même pas. Ce qui est vrai. C’est extrême. Et je ne me souviens pas du contexte de ces cas. Mais j’espère bien qu’un lecteur aura plus de mémoire que moi.
D’un autre côté, l’entreprise régit tranquillement bien des aspects de la vie physiologique et intime de ses salariés sans que cela ne gêne quiconque. L’entreprise peut donc interdire de tomber amoureux dans ses murs, ce qui est logique dans un système hyperhiérarchisé, elle définit les heures de soumission et par là même, les horaires physiologiques du salarié, même et surtout quand la question des horaires de présence n’a que peu d’incidence sur l’exécution de la tâche pour laquelle le salarié est payé.
L’entreprise peut décider de votre lieu de résidence, et par là même décider de la manière dont vous allez gérer vos relations avec vos amis et votre famille. Dans pas mal de cas, elle décide du moment où vous pouvez uriner ou de ce que vous pouvez manger. Ces contraintes physiologiques très fortes vont en général de pair avec un statut interne et un salaire bas. Je me souviens qu’étant employée polyvalente dans un fast-food, je devais demander la permission pour aller aux toilettes et mon repas du midi était limité à un hamburger avec soda et frites que je ne pouvais prendre qu’au moment décidé par le manager. Je payais donc un énorme supplément pour avoir le droit de me nourrir correctement, à savoir poisson, salade et jus d’orange.
Même si vous n’êtes pas soumis à ce type de contraintes aliénantes, vous n’avez de toute manière aucune prise sur le fonctionnement de l’entreprise. Vos chefs sur tous les niveaux sont nommés et non élus par les salariés, les salaires sont cachés, les comptes de résultats ne sont communiqués qu’aux actionnaires, vous ne participez même pas aux prises de décisions concernant votre propre poste de travail, vos pratiques et votre activité. Vous n’êtes qu’un petit soldat qui a accepté contractuellement d’obéir aux ordres sans discuter pour aller alimenter le front de la plus grosse guerre de tous les temps : la guerre économique !
Cette guerre, vous ne pouvez ni la gagner ni la perdre. Vous ne pouvez que la subir. Les gains passent toujours plusieurs étages au-dessus de votre tête, tout comme la plupart des enjeux. Par contre, vous êtes en première ligne pour jouer les victimes collatérales. Et vous trouvez ça normal.
L’entreprise, en théorie, ne peut tout de même pas vous forcer à violer la loi de votre pays. Sauf que la peur du chômage immonde aidant, même sur ce chapitre fondamental, beaucoup de salariés a abdiqué. Il y a les clauses de confidentialité, où des salariés s’engagent à se taire sur des pratiques internes pouvant violer les lois ou mettre la vie d’autrui en danger, comme c’est le cas chez les cigarettiers, où le secret de fabrication prime sur le principe de santé publique. Il y a bien sûr le travail au noir, le non-respect des normes de sécurité, la non-formation des intérimaires affectés à des tâches dangereuses et toutes ces petites inconséquences qui transforment le salarié en complice d’actes de négligence (au mieux) pouvant avoir des conséquences criminelles. Il y a enfin tous les boulots ingrats et mal payés dont la dangerosité fait que l’on perd la vie à tenter de la gagner.
Il y a aussi les petits coups de canifs au droit, commis sous une pression qui n’a rien d’amicale, comme le dépassement de la vitesse limite par les chauffeurs de bus ou de camions ou le racket de ses points de permis par un patron qui s’estime bien au-dessus du Code de la route. Il serait intéressant de regarder de plus près les entreprises où les petits salariés de l’entreprise se font régulièrement choper en excès de vitesse au volant de la plus grosse cylindrée des voitures de service de l’entreprise...
Bien sûr, tout n’est pas aussi noir au royaume de l’entreprise. Il y a aussi des patrons qui privilégient le dialogue et la participation avec leurs salariés. Mais cela est soumis au bon vouloir du prince qui décide de gouverner en despote éclairé, et en cas de divergence irréductible, les négociations pourront toujours être tranchées par un indépassable : de toute manière, c’est moi qui décide !
Nouvel ordre
Les choses bougent pourtant sous le couvercle.
Parce qu’il existe maintenant des formes alternatives d’entreprises qui prouvent que la féodalité n’est pas un système indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise, comme les scop ou les entreprises autogérées. On découvre que la hiérarchisation des pouvoirs et des salaires n’est pas nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise et peut même être un obstacle à un fonctionnement optimisé pour tous.
Chômeurs, précaires, les exclus du royaume trouvent le chemin de la contestation de la toute-puissance de l’entreprise féodale, parce que leur éviction du système leur a procuré le recul nécessaire.
Plus important encore, les résistances, même inconscientes, fissurent l’édifice de l’intérieur. L’explosion du mal-être au travail, des plaintes pour harcèlement en témoignent selon moi.
J’ai longtemps pensé que les problèmes de harcèlement moral au travail étaient essentiellement dus à un durcissement du management depuis quelques années, à la main-mise du financier sur la production. Cela reste vrai. Mais je me pose de plus en plus la question de la perception que peuvent confusément avoir des salariés de mieux en mieux instruits et informés sur le totalitarisme que l’entreprise exerce sur leur vie. Et je pense que ce rejet de l’organisation féodale qui écrase les vies se traduit aujourd’hui par cette conscience floue que le boulot est une source de souffrance plus que d’épanouissement, et que la morgue du petit chef, sommet visible de l’iceberg de la contrainte hiérarchique forte propre au système féodal, devient insupportable et se traduit en novlangue par la sensation de harcèlement moral, autrement dit, le rejet de l’ordre injuste !
Et cette montée des suicides, dépressions, maladies et plaintes n’est que l’expression larvée du ras-le-bol de cet ordre féodal profondément injuste et mortifère, de l’aspiration encore floue à un autre mode organisationnel, du besoin de passer à l’étape politique suivante... et cela est paradoxalement une très bonne nouvelle !
Je pense même que dans le milieu des affaires, les managers ont déjà pris la mesure du phénomène et que c’est pour cela que les entreprises noyautent de plus en plus les instances gouvernementales pour instrumentaliser les pouvoirs régaliens des États démocratiques et en faire les bras armés de la contrainte insupportable de leur tyrannie. Les réglementations successives qui conjuguent l’affaiblissement des protections des salariés (sous prétexte d’une plus grande liberté, les faisans !) avec la répression des syndicats, et l’instauration d’une criminalisation croissante du chômeur vont dans ce sens : rendre la vie hors du salariat suffisamment insupportable pour que son mode de domination devienne acceptable, une sorte de moindre mal, en somme.
Cette tentative d’OPA sauvage des démocraties par les féodalités managériales trouve son point d’orgue dans la rationalisation économique des services de l’État et des services publics qui sont sommés de fonctionner comme une entreprise ! Au final, tous ceux qui chantent les charmes de l’entreprise France ne font jamais que prêcher pour le remplacement de la démocratie (qu’ils appellent aussi ploutocratie ou connaucratie) au profit d’une féodalité financière dont ils seront les princes et les barons autoproclamés de pères en fils.
À nous de choisir, finalement !