Israël, au risque de l’isolement, par Gideon Levy
24 octobre 2009
Gideon Levy, éditorialiste de Haaretz, s’inquiète de
l’isolement croissant sur la scène internationale d’un Israël qui assimile
toute critique à une manifestation d’antisémitisme, y compris lorsque ces
critiques émanent de ses amis les plus proches. Alors que toute autre nation se
remettrait en cause, souligne-t-il, Israël semble au contraire vouloir
multiplier les rebuffades et distribue des gifles diplomatiques tous azimuts,
de la France à la Chine. --- L’histoire comme la géographie d’Israël expliquent
la prévalence du sentiment obsidional qui a toujours guidé les actes de ses
dirigeants. L’absence de profondeur stratégique, la mythologie du peuple élu y
ont un rôle, à l’évidence. Mais ils n’auraient certainement pas une telle
prégnance sans le souvenir de l’Holocauste. Les juifs d’Europe ont été trahis
de façon infâme par les sociétés dont ils pensaient faire partie. En France,
des anciens combattants de 1914-1918, couverts de médailles pour les sacrifices
endurés, ont été déportés vers la mort par la police obéissant aux ordres de
Vichy. Ce traumatisme fondateur suffit à lui seul à expliquer pourquoi les
dirigeants israéliens peuvent être enclins à ne faire confiance à quiconque.
Une première fois abandonnée par la communauté des hommes, la nation juive ne
veut désormais compter que sur elle-même pour garantir sa survie et paraît
accepter le destin terrible de n’avoir d’autre horizon qu’une guerre perpétuelle.
En semblant avoir perdu - pour l’instant, espérons-le - la volonté de retisser
cette confiance, de rechercher une paix juste, de nouer des liens apaisés avec
l’ensemble de la région, Israël s’enferme dans une logique jusqu’au-boutiste,
devenue imperméable aux appels à la raison, fussent-ils lancés par ses amis les
plus proches. Si cette peur fondatrice - réelle mais aussi coupablement
instrumentalisée par des démagogues - l’emporte, avec tout ce qu’elle peut
avoir aussi d’irrationnel, d’incommensurable par essence, si Israël se refuse à
faire la paix, ou pire encore si Israël choisit d’attaquer l’Iran, alors un
spectre d’outre tombe aura remporté une ultime et sinistre victoire. Le peuple
juif, prisonnier du souvenir de l’horreur glaçante, serait une nouvelle fois la
victime de la folie meurtrière hitlérienne. Contre Info.
Par Gideon Levy, Haaretz, 22 octobe 2009
Récemment, Israël s’en est pris au reste du monde, lui portant
coup après coup. Alors que la Chine ne s’est toujours pas remise de l’absence
du ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman à la réception à
l’ambassade de Tel-Aviv - lourde punition pour le soutien de la Chine au
rapport Goldstone - la France panse ses plaies après que le Premier ministre
Benjamin Netanyahu ait mis son « veto » à une visite de son ministre
des Affaires Etrangères à Gaza. Et Israël vient à nouveau de porter un coup
sévère : son ambassadeur à Washington, Michael Oren, va boycotter la
semaine prochaine la conférence organisée par J Street, la nouvelle
organisation de lobby pro-israélien [1] .
La Chine, la France et J Street finiront par se remettre de ces
boycotts, tout comme la Turquie se remettra de la révolte des
vacanciers, [2] et on peut s’attendre à ce que même les
Suédois et les Norvégiens se remettent des vives réprimandes d’Israël [3] . Mais un pays qui attaque et boycotte tous
ceux qui ne sont pas exactement en accord avec ses positions officielles se
verra isolé, abandonné et détesté, à l’image de la Corée du Nord aujourd’hui ou
de l’Albanie hier. Il est plutôt surprenant qu’Israël utilise cette arme, car
il sera bientôt lui-même la victime ces boycotts.
Israël frappe et frappe encore. Il frappe ses ennemis, et
désormais il s’en prend aussi à ses amis qui osent ne pas partager complètement
ses choix politiques. Le cas de J Street en donne un exemple particulièrement
saisissant. Cette organisation juive a grandi aux USA en même temps que la
renommée de Barack Obama. Ses membres souhaitent un Israël qui soit juste et
épris de paix. C’est là son tort, et le boycott est sa punition.
L’ambassadeur d’Israël à Washington, M. Oren, est un
représentant dévoué : il pratique lui aussi le boycott. Après s’en être
pris à des éditorialistes israéliens, dont moi-même, dans un article publié par
The New Republic, pour avoir osé critiquer le discours de M. Nétanyahou à
l’ONU - ce qui constitue un outrage à part entière -
l’ambassadeur-propagandiste a utilisé à nouveau l’arme du boycott, cette fois
contre une nouvelle organisation juive et sioniste qui veut s’opposer à
l’establishment juif américain et à son nationalisme à la main lourde.
Au nom de qui M. Oren agit-il ainsi ? Pas au nom de la
société israélienne, dont il est censément l’ambassadeur. Les anciens diplomates
d’Union soviétique et d’Europe de l’est n’auraient pas agi différemment.
Une telle agressivité est de mauvais augure. Elle provoquera
l’éloignement de nos véritables amis et accroitra notre isolement. Le slogan
« une seule nation » est devenu un but, notre isolement devient un
objectif. Qui restera à nos côtés une fois que nous aurons attaqué et boycotté
tout le monde ? Abe Foxman, de l’Anti-Defamation League [4] ? Notre avocat-propagandiste Alan
Dershowitz [5] ?
Diviser le monde entre le camp du bien absolu et celui du mal
absolu - notre camp et celui de nos ennemis, sans aucun juste milieu - est un
signe de désespoir et d’une perte totale de repères. Car au-delà d’un
ambassadeur à Washington qui ne connaît rien à la démocratie et au pluralisme,
et souhaite uniquement complaire à ses maîtres, un tel comportement - qui
consiste à donner des coups de pied et à aboyer comme un fou en tous sens - est
en train de détruire Israël.
En ne nous permettant pas d’exprimer une opinion, Israël est en
passe de devenir un paria pour le reste du monde, provoquant le rejet des
autres nations. Qui faut-il incriminer ? L’opération Plomb Durci, par
exemple. Il n’y a plus que les États-Unis qui soient restés systématiquement nos
alliés, aveugles à toutes nos erreurs. Toute autre démocratie qui aurait vu son
statut international se dégrader autant aurait commencé à se demander quelles
erreurs ont été commises.
En Israël, notre réaction est exactement inverse : c’est le
reste du monde qui est coupable. Les Scandinaves sont hostiles et les Turcs
sont des ennemis, les Français et les Britanniques détestent Israël, les
Chinois ne sont que des Chinois et les Indiens n’ont rien à nous apprendre.
Toute critique légitime se voit immédiatement qualifiée ici
d’antisémitisme, y compris lorsqu’elle émane de Richard Goldstone, qui est un
juif sioniste. Nous renvoyons tout le monde dans les cordes sans ménagement, en
espérant ainsi qu’ils changent d’avis, et deviennent soudainement emplis de compréhension
pour le meurtre des enfants de Gaza. Désormais, même l’Amérique, même les juifs
américains, ne sont plus à l’abri des agressions d’un Israël qui a perdu le
sens de la mesure.
Les dégâts s’accumulent, de Pékin jusqu’à New York. Après le
boycott de J Street, même les juifs américains comprennent qu’Israël n’est pas
une société tolérante, un pays libéral, à l’esprit ouvert, en dépit de ce qu’on
leur raconte.
Tous sauront désormais que « la seule démocratie au
Moyen-Orient » n’est pas exactement cela, et que quiconque ne répète pas
ses messages de propagande sera considéré comme un ennemi - qui pourra
également être sévèrement puni.
Aussi sévèrement que le milliard de Chinois qui pansent leurs
plaies après le coup dévastateur que le ministre israélien des Affaires
Etrangères leur a porté personnellement.
Publication originale Haaretz, traduction
Contre Info
[1] J Street
se définit comme un mouvement pro-israélien pour la paix, affirmant vouloir
infléchir la politique américaine au Moyen Orient. - ndt
[2] A la suite du récent refroidissement des
relations diplomatiques entre la Turquie et Israël, une chaine de magasins
israélien a décidé de boycotter le café turc, et des appels au boycott des
vacances en Turquie ont été lancés en Israël. - ndt
[3] La publication par un journal suédois d’un
article prétendant que des membres de l’armée se livraient à un trafic
d’organes sur des victimes palestiniennes a provoqué de vives protestations
d’Israël, et le ministre israélien des Affaires Etrangères a accusé la Norvège
d’antisémitisme pour avoir dialogué avec le Hamas et ne pas avoir quitté la
salle de l’assemblée générale de l’ONU durant le discours du président iranien.
- ndt
[4] ADL : organisation américaine de
lobbying ultra-sioniste
[5] Alan Dershowitz est une figure du barreau aux
USA, célèbre pour avoir défendu O. J. Simpson, et virulent défenseur de la
cause sioniste. - ndt