L’humanité doit voir la fragilité de la situation qu’elle s’est faite
Nous avons beaucoup de discours sur la puissance ; la puissance nous va bien, elle nous plait, on l’exalte. Il est plus difficile de parler de fragilité et d’en trouver une définition. Elle ne fait pas l’objet de textes entiers, elle passe quelque fois fugitivement dans une analyse…
On peut définir la fragilité comme l’absence de réserves. Un organisme, un système, une personne deviennent fragiles quand ils n’ont plus de lieu où échapper au danger qui les assaille, plus d’outils ni d’énergie pour lutter contre le fléau qui vient sur eux (ils dépensent à leurs plaisirs toute l’énergie dont ils disposent, ils utilisent tous leurs organes, tous leurs appareils). La pandémie du coronavirus nous dit à l’échelle maximale, notre planète, que nous (l’humanité) n’avons plus qu’un lieu de retraite, nos maisons, (ce virus nous laisse encore cet espace précaire pour lui échapper) et que nous n’avons pas d’énergie adaptée pour contrer ce virus, pas de technique, pas de médicament, traitement ou vaccin ; pas même un moyen de diagnostic rapide et sûr, peu cher et facile d’emploi.
La mondialisation a deux dimensions liées : celle de l’espace, les hommes courent partout à toute vitesse et celle de la technique scientifique qui est répandue également partout, avec de notables différences liées aux grandes disparités de niveau de vie. Dans une telle solidarité de fait des hommes entre eux, (homme signifie humanité et comprend les femmes, il n’y a pas à le redire à chaque fois), certaines atteintes naturelles attrapent l’humanité en son ensemble. Nous sommes dans une atteinte de ce type, captifs. Ce virus représente dans l’esprit humain une action de type attaque (d’où le mot guerre) : soudaineté, brièveté, condensation de l’action virale (urgence), espoir de faire cesser cette attaque. Nous avons bien d’autres atteintes, plus lentes, (réchauffement de l’atmosphère, des océans, disparitions des espèces animales…) dont nous parlons et qui ne constituent pas des raisons d’agir : les actions prévues sont toujours différées, les décisions prises ne sont pas sérieusement effectuées et n’obtiennent pas les résultats escomptés. Cette constante dans l’absence de réactivité n’arrête pas la vie publique, qui continue à mouliner de l’inquiétude, à répéter l’urgence d’agir, à demander de nouvelles décisions en remplacement des décisions non-tenues… Les médias qui fonctionnent au sensationnel trouvent une prédicatrice de jeune âge et tout un grand pan du débat se déporte sur sa légitimité. On discute de l’entre soi, la valeur des propositions sont mesurées à la valeur de qui les prononce, qui les publie ; des analogies prennent valeur argumentative : on trouve des discours alarmistes à toutes les époques alors que la catastrophe annoncée ne s’est pas produite. L’existence de discours catastrophistes ne prouve rien, ce qui rapproche ces discours du fait qu’ils sont faux… La seule chose qui devrait nous intéresser est de savoir si ce qui est dit parle de ce qui est… La seule chose qui devrait nous intéresser est l’adéquation des discours aux choses et phénomènes, ce n’est que peu débattue, même dans l’urgence comme nous y sommes.
Tout un pan de discours vise à nier la fragilité et à majorer la puissance, considérée comme une quasi-toute-puissance : l’humanité en a vu d’autres et s’en est toujours sortie, pourquoi en serait-il cette fois-là autrement ? La réponse est pourtant simple et fait partie de la fragilité : il n’y a pas d’antécédent. La science établit les régularités, plus ou moins grandes et stables, de phénomènes naturels. Les phénomènes nouveaux la dépassent, au moins en leur début. Evidemment, un phénomène, tout inattendu et imprévisible fut-il, finit toujours par entrer dans le passé. Autrement dit, la science s’empare peu à peu d’un phénomène primo-émergent. La durée de l’intégration d’une nouveauté au corpus des phénomènes définis ne dépend pas seulement de l’intensité de la recherche, (de la quantité financière de l’investissement par exemple), il dépend aussi des capacités naturelles de remédiation, qu’on n’invente pas vraiment, qu’on découvre et concentre dans des médicaments, protocoles… Une autre dépendance est dans le cumul des phénomènes nouveaux et leurs effets croisés, qu’on ne pourra connaître qu’après les avoir vus (subis).
Ce manque d’antécédent fait partie du manque de réserves, c’est une fragilité.
L’humanité doit reconnaître et accepter sa nouvelle condition de fragilité.
C’est avec une nouvelle mentalité fondée sur cette reconnaissance qu’elle pourra accepter et valoriser de nouvelles contraintes qu’elle doit s’appliquer pour conserver sa vie et son habitat (on peut concevoir la nature comme l’habitat de l’humanité). Voir, raisonner, vivre à partir de cette fragilité n’est pas une faiblesse, c’est même la condition de forces nouvelles intellectuelles et pratiques, indispensables pour résoudre les problèmes inédits qui se posent à nous.