Des taux sans intérêt
Les taux bas seraient une opportunité pour les uns, un mauvais présage pour les autres. À moins que les taux pratiqués aujourd’hui ne signifient plus grand chose, qu’ils n’aient plus rien d’intelligent à dire sur le monde dans lequel nous vivons ?
Les taux d’intérêt à des niveaux aussi bas opposent deux visions du monde :
- Les taux bas sont une aubaine : une occasion unique pour financer demain. On appelle cela du calcul actuariel : des taux bas dopent la valeur présente des projets futurs. Il est donc souhaitable de s’endetter pour financer ces projets, dès maintenant, par exemple des projets en faveur de l’environnement.
- Les taux bas sont un mauvais présage : ils n’ont pas atteint ces niveaux par hasard, il y a forcément une mauvaise nouvelle à venir. D’ailleurs, regardez l’inversion de la courbe de taux d’intérêt récemment observée aux Etats-Unis, elle a toujours été suivie d’une récession économique.
En fait, il existe une troisième vision du monde :
- Les taux bas n’ont rien à nous dire d’intelligent. En effet, les modèles standards ou plus techniques ont les plus grandes difficultés à justifier les niveaux actuels des taux, à moins d’hypothèses boiteuses. Faut-il s’en inquiéter ? Pas forcément, ce n’est pas parce que l’on n-y-comprend plus rien qu’il y a forcément quelque chose de subtil caché derrière.
On ne comprend plus rien aux taux d’intérêt
Comment justifier des niveaux de taux d’intérêt aussi faibles ? Les explications pleines de bon sens ne manquent pas pour justifier la tendance baissière des taux. Mais lorsqu’il s’agit de justifier l’ampleur de la baisse, c’est plus difficile. Ainsi, la science économique a un mal fou pour « sauver le phénomène » des taux d’intérêt. En fait, elle n’y arrive pas.
- La tragédie des modèles.
Les modèles se classent comme les chaussettes, par paire. On peut associer les modèles très théoriques (Ramsey et Solow) à des modèles peu performants ; les modèles plus pragmatiques (économétriques) à des modèles trop adhocs ; et les modèles d’artillerie lourde (Machine Learning) à de véritables boites noires. Quels qu’ils soient, aujourd’hui tous ces modèles ont d’extrêmes difficultés à justifier les niveaux actuels des taux d’intérêt, à moins d’hypothèses très discutables sur le comportement des agents économiques, ou sur la stabilité des paramètres retenus.
- Le paradoxe de l’inflation.
Pourquoi des taux d’intérêt si bas n’ont-ils pas entrainé une envolée des prix ? C’est effectivement ce que l’on observait durant les périodes dites normales où les taux d’intérêt évoluaient sur des niveaux plus élevés. Mais aujourd’hui, les taux extrêmement bas ne produisent pas l’hyper - inflation qu’ils devraient. Jadis, la physique fut confrontée à un tel dilemme : la catastrophe ultraviolette. On avait un bon modèle pour comprendre les ondes jusqu’à certaines fréquences, mais pour certaines ondes extrêmes il y avait un problème : un feu de cheminée était alors interprété comme une source de rayonnements mortel… On finît par changer de modèle.
- Des Banques Centrales aux abois.
Il est souvent avancé que si les taux sont si bas, c’est justement parce que les Banques Centrales pratiquent une politique ultra-accommodante. Mais, c’est à moitié vrai : d’une part cette politique n’est pas tombée du ciel, elle leur a été imposée par l’urgence économique des crises successives. En caricaturant à peine, on dira que la baisse des taux longs n’a pas été provoquée par la baisse des taux directeurs, mais que c’est elle qui a provoqué la baisse des taux directeurs. Mais ce qui tracasse vraiment les Banques Centrales, c’est que cette même urgence économique ne dispense pas les taux longs d’obéir à d’autres facteurs structurels à l’œuvre depuis longtemps, et qui sont eux bien plus difficiles à identifier et quantifier.
Puisque les taux ne semblent plus obéir aux manuels et aux modèles, ouvrons une autre piste : peut-être que si les taux sont devenus incompréhensibles, c’est parce qu’il n’y a rien à comprendre ?
Et si les taux n’avaient plus rien à dire ?
Nous proposons 3 arguments en faveur de cette thèse :
- Des taux qui réagissent moins bien
D’abord, il faut être honnête : non, les taux d’intérêt ne sont pas devenus complètement aveugles au cycle économique. Ainsi, lorsque les indicateurs avancés de l’économie s’améliorent plus qu’attendu, on voit instantanément les taux d’intérêt remonter ; et inversement. Oui mais quand même, si l’on est attentif, et que l’on regarde cela sur plus longue période, on notera que cette réaction est de moins en moins forte ; comme si les taux se désensibilisaient progressivement du cycle économique.
- Des taux qui prévoient moins bien
Les taux d’intérêt auraient un pouvoir prédictif sur le cycle économique, mais pas tout seul, pas toujours, et même de moins en moins. Pas tout seul car si les taux prévoient c’est surtout lorsqu’ils ont associés à une autre variable : la plus célèbre association est la courbe de taux, qui lie le taux long au taux court. Pas toujours car en fait ce pouvoir prédictif serait surtout très dépendant du contexte : durant les crises le pouvoir prédictif est plus fort. De moins en moins, car depuis quelques années le pouvoir prédictif aurait diminué, à cause d’un cycle particulier, des politiques, on ne sait pas.
- Le trou noir japonais
Depuis 30 ans maintenant : la Banque Centrale crée toujours plus de monnaie, pratique toujours des taux bas, mais toujours pas de reprise de l’inflation. Davantage de dette ? toujours pas d’inflation. Les taux japonais n’intéressent plus les japonais, mais les autorités agitent ces taux comme un chiffon pour signifier qu’ils sont encore vivants. D’une certaine manière, on pourrait dire la même chose des taux européens et américains, qui semblent s’effondrer sur eux-mêmes. On ne reconnait plus les taux, que les crises successives et les politiques monétaires non conventionnelles ont achevé de défigurer.
Conclusion : les aveugles et l’éléphant
On ne sait donc pas ce qui se cache vraiment derrière des taux si bas. On les palpe, on les secoue, on les sent, pour y deviner un message. Chacun y voit alors quelque chose qui lui fait écho : les taux d’intérêt si bas sont une opportunité pour les uns, un mauvais présage pour les autres. De la même façon, les aveugles et l'éléphant est une fable indienne qui raconte l'histoire de six voyageurs aveugles explorant différentes parties d'un éléphant : « c’est un serpent » dira l’un en touchant la trompe, « c’est une lance » dira l’autre… Finalement, ce n’est ni l’un ni l’autre. Une fable destinée à nous mettre en garde contre la tentation de tout interpréter. Dans notre cas, peut-être que les taux bas ne sont ni une aubaine, ni un mauvais présage, ils signifient autre chose, peut-être plus grand-chose.