lundi 6 novembre 2023 - par Sylvain Rakotoarison

Charles Piaget, le non-chef de la seule expérience d’autogestion française

« Comme il aime le rappeler, il n’y a pas eu de réelle autogestion chez Lip, mais seulement autogestion des luttes. Les décisions n’étaient ni prises, ni influencées par les directions fédérales. Elles étaient le résultat de longues discussions et réflexions suscitées aux assemblées générales. Toute une pédagogie héritée de l’Action Catholique Ouvrière (non-violence, respect de l’Autre même si il est un adversaire, refus de la démagogie) et l’inventivité de l’esprit de mai 68 participaient à l’invention d’une nouvelle démocratie. » (Dominique Féret, "À voix nue" sur France Culture le 12 septembre 2011).

C'est bien une "figure emblématique" du syndicalisme français, comme l'a souligné la presse, qui vient de s'éteindre à l'âge de 95 ans ce samedi 4 novembre 2023 à Besançon, quelques jours après une "figure emblématique" du patronat français. Charles Piaget (né le 28 juillet 1928 à Besançon) était en effet le "leader" (mot qu'il n'aimait pas) de la lutte syndical à l'époque de l'Affaire Lip, un conflit social très important qui a dominé la Présidence de Georges Pompidou.

En raison de sa notoriété nationale, Charles Piaget avait été pressenti pour être candidat à l'élection présidentielle de 1974, après la mort du Président, sous l'étiquette du PSU (il avait reçu de nombreux soutiens dont celui de Jean-Paul Sartre), mais l'ancien candidat de ce petit parti, en 1969, Michel Rocard, qui y avait la majorité, préférait un soutien sans faille au candidat unique de la gauche François Mitterrand (avant d'ailleurs de rejoindre carrément le parti socialiste et y créer un courant).

Ouvrier dans l'industrie horlogère, la spécialité économique de la Franche-Comté, après sa formation au lycée technique (il était orphelin, son père mort en 1943 avait été un artisan horloger), salarié chez Lip à l'âge de 18 ans, Charles Piaget est devenu ensuite technicien et contremaître. Syndiqué à la CFTC, syndicat basé sur la doctrine sociale de l'Église, puis, lors de sa création (issue de la CFTC) en 1964, à la CFDT (une laïcisation du syndicat chrétien), délégué syndical pas vraiment volontaire au début, il était très engagé politiquement, adhérant au PSU (parti socialiste unifié) dès sa fondation en 1960 (parti à l'origine de Pierre Mendès France, rejeté par ses amis radicaux).

Charles Piaget a pris une part déterminante dans ce conflit social qui a reçu un grand écho national voire européen. Lip était une entreprise familiale fondée en 1867. Fred Lip (ex-Lipmann), « à la fois paternaliste et moderniste » (selon l'expression de Dominique Féret), en est devenu l'unique patron en 1944, et en raison des difficultés financières, il a cédé une partie de son capital à une entreprise horlogère suisse qui en est devenue l'actionnaire principal en 1970 avec 43%. À l'époque, Lip représentait 83 millions de francs de CA et employait 1 300 salariés. La concurrence avec les montres à quartz était rude. En 1971, Fred Lip a été renvoyé par le conseil d'administration, et l'entreprise a produit ses premières montres à quartz deux ans plus tard, dans un contexte concurrentiel très difficile (montres japonaises et montres américaines). L'Affaire Lip a commencé à la démission du nouveau patron et au dépôt de bilan le 17 avril 1973. Le tribunal de commerce a décidé le redressement judiciaire, à savoir la possibilité de continuer l'activité sous la responsabilité de deux administrateurs judiciaires.

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L'existence d'un plan de licenciement de près d'un demi-millier de salariés par les administrateurs a alerté le 12 juin 1973 les ouvriers qui se sont mis en grève, ont occupé l'usine et ont même séquestré (sans violence) les administrateurs pendant une nuit, le temps de fouiller leur bureau (on peut penser à l'excellent film "Potiche" de François Ozon, sorti le 10 novembre 2010, avec Catherine Deneuve, Gérard Depardieu et Fabrice Luchini).

Le Premier Ministre Pierre Messmer confiait alors que l'entreprise allait être liquidée (le 15 octobre 1973). Cette ligne fataliste « Lip, c'est fini ! » était soutenue par le Ministre de l'Économie et des Finances Valéry Giscard d'Estaing qui avait la charge de gérer les Fonds de développement économique et social et la Datar. Au contraire, le Ministre du Développement industriel et scientifique Jean Charbonnel voulait pacifier le climat social et négocier avec les grévistes menés par Charles Piaget et Jean Ragunès avec la nomination d'un négociateur, Henry Giraud, le 2 août 1973.

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Charles Piaget a considéré que c'était un peu par hasard qu'il se trouvait ainsi en tête du mouvement et que « la réussite d'un mouvement syndical, c'est de ne plus avoir besoin de leader ». L'Affaire Lip a d'ailleurs été le premier mouvement social qui est véritablement parti de la base, indépendamment des centrales syndicales : « Le syndicat ne doit pas diriger, mais animer la lutte. Il doit pousser les salariés à se prendre en main, à diriger progressivement la lutte par eux-mêmes. » (Charles Piaget dans son livre "On fabrique, on vend, on se paie" publié en 2021, éd. Syllepse). Cela préfigurait de nombreux conflits sociaux dont les syndicats étaient dépassés, jusqu'aux gilets jaunes.

Loin de vouloir agir par destruction du chiffre d'affaires, les grévistes ont voulu démontrer la possibilité d'une autogestion : pas besoin de trouver un nouveau patron, on peut se suffire. Ils avaient un atout de poids : ils n'occupaient plus l'usine (car occupée par les CRS) mais ils avaient saisi les machines et le stock de montres déjà produites. Leur idée était de produire, vendre et se rémunérer eux-mêmes, en montrant que l'entreprise était pérenne, avec ce slogan relativement simple : « C'est possible, : on fabrique, on vend, on se paie ! ». Ainsi, l'activité de l'usine a été reprise sous la direction des grévistes eux-mêmes. C'est la première réelle tentative d'entreprise autogérée (et unique). Un slogan de l'Organisation révolutionnaire anarchiste en 1973 : « Le meilleur soutien aux travailleurs de Lip, c'est, à notre tour, de prendre nos affaires en main. ».



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Il faut insister sur cette réaction peu ordinaire des salariés face à un plan de licenciement : les syndicats, en général, leur proposaient surtout de négocier des indemnités fortes mais ne remettaient pas en cause l'idée du plan de licenciement qu'ils ne pouvaient pas empêcher. Les salariés de Lip, eux, résistaient au fatalisme en s'engageant eux-mêmes.

Une grande marche a réuni 100 000 personnes le 29 septembre 1973 à Besançon en soutien aux salariés de Lip. Mais le gouvernement ne pouvait pas tolérer un risque de nationalisation du conflit au-delà de Lip, avec des circuits de vente sauvage et une revendication d'autogérer les entreprises. Cette expérience de l'autogestion a été fortement soutenue par des personnalités comme Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT) et Michel Rocard (représentant la "seconde gauche").

Propulsé par Antoine Riboud et Michel Rocard, le numéro deux de Publicis, Claude Neuschwander (qui est mort il y a deux mois peu avant ses 90 ans), militant UNEF, puis PSU et CFDT, a repris Lip le 29 janvier 1974 en réembauchant tous les grévistes (830 ouvriers furent réintégrés progressivement jusqu'au 11 mars 1974) et en concevant de nouvelles montres. Mais il a dû démissionner deux ans plus tard, le 8 février 1976 à la suite du refus d'un soutien financier du gouvernement. Jean Charbonnel en a beaucoup voulu à Valéry Giscard d'Estaing, devenu Président de la République, et Jacques Chirac, Premier Ministre, d'avoir voulu assassiner Lip.

Après un nouveau dépôt de bilan quelques semaines plus tard, une nouvelle occupation par les salariés, Lip a été définitivement liquidé le 12 septembre 1977, mettant fin à une expérience originale et particulière. En novembre 1977, des anciens salariés de Lip ont alors tenté de continuer leur activité dans une autre structure, une société coopérative de production appelée Les Industries de Palente, siglée LIP (Palente est le quartier de Besançon où était implantée l'usine Lip) qui a été rachetée en 1986 par une autre entreprise horlogère qui a fait faillite en 1990.

Le 15 septembre 2011 sur France Culture, Charles Piaget résumait ainsi l'origine de l'Affaire Lip, et surtout, le cynisme des nouveaux dirigeants de Lip : « Finalement, notre aventure, c'est une aventure qui est extrêmement courante aujourd'hui. Une multinationale prend les actions d'une entreprise familiale et décide de la modeler selon sa logistique. Quelque chose qui est très courant aujourd'hui, qui l'était beaucoup moins à l'époque. (…) Ils se sont adressé à une entreprise conseil (…) et ils leur ont demandé comment il fallait faire (…). La réponse a été : premièrement, il faut (…) créer l'inquiétude (…), préparer psychologiquement les salariés à quelque chose d'important ; (…) faire le vide devant les salariés, c'est-à-dire qu'ils n'aient plus d'interlocuteur valable (…) dans l'entreprise ; donc, (…) ils vont se mettre en grève et occuper l'usine, et à partir de là, vous allez couper les salaires et il va y avoir lutte. (…) On a fait des statistiques, il n'y a aucun conflit qui a pu durer plus de deux mois lorsqu'il n'y avait pas de salaire. (…) Donc, deux mois après, vous aurez toute liberté de faire des restructurations que vous voulez. Voilà. Cela vous coûtera 2 millions de francs. » ("À voix nue").

À la retraite en 1988, Charles Piaget a continué ses engagements jusqu'à la fin de sa vie, notamment contre le chômage (cofondateur d'Agir ensemble contre le chômage) et aussi en participant à de nombreuses conférences pour témoigner de cette période d'autogestion (sa dernière interview date du 15 septembre 2023). Au début des années 2000, il constatait avec joie : « En ce moment, il y a moins de militants qui viennent au local, mais surtout, il y a moins de chômeurs. Tout ce que je souhaite, c’est la disparition de notre groupe avec la disparition du chômage. ». Mais le chômage a repris énormément après la crise de 2008.

C'est donc à la fois un acteur historique d'un grand mouvement social du début des années 1970, premier soubresaut d'une mondialisation qui allait s'étendre dans tous les secteurs, et aussi une personnalité qui a toujours voulu rester modeste, mettant en avant l'action collective, qui vient de disparaître. Dans son livre témoignage, il avait écrit : « Aujourd’hui, l’essentiel pour l’humanité, c’est de pérenniser l’aventure humaine. Elle se trouve en grand danger. Il faut changer profondément les sociétés actuelles. ». Il avait en outre insisté sur l'action déterminante des femmes dans le conflit Lip : « Cette participation très active des femmes a constitué une grande richesse pour la lutte. Mais aussi pour elles, pour leur vie personnelle. Sans cette forte participation, sans elles, le conflit n’aurait pu prendre cette dimension, cette popularité formidable. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 novembre 2023)

http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Charles Piaget.
Marylise Léon.
Laurent Berger.
José Bové.
Sophie Binet.
Philippe Martinez.
Henri Krasucki.
Edmond Maire.
François Chérèque.
Georges Séguy.
Marc Blondel.
André Bergeron.

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10 réactions


  • Décroissant 6 novembre 2023 18:32

    Un peu court camarade ! Le mouvement des SCOP qui assure souvent la reprise des entreprises victimes des processus de délocalisation des activités des grands groupes, expérimente et perpétue de nos jours, encore et toujours, l’autogestion :

    https://www.les-scop.coop/le-mouvement-scop

    Qui ne se souvient par exemple de l’usine Fralib commercialisant les thés Lipton et infusions Éléphant, bénéficiaire mais abandonnée par la multinationale Unilever pour dégager plus de profits en Pologne :

    https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/racheter-fusionner/0603593887926-scop-ti-quand-des-fans-du-che-ont-arrache-leur-usine-a-unilever-339326.php




  • sylvain sylvain 6 novembre 2023 21:12

    la seule experience d’autogestion ??? il y en a eu et il y en a encore pleins. Tiens, une pour laquelle je bosse par exemple


    • titi titi 7 novembre 2023 19:01

      @sylvain

      Alors moi j’ai plein de défauts. Je peux en citer deux :
      Je lis les liens que les intervenants postent
      Je sais lire un bilan

      Donc votre scoop a été en « capitaux propres négatifs » pendant plus de 10 ans.

      Vous avez une personne en moins en 2014, 2016 et en 2017 (licenciement ou départ volontaire ) ???

      Vous avez des dettes importantes.
      Vous êtes avec un BFR négatif depuis toujours.
      Votre délai fournisseur est à plus de 100 jours (ce qui est illégal)

      Vous avez des fournisseurs sympas. Sinon la société aurait disparue.


    • sylvain sylvain 7 novembre 2023 21:13

      @titi
      je suis un fournisseur. Graine del pais fonctionne comme un depot vente, ce qui est effectivement illegal mais ca va tres bien a tout le monde. Le delai varie de 100 jours a plusieurs annees , c’est pire que ce que vous avez lu.

      Sinon non, nous n’avons pas de dettes importantes. Nous avons fait un seul emprunt, pour racheter la boite a son ancien patron (qui etait tres sympa, mais il est mort il y a deux ans). Les salaries sont payes a temps, les artisans semenciers ( producteurs) aussi. Ce n’est pas, du point de vue economique, un bilan fantastique. Mais ca permet de faire vivre les salaries correctement, et ca fait un bon appoint pour les producteurs qui ont en general une autre activite.

      Ce qui nous a manque, et nous manque toujours, c’est un capital de depart pour pouvoir investir. C’est le cas de la plupart de ces experiences


  • amiaplacidus amiaplacidus 7 novembre 2023 09:11

    Des choses incroyables, inouïes, ahurissantes, se produisent parfois.

    Par exemple, Rakoto parler d’autogestion.

    Rakoto, ce chantre de l’aplaventrisme, ce héraut de la hiérarchie. Ce serviteur veule des nantis, des petits chefs, des contremaîtres, des adjudants-chef, des directeurs, des despotes, etc.

    Bref, cette larve appelée Rakoto, viendrait nous parler de ceux qui refusent la hiérarchie, le pouvoir d’une minorité sur la majorité. De ceux qui refusent les ordres imbéciles promulgués par des ineptes. Ineptes qui peuvent commander parce qu’ils ont des moyens financiers. Ou, pire, ordres donnés par des larves du genre Rakoto, qui pensent faire partie des chefs en s’aplatissant devant le fric et en méprisant ceux qu’ils s’imaginent leur être inférieur.


  • adeline 7 novembre 2023 11:46

    cela a à voir avec les montres Piaget ?


    • amiaplacidus amiaplacidus 8 novembre 2023 04:22

      @adeline

      Je ne pense pas, les montres Piaget, c’est suisse.
      De toute façon, Piaget est un nom assez répandu dans le Jura, tant français que suisse.


  • titi titi 7 novembre 2023 18:14

    @L’auteur

    L’autogestion d’une entreprise en difficulté est vouée à l’échec.

    Pour deux raisons

    Tout d’abord parce que les « autogestionnaires » croient pouvoir s’approprier l’outil productif : les machines, les brevets etc... Sauf que c’est le reliquat de valeur de l’entreprise récupérée, ca ne peut pas être gratuit.

    Ensuite parce que la finalité de cette autogestion c’est de continuer une entreprise « comme avant ». Or s’il y a un truc qui est sûr c’est qu’une entreprise qui ne fonctionne pas doit changer.


    • amiaplacidus amiaplacidus 8 novembre 2023 04:20

      @titi

      Réponse à votre première objection :
      Vous semblez oublier que ce reliquat de valeur est le résultat du travail effectif des ouvriers. Travail effectif qui a été confisqué par le capital. Parce qu’on n’a jamais vu un certificat d’action produire quoi que ce soit, c’est le travail humain qui produit des richesses, pas le capital.

      Réponse à votre deuxième objection :
      Il ne s’agit pas du tout de continuer « comme avant », mais au contraire de tout changer, simplement en se débarrassant des parasites appelés « investisseurs ». Lesquels investisseurs se nourrissent sur la bête et lorsque la bête n’a plus de gras à fournir, ils vont piller ailleurs.


    • Décroissant 8 novembre 2023 18:13

      @titi

      Si l’on se place dans une stricte logique capitalistique, vos objections (analyse financière et capacité à se développer dans un univers concurrentiel privilégiant le profit de quelques uns au détriment de tous les autres) sont pertinentes. Problème : si l’on pousse à bout la financiarisation des grands groupes qui délocalisent à tout va ou abandonnent des pans entiers d’activités moyennement rentables, la désindustrialisation va se poursuivre plein pot avec son cortège d’emplois supprimés. D’où ces projets de reprise basés sur une autre répartition du profit du travail, voire sur des expériences de solidarité locale et interprofessionnelle qui ne répondront jamais aux standards financiers en vigueur.

      Changer de paradigme et viser à la satisfaction d’un besoin sans dégager un profit disproportionné pourrait d’ailleurs être une nouvelle phase de la décentralisation en poussant les collectivités locales et territoriales à soutenir les initiatives revitalisant leur territoire (ce que certaines font déjà au sein de SCIC).

      Dans la peau de chagrin du (dé)maillage industriel ou des services publics sur-administrés, penser une autre organisation du travail, plus autonome et humainement satisfaisante, ne serait pas un luxe !


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