Migrants
La réaction anti-migrants de la Suède, avec la progression du parti des Démocrates suédois, a de quoi surprendre. Voilà un pays organisé autour d’un pacte social exemplaire, un pays dont les citoyens sont les champions des acquis sociaux, lesquels sont parfaitement maîtrisés puisque l’état dégage néanmoins un large excédent budgétaire. Un pays, donc, où tout semblerait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Mais la Suède est aussi le pays le plus accueillant pour les migrants, et une partie de la population s’en plaint au motif qu’ils coûtent cher, qu’ils sont responsables de l’augmentation de la criminalité, et que le gouvernement de la Suède serait bien inspiré de penser d’abord aux Suédois, lesquels semblent pourtant ne manquer de rien.
Cette situation paraît être la manifestation d’un réflexe biologique venu du fond des âges, le « no-self », ce qui tendrait à accréditer l’idée que, si l’évolution a bien reposé sur des échanges et des mutations, ceux-ci n’échappent pas à des contraintes de masse et de temps que l'on ne connaît pas, mais qui génèrent des réactions de rejet lorsque l’on ne les respecte pas. C’est-à-dire que dans un territoire ou une communauté donnés, il existe bien au sein de la population native des seuils de tolérance envers une population étrangère, et qu’il convient de ne pas négliger l’importance d’une immigration ni le temps nécessaire pour l’accepter et l’intégrer. Des contraintes que l’Europe, confrontée à la pression migratoire de l’Afrique et du Moyen-Orient et aux réactions défensives de ses populations, ne peut plus ignorer.
L’Afrique, minée par le sous-développement économique, la misère et les conflits tribaux ou confessionnels, devrait compter 2,3 milliards d’habitant en 2050 dont 830 millions de jeunes (source : Programme des Nations-Unies pour le Développement). Le Moyen-Orient est ravagé par les guerres civiles et confessionnelles et le terrorisme. En comparaison, l’Europe est un eldorado économique et social sur lequel campe sa population vieillissante de 500 millions d’habitants, condamnée donc à l’ouverture ou vouée à la disparition. Elle ne résistera évidemment pas à la pression migratoire des populations chassées par la violence et la misère sur lesquelles sa relative prospérité et sa stabilité exercent un tel attrait que leurs ressortissants risquent leur vie pour la rejoindre. Aucune frontière, aucun droit, ne peut défendre l’opulence d’un petit nombre contre la faim et la peur d’un si grand nombre. C’est une question de lucidité autant que d’humanité. L’invasion que certains craignent n’est pas un phantasme d’extrême droite. La menace est réelle, et il dépendra de nous qu’elle soit subie et soumise, ou bien combattue et violente, ou bien prévenue à temps par un traitement approprié à la source.
La littérature nous a déjà proposé deux scénarios extrêmes :
La soumission : si, l’Europe se montrait incapable de prendre les initiatives qu’exige la situation avant que les digues des pays du Sud et de la Turquie ne se rompent, elle pourrait s’attendre à une marée humaine de pauvres hères qui, embarqués par millions sur des milliers de vieux rafiots, envahissent l’Europe par les rivages de la Méditerranée. C’est ainsi que Jean Raspail (Le camp des saints, 1973) imaginait ce « grand remplacement » qui hante les identitaires, et qui leur sert d’argument pour engager la force.
La réaction : si, cédant à la peur, et au mépris du drame humanitaire, l’Europe enfin unie par ce problème engageait sa supériorité organisationnelle et militaire pour résister par la force à l’envahissement, le coût de la protection de ses frontières serait extrêmement élevé, et elle devrait en outre, et rapidement, considérer que l’essentiel de ses ressources (énergie et matières premières) vient d’Afrique et du Moyen-Orient. Elle serait alors conduite à y projeter son action militaire pour sécuriser ses approvisionnements. Une telle hypothèse nous rapprocherait du scénario de « 1984 », imaginé par Georges Orwell (publié en 1949), avec une escalade conduisant à une guerre mondiale permanente dont l’Afrique serait le champ de bataille. Une guerre dont le coût pour les pays développés serait incomparablement plus lourd que l’hospitalité qu’ils refusent.
C’est sans doute parce que les drames sont un meilleur matériau pour la littérature que celle-ci nous livre des scénarios cataclysmiques. Mais, tout a-t-il vraiment été envisagé, avant que ce problème des migrants ne fasse imploser l’Europe ? N’y a-t-il pas d’autres hypothèses et solutions à explorer, même complexes et coûteuses mais qui peut-être le paraîtraient moins si l’on mesure bien les risques de la situation actuelle ? Par exemple, ne peut-on pas donner aux migrants la possibilité de rester chez eux en leur ménageant un avenir par le développement de leur économie ? Ces pays sont écrasés sous un endettement colossal dont les seuls intérêts épuisent leurs ressources, interdisant toute initiative d’envergure et constituant un obstacle infranchissable à leur développement. La colonisation les ayant longtemps privés du juste revenu de leurs matières premières, dont tout le monde a longtemps profité, serait-il injuste que, sans toutefois renier l’histoire, cette dette qui les paralyse soit prise en charge par la communauté internationale ? Cette remise à plat libérerait pour ces pays des moyens pour financer la mise en valeur et l’exploitation par eux-mêmes de leurs ressources, créant ainsi les conditions d’un réel développement économique et d’un avenir pour leurs populations. Ne ferions-nous pas ainsi l‘économie de nombreux conflits potentiels ? Étant bien entendu qu’en contrepartie du gel de la dette, la communauté internationale pourrait négocier pays par pays l’évolution planifiée et contrôlée des institutions vers la démocratie et contre la corruption, en considérant que les problèmes à ces niveaux sont la conséquence du sous-développement et non leur cause, et que soient acceptés et respectés les arbitrages de la Force de Maintien de la Paix des Nations Unies dans les conflits régionaux. L’ONU pourrait donner là une preuve de son utilité, pratique et appliquée, et non pas seulement la collecte et la gestion de statistiques.
Bien sûr, cela ne se ferait pas du jour au lendemain et, en attendant que de telles dispositions portent leurs fruits, les pays développés se doivent d’accueillir les migrants dans un cadre certes limité mais volontariste, organisé et contrôlé, qui respecte leur dignité, jusqu’à ce que le développement économique de leurs pays en ralentisse et normalise le flux. C’est parce qu’ils sont dans la rue, privés de tous leurs repères sociaux, qu’ils y sont en but à tous les dangers et peuvent devenir eux-mêmes dangereux et qu’ils nous font peur, et aussi un peu honte. Dans la jungle, on devient fauve pour survivre. La rue n’est un lieu d’accueil pour personne, et même un animal a droit à une tanière.
Enfin, il sera toujours préférable de se rappeler que l’homme est grégaire, et donc solidaire, plutôt que flatter à des fins électorales les plus mauvais instincts des électeurs, plutôt qu’attiser le reflexe xénophobe qui pourrit le climat de l’Europe humaniste sans rien résoudre des problèmes sur lesquels il prospère. Cela coûterait moins cher qu’une guerre, et même les multinationales qui cherchent de nouveaux consommateurs y trouveraient leur compte.