Immigration : des politiques d’annonces à la responsabilité
Empêtrée dans des débats sur les chiffres, prisonnière de ses politiques d’annonces sous contrainte de l’opinion publique, la politique d’immigration de la France est vouée à l’échec. Pour en sortir, quelques pistes pour une nouvelle gouvernance responsable des flux migratoires.

LA DIFFICULTE DE S’ENTENDRE SUR DES CHIFFRES
La France est le seul grand pays d’Europe où la contribution de l’immigration à la croissance démographique reste minoritaire depuis dix ans. Ailleurs, la croissance se fait par l’immigration à plus de 50 %, voire à plus de 100 %.
C’est aussi le seul grand pays d’Europe qui connaît une immigration en continu depuis le milieu du XIXe. Les autres pays (Suisse exceptée) n’ont rien connu de semblable à nos vagues des années 1950-1974.
Selon des sources de l’institut Eurostat, l’institut national de la démographie souligne que "les flux actuels d’immigrants n’ont rien d’exceptionnel dans la Ve République".
Selon l’OCDE, le nombre cumulatif de sans-papiers vivant en France serait de l’ordre de 300 à 500 000 personnes pour une population immigrée d’environ 8 % de la population totale.
Toutes ces informations sont au conditionnel.
Car il existe une spécificité française, c’est la difficulté pour quantifier ces données par des organismes publics que certains démographes attribuent à "l’effet Vel-d’hiv". Des raisons historiques compréhensibles qui posent aujourd’hui de lourds problèmes pour aborder sereinement tout ce qui touche aux migrations.
L’ECHEC ANNONCE DES POLITIQUES MIGRATOIRES
500 000, c’est la proportion d’entrées annuelles sur le territoire de l’UE et le mouvement devrait s’accélérer.
Premier constat un peu particulier à la France : la politique de l’immigration est en échec dès lors qu’elle nie la volonté des migrants à fuir la dictature, l’oppression, la misère et elle n’arrête pas ceux qui sont déterminés à tirer leur chance.
Pourquoi ?
Parce que pour certains Etats africains, ces flux représentent en même temps une « rente » : 14 milliards d’euros transférés par les migrants vers les "pays d’origine" en 2005. Ils ne compensent pas, loin s’en faut, ceux liés au remboursement de leur dette, mais aident à constituer une épargne privée précieuse (1). C’est un élément essentiel à prendre en compte si on veut bien comprendre l’absence de volonté partagée par les Etats de ne pas aborder sérieusement les questions liées aux migrations.
Il y a aussi l’avenir : la croissance démographique de l’Afrique devrait accroître encore la poussée de ses jeunes dans les canaux migratoires. L’Europe reste pour nombre d’entre eux un « eldorado » dans un continent du « no future ». En même temps, la seule issue migratoire n’est pas une solution à l’évolution démographique de l’Afrique. Aborder la question de l’immigration, c’est aussi pointer ses causes - politiques - ce que personne ou presque ne veut soulever ou économiques même si celles-ci peuvent apparaître - à certains égards - de plus en plus secondaires (2).
On ne construit pourtant pas de politique en niant ces réalités.
Plusieurs impasses devant la politique actuelle, essentiellement fondée sur un alibi sécuritaire à des fins de communication intérieure.
Celle que nous faisons subir et qui conduit ces migrants à connaître un véritable état de servitude dans le pays « d’accueil », véritables proies des ténardiers en tout genre.
Celle que nous pourrions connaître par une politique plus répressive encore : la « chasse à l’immigré », déjà pratiquée à la sortie des écoles et la reconduite à la frontière est non seulement indigne de la République, mais elle est simplement inefficace.
Inefficace car cette politique repose sur un discours sur « les immigrés qui coûtent ». C’est une contre-vérité.
C’est la chasse aux immigrés qui est un non-sens économique : disproportion des sommes englouties (centres de rétention, santé...) pour les reconduire. Et ce, sans commune mesure avec les "résultats", si on peut utiliser ce terme dans ces circonstances. Avec 25 000 reconduites d’une politique d’expulsion poussée à son maximum, et sans même de nouvelles entrées, il faudrait plus d’une quinzaine d’années pour "écluser le stock des clandestins", pour utiliser un langage de préfecture.
Impasse humaine, impasse quantitative sur fond de communication gouvernementale. A grands coups de descentes à l’issue tragique, comme cet été à Amiens ou plus récemment après la défenestration d’une jeune femme chinoise dans le quartier de Belleville à Paris.
Impasse que nous nous infligerons nous-mêmes en méconnaissant l’importance à venir des flux, alimentés par une Afrique « à la dérive », mais que certaines puissances comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, par exemple, considèrent qu’elle est un foyer de ressources précieuses. Un « investissement » dont elles pourraient à terme tirer les bénéfices : accès aux matières premières, richesses pétrolières et minières, etc.
D’ores et déjà, la Chine récupère environ 80 % des nouveaux contrats de BTP en Algérie. Le gouvernement algérien perçoit les fruits d’un baril de pétrole élevé et use de ses 80 milliards de produits pétroliers pour relancer massivement son effort d’équipement en infrastructures.
LA FRANCE A REBOURS DE SES VOISINS
La France, déjà impliquée par son passé colonisateur avec ce pays, pourrait co-écrire une nouvelle histoire, de véritable coopération celle-là. En se fondant sur l’importance de la francophonie et de sa diaspora. Elle choisit la politique de l’autruche y compris sur son propre territoire, comme "bunkérisé" et un paternalisme reflété dans sa relation gazière.
Notre politique d’immigration va à rebours des exemples italien et espagnol. Une part significative (la moitié) de la croissance de l’Espagne sur la période récente est liée aux régularisations (près d’un million sous le gouvernement Zappatero dont une part essentielle de migrants d’Amérique latine) qui génèrent aussi consommations et donc taxe sur la consommation...
Une partie de l’avenir des régimes sociaux peut aussi passer par là. Sans flux migratoires depuis un siècle, on oublie souvent que notre population serait d’un tiers inférieur à son niveau actuel et nos systèmes sociaux en seraient déséquilibrés.
L’immigration est pourtant une chance économique pour nos défis collectifs actuels. Alors que la France a du mal par exemple à construire 400 000 logements par an alors qu’il en faudrait au bas mot 500 000 (3), l’Espagne en sort des cartons plus de 800 000 par an pour une population un tiers inférieure.
Il n’y a aucun hasard à cet état de fait. L’immigration est, dans tous les pays qui ont fait le choix de s’approprier l’enjeu, un élément de dynamisation dans le domaine du bâtiment, de la restauration, des services à la personne...
Quiconque s’est déjà déplacé dans les services d’urgence d’un hôpital en constatera les résultats. Notre numerus clausus restrictif a des effets collatéraux dans les pays africains et nous en sommes en partie responsables. C’est, dans cet exemple, une source "d’aspiration des cerveaux" qui est aussi un facteur aggravant pour les pays du sud dont certains sont étranglés par la "double peine" liée à la charge de la dette (4). Une politique d’accueil renforcée doit aussi tenir compte de cette réalité.
En déverrouillant les mobilités (aller/retour) entravées par l’absence de délivrance de papiers, en cessant cet appui de fait aux corruptions de toutes sortes - des réseaux qui vivent sur les déplacements de clandestins jusqu’aux Etats qui voient dans le départ de leurs ressortissants une fuite de la contestation politique et sociale - nous pouvons desserrer les noeuds d’une politique migratoire engoncée dans ses contradictions. Il nous faut aussi tenir compte du changement de nature de l’immigration sur la période récente. Plus féminine, elle est de moins en moins une immigration de mouvement et davantage une immigration de peuplement.
DES PISTES POUR UNE POLITIQUE HUMANISTE ET RESPONSABLE
Pour l’heure, la France doit ratifier la Convention internationale des droits des migrants. Cette convention, qui s’applique à tout le processus de migration (préparatifs, départ, transit, séjour) vise à garantir le respect des libertés fondamentales et des droits de la personne humaine...
Il existe une oppression spécifique aux femmes issues de l’immigration du fait de leur dépendance à leur partenaire comme parfois de leur pays d’origine, et de leur précarité. Pour lutter contre celle-ci, il faut mettre en place une autonomie juridique des femmes migrantes afin qu’elles ne dépendent plus de leur partenaire, faciliter l’accès à un cursus comprenant alphabétisation et/ou langue française et formation professionnelle. Nous devons également abroger les conventions bilatérales défavorables aux femmes.
Mais pour fonder une grande initiative en matière de politique d’immigration dans notre pays, il faut surtout sortir des tabous qui bloquent notre société sur cette question. Nous régularisions plus de 100 000 personnes par an dans les années 60. Pourquoi notre ambition républicaine a disparu ?
L’Espagne a régularisé récemment près d’un million de migrants. Cela recadre singulièrement nos enjeux nationaux et pointe d’autant notre politique de gribouille.
Pour autant, une ouverture sans conditions ne saurait tenir lieu "d’autre politique" qui cacherait mal son masque libéral. En effet, les tenants d’une immigration "non choisie" font le jeu des partisans de la politique restrictive actuelle, fondée sur les liens familiaux.
En s’affublant de la supériorité morale, ils ne disent pas que leur choix est aussi... celui du patronat. En réalité, c’est celui d’une économie qui utilise les services des migrants en jouant la pression à la baisse des salaires et à la remise en cause des compromis sociaux.
De fait, le statu quo actuel privilégie ceux qui ont la chance d’avoir des liens familiaux ou qui répondent aux critères patronaux. C’est-à-dire massivement la main-d’oeuvre faiblement ou pas qualifiée (5). Ce choix c’est aussi celui de l’auto-engendrement de l’immigration actuelle par l’immigration passée et, finalement, l’absence de diversité.
Plusieurs priorités.
Il nous faut faire ce travail impératif sur notre histoire commune, il est temps. Ce sans quoi, notre avenir commun sera occulté ou le "débat" sera monopolisé par les tenants d’une histoire partielle en vue d’instrumentalisation (type "Indigènes de la République"...) ou d’une présentation partielle, de l’esclavage - dans ses réalités d’hier et contemporaine.
Nous devons cesser de détourner le regard de la réalité imbriquée des dominations économiques ET de la corruption, du clanisme, de l’imbrication entre le religieux et le politique. Ce sont autant de freins à une nouvelle donne pour l’Afrique avec la complicité de puissances et de firmes (6).
Quand sortirons-nous du paternalisme traditionnel vis-à-vis de l’Afrique ? Faut-il éviter de pointer les détournements et l’utilisation des 80 milliards d’avoirs issus de la rente pétrolière pour la seule Algérie ?
L’Afrique n’est pas pauvre dans son ensemble. Son problème global est politique, mais dépasse la seule question de la "gouvernance", au sens de la Banque mondiale (7).
Peser au niveau international pour de justes cours des matières premières, base d’un nouvel ordre économique, remettre à plat la politique agricole commune qui est une impasse pour tous les agriculteurs.
Desserrer l’étau de la dette et favoriser l’émergence de constitutions pérennes comme pierre angulaire de la démocratie...
En l’état, notre réponse est étriquée, sécuritaire, sans proportion avec les enjeux. Elle va à l’encontre des intérêts les plus élémentaires des migrants. C’est aussi un non-sens pour l’Europe et la France, nous l’avons déjà évoqué précédemment.
Certains pays (le Canada, la Grande-Bretagne) mettent à l’essai un accueil des immigrés sur des critères permettant la mixité des populations, au-delà des seuls besoins liés à leur économie.
Les politiques manquent de courage en intégrant un supposé blocage de l’opinion. Ils se cachent derrière l’alibi sécuritaire à grands coups de com’. Pour combien de temps ?
NOTES
(1) Selon le comité contre la faim, "l’Initiative pour les pays pauvres très endettés (IPPTE) mise en place en 1996 et renforcée en 1999, constitue la mesure la plus « ambitieuse » d’annulation prise par la communauté internationale. Six ans après, le bilan est clair, étayé par la CNUCED. Elle a échoué à atteindre le double objectif qu’elle s’était fixé : ramener la dette des pays à un niveau soutenable tout en luttant durablement contre la pauvreté. En 2004, seuls sept des 41 pays concernés avaient une dette jugée soutenable par le FMI et la Banque mondiale. En 2003, le service de la dette des 27 pays ayant bénéficié d’allègements s’élevait toujours à 15 % de leurs revenus (36 % pour le Sénégal en 2004), un niveau ne permettant pas à ces pays d’atteindre les OMD. A l’issue de l’initiative, seul un tiers du stock de la dette des PPTE aura été effacé (49 sur 139 milliards de dollars), ce qui représente moins de 5 % du montant total de la dette des PED et alors même que les pays continuent de contracter de nouveaux emprunts."
(2) Selon les estimations, les revenus issus du pétrole des principaux producteurs seraient de l’ordre de 1 milliard d’euros par jour, en forte hausse depuis l’explosion du prix du baril
(3) Source : étude prospective du Crédit foncier de France, étude de 2006
(4) Alors que des milliers de professeurs formés et qualifiés sont actuellement sans emploi et que les classes débordent d’élèves (70 élèves par classe en moyenne), la Zambie continue cependant de consacrer près de 380 millions de dollars au service de la dette. En 2004, les seuls remboursements à destination du FMI se sont élevés à 247 millions de dollars, dépassant largement le montant des dépenses annuelles allouées à l’éducation (221 millions de dollars). Dans un pays comme la Zambie où plus de 70 % de la population vit dans la pauvreté et un adulte sur cinq est infecté par le virus du sida, l’annulation de la dette est un impératif. Les ressources ainsi dégagées pourront servir à l’expansion du système éducatif et la prise en charge des coûts récurrents tels que les salaires des enseignants. (source : Agir ici & Campagne mondiale sur l’éducation )
(5) Selon les analyses de plusieurs démographes reprises par Michèle Tribalat (in Libération, 9 août 2007)
(6) Les pays créanciers ne sont pas étrangers à l’accumulation d’une dette colossale. Ils portent la lourde responsabilité de la pratique d’une politique de prêts incontrôlée, répondant plus à des intérêts économiques, politiques et personnels obscurs qu’à une politique cohérente de coopération au service du développement des populations. Particulièrement, la France n’est le premier contributeur de l’IPPTE (programme de réduction de la dette), à hauteur de plus de 12 milliards d’euros, qu’en conséquence d’un soutien financier intéressé, voire parfois criminel, de Paris aux régimes « amis de la France » en Afrique (le Cameroun, l’ex-Zaïre de Mobutu et la Côte-d’Ivoire figurent ainsi parmi les principaux débiteurs de la France, sans même parler du Congo Brazzaville ou encore du Rwanda).
(7) Selon le Comité contre la faim, "la dette des pays du Sud est le résultat d’une politique d’endettement aussi irresponsable de la part des gouvernements des pays créanciers que de la part de ceux des pays débiteurs. Or, seules les populations des pays débiteurs en ont assumé le coût, au prix de millions de vies humaines : le remboursement de la dette prive en effet les Etats de ressources nécessaires au financement des secteurs sociaux essentiels. Aujourd’hui, nombre de pays croulant sous une dette impayable ne seront même pas en mesure de réaliser les OMD. La mise en place d’un partenariat mondial pour le développement implique à la fois la reconnaissance par les créanciers de leurs responsabilités, en annulant la dette, et le rééquilibrage des pouvoirs entre créanciers et débiteurs dans la gestion de la dette, vers des règles équitables et transparentes pour tous."