Gilets Jaunes, totale nouveauté
Il n'y a rien de mieux que le contraire d'une chose pour bien comprendre ce qu'est la chose elle-même. On croit que la vérité des choses est dans les choses et que ce qui existe ou se passe autour n'a pas d'intérêt pour comprendre ce centre. Pourtant, c'est quand l'ascenseur est en panne qu'on voit vraiment à quoi il sert. Les grèves des services publics nous informent sur ce qu'ils sont dans nos vies. Dans le fonctionnement ordinaire des objets, machines, institutions, on n'y prête pas plus attention qu'à l'air qu'on respire. La périphérie nous éclaire sur le centre, la marge fait la page... pour peu qu'on sache le voir.
Pendant longtemps, nous avons pensé les forces sociales sur une opposition entre les possédants et les travailleurs, dans le monde de la production. Il y avait des syndicats et des partis ouvriers, il n'y avait pas de partis déclarés bourgeois. La bourgeoisie se cachait, mais elle était là puisque la classe ouvrière s'opposait à elle, c'était ruse politique de sa part. Marx avait théorisé cela, il avait fait créditer un sens de l'histoire et l'inéluctable victoire de la classe ouvrière qui abolirait la société de classes, finalité de ce sens de l'histoire. Cela donnait valeur glorieuse aux damnés de la terre. La fin du communisme sur la moitié de la planète a changé la donne (le paradigme).
Dans la recherche d'oppositions structurantes, qui sont nécessaires aux humains, on est passé de l'exploitation comme problème principal à la domination. Or, l'exploitation est un processus, dans le registre des actions, du devenir alors que la domination est un état dans le registre des « natures », des identités. Il s'agit donc de se rendre visible, de rendre visible son état de dominé (Mettre un gilet jaune, d'abord et surtout, on fait pas plus voyant).
L'exploitation peut se combattre, se modérer, la domination non, elle ne peut que s'avouer dans la culpabilité. Cet aveu est toujours insuffisant parce que ce sont les dominés qui en sont juges et qu'ils trouveront toujours que ce n'est pas assez (ils sont juges et parties). Et puis, quel espoir ? Il s'agit de se tourner vers le passé et sa « réparation » (?).
La nostalgie de l'ancien « modèle » de vie politique, fondé sur les classes sociales économiques en lutte, est grande. L'idée qu'il faut analyser le nouveau à cette grille, l'idée que seule l'apparence a changé, que tout est resté pareil au fond, qu'il ne peut pas en être autrement, cette idée fournit nombre de discours (Badiou, les Pinçon-Charlot...). Les printemps arabes ont été interprétés en ce sens de l'histoire, ils ont ramené un islam fort... Le printemps érable (qui s'en souvient ?), Occupy Wall Street, Nuit debout... quels effets dans la vie politique, quels programmes en sont sortis, quelles idées nouvelles, quels femmes ou hommes politiques sont venus de là ?
Maintenant, le "mouvement" (pourquoi ce mot ?) des Gilets Jaunes. C'est un mouvement anomique (pour le dire simplement c'est n'importe quoi, pourvu que ce soit contre). Ces GJ sont l'opposition à une élection présidentielle tout aussi anomique. Ils montrent, sans le vouloir, le caractère anomique de l'élection de Macron, de sa politique et de son comportement. Le président Macron a eu, si on se place de son point de vue, beaucoup de chances : la droite est tombée toute seule par les « affaires » ; la gauche s'est auto-détruite : Benoît Hamon et les frondeurs, les insoumis ont saboté le travail de Hollande pour faire la preuve qu'il travaillait mal sur l'air de « Tu n'es pas de gauche ». Lionel Jospin avait subi le même échec, amenant un retour de la droite pendant deux mandats (10 ans). On a beaucoup gagné à cette attitude (eux aussi, je plaisante).
Macron n'a pas d'opposition. Cela rajoute une conjoncture exceptionnelle à la nouvelle structuration des forces politiques et sociales qu'il faudrait décrire et analyser. Les GJ, vides eux-mêmes mais déterminés, naissent de ce vide. L'opposition est toujours un miroir de ce à quoi elle s'oppose.
Avec les médias, l'événementiel supplante tout le reste (Les GJ sont le peuple, avec un très très faible pourcentage dudit peuple). Le Monde publie un texte de Patrice Maniglier qui parle des GJ comme une insubordination de masse, le premier mouvement social français depuis Mai 68 à manifester un authentique potentiel révolutionnaire. Le mot masse désigne surtout le fait que le mouvement agrège des identités sociales, culturelles et idéologiques suffisamment hétérogènes pour qu’on ne sache plus qui est susceptible de le rejoindre. Il n’a donc pas besoin d’être majoritaire. D'une certaine façon, on est d'accord : les GJ sont vides, tout le monde s'y mettre. Pour lui, c'est une chance dans l'idée ancienne et permanente (dans ses vues) de Révolution. Cela me paraît le contraire, une vacuité essentielle qu'il faudrait bien reconnaître.
Contre une société de classe, on a des mouvements ouvriers. Contre une société déstructurée, on a des oppositions sans structures...etc. Les nostalgiques du temps béni où les forces sociales étaient ordonnées par la place dans la production et la théorie marxiste nous racontent que l'histoire continue dans son immuable sens et qu'on en voit une illustration (tout est expliqué dans des textes anciens). Que la société crée de l'irréductible nouveauté, notamment par ses créations techniques, ne peut pas entrer dans leurs vues. C'est pourtant en acceptant le caractère absolu de cette nouveauté et de son désordre, écho, miroir du désordre de notre organisation sociale qu'on pourra apprendre sur nous-mêmes. Nous n'avons rien dans nos antécédents qui ressemble à ce phénomène d'excitation, d'incandescence politiques comme les GJ. Nous n'avons rien dans notre boite à outils conceptuels pour penser les GJ. C'est en respectant l'étrangeté de ce fait que nous pourrons peut-être tirer des analyses efficientes et résoudre nos problèmes.