Société duale et néolibéralisme
L'accident ferroviaire survenu vendredi 12 juillet a révélé de manière tragique qu'il existe bien deux types de réseaux ferrés en France : celui, très performant, des TGV qui relient les grandes métropoles françaises et européennes, centres des affaires de l'économie mondialisée et du tourisme international, et celui des petites villes des régions, métropoles d'une économie locale, abandonnées à leur sort par les divers plans d'investissements des différents gouvernements qui se sont succédé depuis l'avènement du capitalisme total dans les années 80.
Dans tous les domaines de l'activité humaine se développe cette société à deux vitesses.
D'un côté, le monde des aéroports et de la 1ère classe des TGV, monde de la jet-set, des colloques et rencontres internationales, monde des décideurs au parler " globish", monde des acteurs des médias et de la politique, du luxe et du sur-mesure , du "secteur libre" des hôpitaux et des écoles et universités prestigieuses, monde des hôtels de luxe et des quartiers résidentiels sécurisés : le monde des 1% (1). De l'autre, se trouve le monde des sans-grade, les 80 % ( 2), condamnés à brader leur seule richesse qu'est leur intelligence et leur force de travail en échange d'un salaire. Ce dernier leur permettant d'accéder à un mode de consommation de masse, spécifique, fait de produits standards, fabriqués à l'autre bout du monde par des ouvriers surexploités, travaillant dans des conditions inavouables pour des grands groupes de distribution internationaux. Ce mode de consommation et de production, grand consommateur d'énergie n'a que pour fonction ultime d'enrichir les 1 %. Avec cette consommation de masse il y a des services, à la disposition du plus grand nombre, de plus en plus standardisés par "le pouvoir technicien" dans les domaines de la santé et de l'éducation et des transports. Entre ces deux mondes, une classe moyenne de plus en plus réduite (les 19 %) qui, attirée par la lumière des projecteurs, essaie encore d' imiter, avec beaucoup de difficulté, les comportements de l'élite, de plus en plus inaccessibles.
Mais ce modèle dual est instable et depuis 2007 nous assistons à la crise globale de ce système qui n'a cessé de se développer depuis les années Thatcher.
LE DÉVELOPPEMENT DU CAPITALISME TOTAL ET SES LIMITES
La crise systémique actuelle révèle l’épuisement de ce modèle consumériste de masse dont le premier symbole, il y a déjà plus de cent ans, a été la construction de la première automobile populaire : la Ford T. Auparavant, le travailleur vendait sa force et son savoir-faire pour fabriquer des biens achetés par la bourgeoisie. Il était rémunéré uniquement pour reconstituer sa force de travail indispensable à la production. Les rôles des différentes classes sociales étaient alors clairement établis, et chacun vivait dans des mondes étanches. Le marché était étroit. L’idée du Fordisme a été de l’élargir, pour pouvoir produire plus et gagner plus, grâce à la technologie et à l’énergie fossile disponible à bon prix. Depuis, les travailleurs n'ont plus été seulement des producteurs cantonnés derrière les murs de l’usine ; on leur a donné un pouvoir d’achat supplémentaire pour être aussi des consommateurs, comme les bourgeois de l'époque.
La politique keynésienne mise en œuvre après la crise de 1929 fait des salariés des consommateurs de masse. La machine est lancée et avec la mondialisation « le Grand Marché » est né. Alors il faut toujours produire plus, pour permettre au plus grand nombre d’avoir accès à des produits de plus en diversifiés et sophistiqués grâce au progrès de la recherche et de la technologie.
Dans un premier acte, tout semble fonctionner à merveille : le progrès technique met à la disposition des hommes de plus en plus d’objets qui l’assistent et le distraient au quotidien ; le pouvoir d’achat des travailleurs augmente ce qui leur permet d’avoir accès à tout ce dont l’industrie est capable de produire, et ainsi d’anesthésier les douleurs que le travail à la chaîne engendre. On se met à rêver d'une société où tout le monde aurait accès aux mêmes biens ; c'est l'époque des congés payés, de la voiture particulière et plus tard avec le développement du crédit, de la maison individuelle, à portée de toutes les familles. On croit à l'avènement d'une classe moyenne majoritaire en nombre qui serait le ferment d'une nouvelle démocratie.
Mais pour produire à moindre coût et accroître la" profitabilité" de l'outil de production et donc du capital, il faut augmenter la productivité du travailleur en développant l'automatisation pour limiter l'intervention humaine dans le processus de production ; il faut aussi encadrer au mieux les gestes de l'ouvrier devenu opérateur et dépersonnaliser son action pour faire en sorte qu'elle soit reproductible partout dans le monde et peu à peu mettre en concurrence les salariés entre eux. Au lieu d'une émancipation du travailleur par l'automatisation des processus de production, on assiste au contraire à une dégradation des conditions de travail.
Comme le note l’Observatoire des inégalités :
« Le travail à la chaîne ou sous contrainte du déplacement automatique d’une pièce ne diminue pas, au contraire. Entre 1984 et 2005, la part de salariés concernés est passée de 9,6 % à 14,0 %. Pour l’essentiel, il s’agit d’ouvriers dont 38,8 % voient leurs gestes au quotidien commandés par une machine. Dans le secteur des services, le travail automatisé est beaucoup moins répandu, mais il concerne tout de même 6 % des employés comme des professions intermédiaires. Au total, pas moins de trois millions de salariés sont concernés.
La pénibilité physique s’accroît essentiellement pour les moins qualifiés. Près de quatre ouvriers sur dix déclarent subir des nuisances sonores et plus de la moitié exercent leur métier dans la saleté, contre respectivement 6,5 % et 8,3 % des cadres supérieurs.
A la pénibilité physique, s’ajoutent de plus en plus des contraintes de stress, liées à la rationalisation des tâches dans le secteur des services. Les cadences ne sont plus l’apanage de la chaîne ouvrière, les caissières ou les télé-opérateurs en savent quelque chose, même si physiquement leur travail est malgré tout moins usant. Les situations de tensions, que ce soit avec le public ou avec les supérieurs hiérarchiques, sont présentes à peu près dans les mêmes proportions pour toutes les catégories sociales.
Depuis le milieu des années 1980, les conditions de travail se sont plutôt dégradées. Ces données sont élaborées à partir de déclarations des salariés : pour partie, elles reflètent une exigence plus grande par rapport aux conditions de travail. Ce phénomène ne peut tout expliquer, notamment l’ampleur de la dégradation des conditions de travail pour les catégories les moins qualifiées. Elle résulte aussi d’une pression accrue sur les salariés dans un contexte de chômage de masse. »
On prône la mobilité et on exige la flexibilité des travailleurs ; le salarié est évalué et on encourage l’individualisation des carrières. La mondialisation accélère le déracinement des individus et peu à peu l’appartenance à un groupe est jugée suspecte.
Cette « perte des liens de communauté et de voisinage » (Michael Ignatieff) représente l’un des aspects les plus dévastateurs et les plus déshumanisants du programme libéral (3). C’est le deuxième acte : la dérégulation dans la dernière partie du vingtième siècle.
La mise en concurrence des travailleurs du monde entier fait pression sur les salaires, on produit toujours plus, à moindre coût dans des usines réparties dans le monde entier. Avec la libéralisation de l'économie et la marchandisation de tous les domaines de l'activité humaine, les grands groupes internationaux font la loi sur les Etats et imposent à leur gouvernement leurs conditions en matière de fiscalité et de normes.
Pour maintenir artificiellement la tête hors de l’eau du « travailleur-consommateur », pour qu'avec son travail de moins en moins rémunéré, il puisse continuer à consommer, on agit sur les deux paramètres du système, d'une part, du côté de l'offre, avec le développement dans tous les secteurs de produits low-cost ( automobiles, services, etc.. ) et d'autre part, du côté de la demande, avec l'injection d' un produit dopant pour le pouvoir d'achat du consommateur : le crédit personnel sous forme de prêts à la consommation ou de prêts immobiliers. (4).
LE LUXE ET LE LOW-COST : DEUX SECTEURS PROFITABLES
Les promesses du productivisme du siècle dernier qui était de mettre à la disposition de tous, les richesses que le génie humain pouvait concevoir avec les ressources terrestres, se sont révélées trompeuses. Si l'offre de produits et de services s'est considérablement développée, ce sont des objets de consommation standardisés, disponibles dans tous les pays du monde, élaborés avec la complicité étroite des techniciens avec les hommes du marketing dans le seul but d'une optimisation à outrance du profit, par une fragmentation de la production aux quatre coins du monde, ceci dans une totale opacité pour le consommateur. Le marché a réservé à une minorité des êtres humains : les 1 %, des services "haut de gamme" et des biens sophistiqués à leur mesure, pouvant à la fois satisfaire leur goût du beau, du confort et l'ensemble de leurs besoins et de leurs plaisirs. Ainsi ces deux gammes de produits se sont développées parallèlement et cohabitent, l'industrie de la publicité et des médias se chargeant de vendre aux 80 % des biens standards, tout en donnant à rêver, avec les belles photos des magazines et les décors des séries télé, sur la réalité réservée au 1 %. Dans ce jeu là, il n'y a plus de place pour l'existence d'une classe moyenne. Le système se légitimant à l'occasion, par des transferts vers la classe de l'élite internationale, de jeunes acteurs ou de joueurs de football, voire de jeunes entrepreneurs, issus des quartiers dit "sensibles" ; l'industrie du spectacle, en bonne faiseuse de rois, dans le rôle d'ascenseur social, se chargeant de la sélection et de la promotion des heureux élus.
Il y a de plus en plus de riches et ce segment de marché est en pleine expansion à l'échelle internationale. Mais il y aussi de plus en plus de personnes qui galèrent dans la précarité et avec de petits salaires. En France le salaire médian est de l'ordre de 1500 € net par mois et il stagne depuis plusieurs années à cause de la progression des très bas salaires, dans les services en particulier ( 5) .
Le schéma ci-dessous montre bien comment la structure de la consommation individuelle a évolué depuis les années 70.
La transformation de la société en une société duale a fait disparaître le secteur de consommation " moyen de gamme " ; il suffit de constater l'explosion des profits, d'une part des marques "haut de gamme" du secteur du luxe et, d'autre part dans le secteur "bas de gamme" avec les marques Discount de la très grande distribution. L'industrie automobile française paie en partie le prix fort ce manque de vision. Dans le transport aérien on note comment des compagnies Low-cost comme RYANAIR ont vu leurs bénéfices exploser alors que des compagnies comme AIR FRANCE ont dû revoir leur plan stratégique.
Le dernier classement de Challenges illustre ce phénomène. Parmi les 10 premiers , quatre ont fait fortune dans le secteurs du luxe et deux dont un nouveau, Xavier Niel, se sont enrichis avec le low-cost et la grande distribution. En revanche la famille Peugeot, avec des automobiles trop moyen de gamme ; a été déclassée. Au niveau international des multinationales comme IKEA, MACDONALD se sont développées avec des concepts de produits low-cost.
LES LIMITES DE CE MODÈLE DUAL
Le développement d'un marché de produits low cost, "c’est le suicide organisé de la planète" (6) ; c'est rendre encore plus schizophrène "le travailleur-consommateur" qu'on incite aujourd'hui à consommer plus, toujours moins cher, des produits qui ont fait le tour du monde, pour demain travailler avec des conditions dégradées ou vivre son propre licenciement. (l'exemple de RYANAIR présenté à l'émission "Envoyé Spécial", jeudi 9 mai 2013, montre combien les conditions de travail des employés se sont dégradées par rapport à celles des compagnies nationales, avec des salaires pour beaucoup inférieur au SMIC ou avec des contrats de travail d'un pays étranger au pays d'exercice ). En ne mettant en avant que le prix on encourage le consommateur à se détourner de produits de qualité qui préservent sa santé, économisent de l'énergie, développent une économie locale et valorise le travail humain.
Pour maintenir un niveau de consommation suffisant, on abuse aussi de ce produit dopant qu'est le " pouvoir d'achat augmenté" par le crédit. Il agit comme un anesthésiant et élimine toute velléité de lutte chez le travailleur ; il est aussi un puissant concentrateur de richesse par le jeu de l'intérêt qui taxe l'emprunteur au profit du détenteur de capital ou du créateur de monnaie ( les organismes financiers ).
Ainsi avec cette avidité à vouloir faire du profit, non seulement par la dévalorisation du travail salarié, mais aussi en hypothéquant le salaire futur du travailleur consommateur, l'élite des 1 % a peu à peu confisqué à la fois la richesse disponible et la richesse à venir, mettant à mal l'équilibre global du système.le travailleur pauvre ne pouvant que s'appauvrir encore plus par le modèle de consommation prédateur auquel il a accès.
Aujourd'hui dans le monde de l'élite internationale, l'argent coule à flot et la demande de produits de luxe n'a jamais été aussi forte. L'excédent est investi d'une part ,dans la pierre, entrainant une inflation des prix de l'immobilier dans les grands centres urbains,chassant les derniers survivants de la classe moyenne vers des territoires plus abordables, et, d'autre part, dans des produits financiers comme les emprunts d'Etat ou les actions dont les intérêts ou les dividendes sont encore de la richesse soustraite à l'ensemble des producteurs. Enfin les excédents de cette richesse sont aspirés dans les trous noirs de la finance que sont les paradis fiscaux.
Pendant ce temps, dans le monde des 99 % il est de plus en plus difficile de boucler les fins de mois et L’État protecteur, par manque de moyens , s'affaiblit de jour en jour ; exsangue, il exige de plus en plus de contributions de la part de ses citoyens et fournit de moins en moins de services. Bref l'oxygène commence à manquer et l'asphyxie est proche. Déjà des pays entiers comme la Grèce, l'Espagne ou le Portugal sont en soins intensifs et le pronostic vital est engagé.
Si les victimes de ce marché infernal font défaut et cessent de jouer, nul doute que les éternels gagnants seront contraints d'arrêter la partie. Pour leur permettre de continuer à survivre, il serait nécessaire de relancer le jeu en redistribuant les cartes. A moins que les 99 % décident de ne plus jouer à ce jeu mortifère où les dés sont pipés.
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(1) les 1 % c'est un marché à L'échelle mondiale de plus de 65 millions de personnes qui dans un pays comme la France gagnent plus de 7500 € net par mois et/ou possèdent un patrimoine de 2 000 000 €
(2) En France les 80 % gagnent moins de 2500 € par mois soit un peu plus que le salaire moyen net ( 2100 € ).
(3) « La culture de l’égoîsme » Post face de Jean Claude Michéa Page 71 -Editions Climats Pages 41-42
(4) Un exemple : en 1964, la dette totale, publique et privée, aux États-Unis était de 140% du PIB. Aujourd’hui, elle se monte à 375% du PIB. C’est environ deux fois et demi plus de dette par famille.
(5) Voir l'étude sur les bas salaires en France de la Dares.
(6) Phrase de Jean François Narbonne citée dans le livre No low cost. De Bruno Fay & Stéphane Reynaud. Éd. du Moment. pris sur le blog de Virginie de Galzain : " Low cost : Le leurre éonomique"