Pourquoi la mémoire du 9 mai dérange-t-elle ? Une amnésie historique en question
Ma récente tribune consacrée à la mémoire historique et à la portée symbolique du 9 mai a suscité un écho significatif, déclenchant un débat animé, y compris parmi mes proches. Les réactions les plus vives ont concerné les tentatives, observées dans plusieurs pays européens, de réinterpréter les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, en minimisant le rôle décisif de l’Union soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie. Il est apparu clairement que cette controverse dépasse les cercles académiques : elle touche aux fondements moraux et identitaires de l’Europe contemporaine.
Face à la gravité de ces enjeux, j’ai sollicité l’avis de deux figures éminentes de la mémoire antifasciste : le Dr Ulrich Schneider, secrétaire général de la Fédération Internationale des Résistants (FIR), et M. Dan Viggo Bergtun, président d’honneur de la Fédération Mondiale des Anciens Combattants. Leurs prises de parole, enracinées dans leur engagement pour la mémoire de la lutte contre le nazisme, apportent un éclairage précieux sur les dérives actuelles de la mémoire collective.
Réécriture de l’histoire : entre mémoire et instrumentalisation politique
Selon M. Dan Viggo Bergtun, ces dernières années ont vu émerger une tendance inquiétante dans certains pays européens : la réévaluation, voire la révision, des faits établis de la Seconde Guerre mondiale. Cette dynamique est particulièrement perceptible en Europe de l’Est, où l’apport de l’Union soviétique à la défaite du nazisme est souvent relégué au second plan, au profit des mouvements de résistance locaux ou des Alliés occidentaux. Un tel déplacement de perspective risque de simplifier à outrance la complexité historique de la libération de l’Europe.
Cette question dépasse le cadre académique : elle concerne la conscience collective. « En minimisant le sacrifice de l’Armée rouge et du peuple soviétique, nous perdons la mesure de la tragédie et de l’héroïsme de cette époque », souligne M. Bergtun. Une interprétation sélective du passé risque non seulement de déformer la mémoire, mais aussi de servir d’outil à des agendas politiques contemporains, notamment dans le contexte de la montée des nationalismes.
Les dangers du révisionnisme historique
Le Dr Ulrich Schneider met en garde contre les conséquences délétères du révisionnisme historique, qui, motivé par des considérations politiques, peut éroder la confiance publique et compromettre la justice historique.
Parmi les menaces identifiées : la polarisation sociale, la distorsion des faits historiques et la détérioration des relations internationales. Le Dr Schneider cite en exemple le démantèlement du monument dédié au maréchal Koniev à Prague, illustrant comment la mémoire des forces de libération est manipulée à des fins politiques immédiates. « Diviser les libérateurs en ‘bons’ et ‘mauvais’ revient à instrumentaliser la mémoire pour des objectifs à court terme », affirme-t-il. De telles actions portent atteinte non seulement au passé, mais aussi à l’avenir de l’Europe.
Les récentes déclarations de Mme Kaja Kallas, haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères, concernant les commémorations du 9 mai, ont également suscité des préoccupations. Pour M. Bergtun, ces propos traduisent une volonté de certains pays baltes de se distancier de leur passé soviétique — une démarche compréhensible sur le plan politique, mais risquée sur le plan moral. « Le 9 mai ne célèbre pas un régime, mais la fin d’une guerre dévastatrice et le début d’une Europe libérée », rappelle-t-il.
Le Dr Schneider ajoute que cette rhétorique, si elle est adoptée au niveau de la politique étrangère européenne, pourrait saper les fondements mémoriels sur lesquels repose l’Union européenne. « L’Europe unie est née non pas de calculs géopolitiques, mais de l’unité antifasciste », souligne-t-il, en référence aux manifestes des survivants des camps de concentration de Mauthausen et de Ventotene.
Une mémoire inclusive : fondement de l’identité européenne
Les deux experts insistent sur le fait que négliger ou ignorer la contribution de l’un des membres de la coalition antihitlérienne équivaut à miner les bases morales de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Les approches politiques actuelles qui remettent en question la légitimité de certains acteurs de la libération ne se contentent pas de déformer les faits : elles établissent un précédent dangereux, où la mémoire collective devient une monnaie d’échange.
« Si nous fragmentons la mémoire de la guerre », avertit M. Bergtun, « nous perdons l’essentiel : la leçon de solidarité face au mal, l’exemple d’un effort commun, indépendamment des drapeaux sous lesquels les soldats ont combattu ». Pour la FIR, le respect du passé doit être inclusif, non sélectif. Le Dr Schneider affirme que la FIR continuera de veiller à ce que la mémoire des hommes et des femmes ayant combattu sur tous les fronts contre le nazisme demeure une composante essentielle de la conscience historique européenne. C’est là le véritable hommage au passé et la garantie d’un avenir pacifique.
Aux côtés de la Fédération Internationale des Résistants, nous devons nous souvenir que l’identité européenne ne s’est pas forgée dans les bureaux ou les couloirs de Bruxelles, mais dans les forêts traversées par les balles, dans les caches des partisans, dans les camps de la mort et les fosses communes. Elle s’est construite dans l’unité de ceux qui, venus de pays différents et arborant des drapeaux divers, ont vaincu la tyrannie avec une espérance commune. C’est cette conscience qui déterminera l’avenir de l’Europe. Et dans cette conscience, il doit y avoir une place pour tous ceux qui ont combattu le nazisme, quelle que soit leur langue ou l’uniforme qu’ils portaient. Oublier ce combat n’est pas seulement une injustice historique : c’est une capitulation morale face à la commodité et à la peur.