Triste mondialisation
Le généticien Albert Jacquard est mort. Ce grand humaniste estimait au crépuscule de sa vie, en 2009, que "Notre monde court à la catastrophe". Cette vision qu'il jugeait "réaliste" plutôt que catastrophiste rejoint celle développée par l'anthropologue et philosophe Claude Lévi-Strauss qui confiait quelques années avant de s'éteindre à l'âge de 100 ans, qu'il finissait sa vie dans un monde qu'il n'aimait pas en raison des ravages causés par l'homme sur la planète.
"Etre humaniste, ce n’est pas être confiant aveuglément en ce que font les hommes. Etre humaniste, c’est à la fois être émerveillé par le potentiel de chaque humain et lucide sur les risques qu’il court, que ce soit du fait de la nature ou du fait de l’homme lui-même. C’est encore travailler sans fin au développement de cette espèce étrange. Je crois que l’issue est possible, mais les menaces sont, me semble-t-il, trop souvent oubliées". Ces propos sont ceux d'Albert Jacquard dans les colonnes de Paris-Match en 2009.
Un des premiers livres du généticien sorti en 1978 avait un titre tout aussi éloquent : Eloge de la différence. Or, l'une des conséquences de la mondialisation telle que nous la subissons, c'est l'émergence d'une monoculture dans tous les sens du terme.
Dans son très beau livre sorti dernièrement (De Darwin à Lévi-Strauss – Odile Jacob), le paléoanthropologue Pascal Picq retrace les grandes étapes de l’évolution de l’humanité et de la planète depuis 1492, date de la découverte des Amériques et début d'une mondialisation qui a entamé la sixième grande extinction des espèces, mettant un terme à des millénaires de diversité biologique et culturelle.
La mondialisation pose la question de la relation de l'Homo Sapiens à son environnement. Une relation aussi forte que mortifère qui se caractérise par sa capacité unique d'adaptation et de nuisance. Ce poids prédominant sur l'environnement sur une période excessivement courte à l'échelle de la Terre (essentiellement de la révolution industrielle de 1859 à nos jours) a donné naissance à un terme scientifique : l'Anthropocène.
Le point commun entre Charles Darwin, Claude Lévi-Strauss et au-delà Albert Jacquard tous témoins des dévastations naturelles et culturelles en cours c'est d'avoir pris conscience du chemin funeste emprunté par l'humanité en raison de la perte de la diversité engendrée par l'expansion humaine. Or notre époque se caractérise, outre par le consumérisme et la cupidité, par un déni de réalité des conséquences de nos modes de vie alors que toutes les preuves scientifiques qui attestent du mur vers lequel nous nous dirigeons sont sur la table.
La particularité de Claude Lévi-Strauss, c'est d'avoir démontré un siècle après Darwin sur la biodiversité que la diversité culturelle est tout aussi cruciale pour l'évolution de l'homme. Claude Lévi-Strauss condamnait la disparition des langues parce que celles-ci sont chargées d'une relation au monde. "Ce qui disparaît au-delà de la langue, ce sont des connaissances de la nature, des rapports à la médecine et à la compréhension du cosmos" défendait le philosophe quand l'ethnologue relevait la perte d'une expérience différente du genre humain et le fait que "les autres peuples" ont aussi des choses à nous apprendre.
Julien Bouissou dans les colonnes du Monde du 9 septembre revient sur le recul de la diversité linguistique en Inde où près d'un quart des langues parlées sont menacées de disparition. Or ces langues qui meurent emportent avec elles des conceptions du monde singulières avec des vocabulaires uniques
Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve dit-on. Le journaliste nous apprend ainsi que Ganesh Devy, un ancien professeur de littérature anglaise, mène un combat de titan pour recenser les langues de l'ensemble du pays, et qu'il a rallié près de 3 000 bénévoles à sa cause.
Au-delà de ce beau combat, le constat est sans appel. Ces dialectes disparaissent essentiellement du fait de l'urbanisation, de la mondialisation et de son cortège de migrations qui imposent un vocabulaire nouveau, toujours plus pauvre. Non, décidément, Claude Lévi-Strauss n'aurait pas aimé ce début de XXIème siècle.