lundi 3 octobre 2011 - par Le Bulletin d’Amérique

Qui étaient les conservateurs d’avant-guerre ?

Un récent ouvrage, publié aux Etats-Unis, permet de découvrir les racines du mouvement conservateur contemporain.

Par Philippe Deswel — L’Intercollagiate Studies Institute vient de publier une anthologie d’auteurs américains iconoclastes de la première moitié du XXe siècle. Édité par Robert M. Crunden, The Superfluous Men explore sous différents angles la vision des conservateurs d’avant-guerre. À ce titre, il s’agit d’un ouvrage passionnant pour comprendre le positionnement de ces « hommes superflus », qui émettaient des réserves quant au discours dominant de l’époque.

L’idée d’ « hommes superflus » renvoie à toute une catégorie de personnages apparus d’abord dans la littérature russe. Alfred J. Nock, auteur aux tendances libertariennes, avait choisi cette formule pour le titre ses mémoires. Elle sied assez bien aux auteurs choisis dans le livre. Les hommes superflus sont au-delà de leur temps, qu’ils traversent à la manière des personnages de Lord Byron, Pouchkine, ou Lermontov, sans s’encombrer d’une idéologie trop rigide, avec une liberté et un détachement qui n’appartiennent qu’à eux.

La liberté en question

Les années 1930 voient triompher le New Deal et l’essor de l’étatisme. On étend la bureaucratie, le champ d’intervention de l’État, et augmente son emprise sur les individus. Le credo rooseveltien semble s’incarner dans le triptyque « intervention, réglementation, redistribution. » La pression fiscale augmente, alors que dans la vie économique deux types de groupes se renforcent : les syndicats d’un côté, et les « cartels » de l’autre – les groupements d’entreprises qui s’entendent pour fixer les prix, au déni de la libre concurrence. Quant aux syndicats, leur influence a, à cette époque, tendance à faire, in fine, augmenter les prix.

Le climat ambiant paraît peu propice aux conservateurs, qui se trouvent quelque peu esseulés et en profitent pour cultiver leur différence. Des cercles politiques apparaissent alors. On retrouve l’élégance qui accompagne cette démarche dans le chapeau en feutre qui orne la couverture du livre. En face d’eux, les ‘‘Liberals’’ veulent obtenir un meilleur monde à travers des moyens politiques. Les réglementations se multiplient, comme dans le cas de la Prohibition dans les années 1920. Les conservateurs, à l’inverse, croient aux individus et à l’initiative privée. Ils sont méfiants envers le gouvernement central et tout ce qui est imposé d’en haut.

En défense du privé

De fait, la ligne politique de ces conservateurs du début du siècle reste largement inarticulée. C’est l’intérêt de ce livre, qui permet de comprendre les prémisses de ce qui deviendra le conservatisme d’après-guerre, avec le tempérament qui l’accompagne. Les auteurs figurant dans cette anthologie ne manquent toutefois pas de paradoxes. Ainsi, « ils adoraient la campagne, mais trouvaient la ville plus pratique. » Après, comme beaucoup d’Américains, ils se retrouvent dans les Pères fondateurs. Les conservateurs voient ainsi en Adams le défenseur remarquable de la common law, et en Hamilton celui d’un système bancaire stable et efficace. Mais ils restent tiraillés entre des influences contraires.

Déjà, on retrouve une tension entre l’individu et la société. Contre l’emprise grandissant de cette dernière, vue comme une création artificielle, on défend à la place la sphère privée. C’est vrai en matière de valeurs, d’éducation… Sur un autre plan, il faut aussi noter la frontière entre l’héritage du Vieux Sud et le Nord industrialisé. Les conservateurs gardent toujours à cœur cette défense du droit des États fédérés, alors que le refus de la centralisation reste aujourd’hui un thème d’actualité au sein du Parti républicain. De manière plus générale, « l’humain » est considéré comme un sujet trop complexe, trop varié, pour rentrer dans les cases prévues par la planification étatique.

L’amour de la culture

Certains auteurs présents dans cet ouvrage se démarquent par un style élaboré et parfois provocateur. C’est le cas de Henry Louis Mencken, un journaliste célèbre de cette époque. Rétrospectivement, on peut dire qu’il fait partie, avec d’autres, de cette catégorie particulière que l’on appelle les cultural conservatives. Leurs réflexions ne sont pas politiques au sens étroit du terme : ils rejoignent les conservateurs par leur sensibilité culturelle. Ce profil correspond à de nombreux noms figurant dans le livre. Adeptes de la Haute Culture, ces conservateurs se passionnent pour l’Orient et ses religions. Ils entretiennent, aussi, un lien particulier avec l’Europe. L’art italien, la littérature anglaise les captivent.

Ralph Adam Cram, dans l’excellent extrait de son livre intitulé My Life in Architecture, exprime son intérêt pour les Préraphaélites, Wagner… Cet architecte se fait connaître aux États-Unis pour son style néo-gothique – comme celui du campus de Princeton ou de la cathédrale protestante de St. John the Divine à New York. Ceux qui, parmi ce groupe bouillonnant, viendront s’installer à Londres seront appelés les ‘‘London Yankees.’’ C’est le cas d’un T.S. Eliot par exemple, qui trouvera dans ce voyage la source d’un renouveau.

Un mouvement hétérogène mû par des intérêts communs

On aperçoit au fil des différentes contributions une grande diversité dans le profil et les aspirations des uns et des autres. Ce manque d’unité se retrouve toujours dans la « coalition conservatrice » d’aujourd’hui. On peut par exemple trouver dans le livre des représentants du ‘‘New Humanist Movement’’, qui s’inscrit contre le romantisme et pour l’idéal classique de la mesure. Alfred J. Nock, amateur de culture française, fait, à l’inverse, un vibrant éloge du Pantagruélisme, vu comme source de joie de vivre et d’inspiration. Donald Davidson, dans « le monde comme une usine Ford », critique quant à lui le matérialisme propre à son temps.

Le degré de religiosité des auteurs représentés varie lui aussi. George Santayana, à travers ses réflexions, apporte l’une des visions les plus travaillées à cet égard. Ce philosophe de Harvard témoigne notamment d’une dualité d’influence entre catholicisme et protestantisme, ayant été éduqué par les deux. D’autre part, on croise parmi les auteurs d’anciens ‘‘Liberals’’, tels Walter Lippmann, qui s’inscrivent à l’origine dans une perspective tout à fait différente. D’abord sensible au modernisme, il participe à l’élaboration du traité de Versailles aux côtés du Président Wilson. Il prend ensuite ses distances avec la sensibilité et l’idéalisme de ce dernier. Plus tard, dans la seconde moitié du vingtième siècle, de nombreux intellectuels de gauche – qui seront qualifiés de « néo-conservateurs » – effectueront un virage analogue vers le conservatisme.

L’hétérogénéité est toujours un caractère du conservatisme américain moderne. Conservateurs traditionnels, libertariens, paléo conservateurs et néo-conservateurs se trouvent souvent alliés dans la même coalition d’intérêts en dépit de leurs divergences naturelles. Ils partagent certaines valeurs, et sont dotés d’un même instinct de refus. Cherchant hier à bâtir une alternative au New Deal, ils se retrouvent aujourd’hui dans l’opposition aux politiques menées par Barack Obama et son administration.

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Philippe Deswel est étudiant à Sciences Po en Finance et economie. Lauréat de la Bourse Tocqueville (2009), il contribue à différentes revues, notamment Bullseye (la revue anglophone de l'EDS). Il dispose d'une expérience en conseil et au sein d'administrations publiques.



5 réactions


  • Renaud Bouchard Renaud Bouchard 3 octobre 2011 11:19

    @ l’auteur.

    Article particulièrement intéressant. Qu’en est-il des conservateurs actuels ?

    Bien à vous,

    Renaud Bouchard

    • Sergueï Sergueï 8 octobre 2011 15:13

      fachistes libertariens

      non-sens colporté par les idiots utiles


  • Sylvain Reboul Sylvain Reboul 3 octobre 2011 17:18

    Le conservatisme est divisé quant à ses fondements idéologiques mais uni sur la valeur d’inégalité naturelle et morale entre les hommes qu’il convient de défendre contre toute entreprise qui prétendrait la remettre en question en prétendant qu’elle serait d’origine sociale et exigerait l’intervention de la politique pour la réduire.


    C’est aussi la position de NS.

    Et pas la mienne qui milite pour le progrès et la démocratie...

  • velosolex velosolex 3 octobre 2011 18:28

    Dans le complot contre l’amérique, Phlip Roth nous fait entrevoir la réalité d’une Amérique conservatrice, qui aurait pu mal tourner.
    Le livre repose sur une fiction : L’élection de Charles Lindbergh, aviateur émérite, mais sympathisant nazi qui reçu d’ailleurs la croix de fer....


  •  C BARRATIER C BARRATIER 3 octobre 2011 18:43

    Le comportement des gens est nourri sans qu’on s’en rende compte par ces groupes de réflexion, qui deviendront des « think tanks » dont les idées sont difusées par les pouvoirs financiers en fonction de leurs intérêts.

    Les Etats Unis et plus largment les anglo saxons sont énormément contribué à saper notre République, issue de notre Révolution, elle même débitrice vis à vis des lumières et de grands écrivains « philosophes » Voltaire, Rouseau, Diderot, Montesquieu, D’Alembert...

    La génération spontée n’existe pas. Notre République sociale de 1945 a été construite par les Résistants et leur programme national, dans l’ombre de l’occupant et du régime de VICHY.

    Cela signifie qu’une construction sérieuse se prépare, c’est lent, et cela ne peut pas durer si cela vient d’une simple explosion éphémère.

    Le détricotage de notre République par SARKOZY et son bras armé, l’UMP, s’est fait dans la continuité d’un mouvement de reconquête contre révolutionnaire et anti républicaine. C’est pourquoi ce mouvement qui a formaté des millions de gens dans une pensée unique reste puissant, malgré les apparences :
    Voir « Libéralisme, Miltion FRIEDMAN... » ici

    http://chessy2008.free.fr/news/news.php?id=99


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