La démocratie fait toute la différence !
Ségolène Royal (SR) et Nicolas Sarkozy (NS). Et réciproquement. Ils prennent toute la place et sans doute les médias ne font-ils que constater un état de fait. Ce couple, pour l’instant, domine le champ politique. Qu’on me permette une incursion rapide dans leur "cuisine" pour m’étonner du slogan de campagne qui semble avoir été choisi par NS, puisque SR, apparemment, n’a pas encore fait connaître le sien. Ce serait "Avec Nicolas Sarkozy, tout est possible." Etrange idée qu’une telle phrase dont le coeur est neutre - le possible, selon, est négatif ou positif - et qui risque d’être détournée avec infiniment de facilité ! J’imagine déjà les "même le pire" auxquels les adversaires se feront un plaisir de ne pas résister. Je suis frappé, comme technicien de la conviction judiciaire, de voir à quel point les spécialistes d’une discipline - en l’occurrence, les publicitaires - manquent parfois d’une intuition qui devrait leur crever l’esprit.
Revenons, après cette digression qui m’a fait frôler la politique, à un débat infiniment plus sérieux et qui, lui, se rapporte profondément au judiciaire. Il me semble passionnant parce qu’il oblige à réfléchir sur la relation entre la démocratie et la justice, sur la perversion d’une dictature qui salit tout ce qu’elle touche et ne saurait être vantée sans risque.
Ségolène Royal a déclaré en Chine : "J’ai rencontré un avocat qui me disait que les tribunaux chinois sont plus rapides qu’en France. Vous voyez, avant de donner des leçons aux autres pays, regardons toujours les éléments de comparaison."
Une telle appréciation, dans son principe, peut être analysée comme une flagornerie diplomatique, qui ne me regarde pas, ou comme la volonté de penser et de parler librement, même à l’étranger, même sous le contrôle tactiquement bienveillant d’une dictature. Je n’ai pu m’empêcher d’éprouver parfois une allégresse roborative devant certains propos de SR qui tranchaient heureusement avec une double langue de bois : celle de la classe politique et celle du Parti socialiste. Il y avait une fraîcheur dans les boutades autoritaires qu’elle proférait, une singularité dans son discours sur les valeurs, les repères et les limites, à tel point qu’on avait du mal à départager son humanisme vigoureux de celui de son adversaire. Mais venir célébrer la rapidité de la Justice chinoise, sans percevoir que cette qualité est gravement décrédibilisée dans un système où la Justice aux ordres est l’émanation d’un Etat exerçant une emprise totale, relève moins d’un anticonformisme provoquant que d’une terrible inadaptation à la réalité, rencontrée le temps d’un voyage mais subie à vie par une multitude.
Cet enfermement dans un système de valeurs abstraites, comme s’il était indifférent de les voir incarnées dans l’espace démocratique ou sous un joug dictatorial, ne laisse pas d’inquiéter. Ce n’est pas la même chose que de vouloir une Justice de rigueur et de vigueur dans un pays comme la France - saturée, quoi qu’on prétende, de démocratie - et de l’acclamer sous des cieux infiniment autoritaires. Une Justice au service des citoyens s’oppose clairement et frontalement à une Justice de l’Etat et pour l’Etat.
Ce n’est pas seulement parce que la Chine condamne à mort ou que la Justice chinoise est expéditive, comme le souligne Patrick Devedjian. Ce n’est pas seulement parce que les familles paient les balles des milliers de personnes fusillées, comme le rappelle Bruno Thouzelier, président de l’Union syndicale des magistrats. Ce n’est pas seulement parce que rapidité ne rime pas obligatoirement avec qualité, selon la légère critique de Me Jean-Pierre Mignard, l’ami et conseiller de SR qui l’a accompagnée dans cette galère chinoise. C’est surtout - et une nouvelle fois c’est Paul-Albert Iweins, président du Conseil national des barreaux, qui a le mot juste et courageux - parce que "toute personne connaissant un minimum la Justice chinoise sait qu’elle est terrible". On n’hyperbolise pas l’efficacité d’une Justice quand elle n’est pas justice. Parce que l’espace dans lequel elle se meut ne la rend pas rapide mais indigne. Et que son efficacité n’est que de la brutalité qui se trouve un prétexte juridique.
SR, dans sa déclaration, a abordé également un double thème qu’elle cultive volontiers. Celui de la nécessaire comparaison entre les pays, celui de l’arrogance française qui aime donner des leçons. Qui pourrait nier la pertinence d’un tel raisonnement, même en matière judiciaire ? Encore faut-il savoir mesure et raison garder. Tout dépend des Etats, des systèmes juridiques, des pratiques que l’on compare à la France. Par rapport à la Chine, ce n’est certainement pas accabler notre pays que d’effectuer une telle comparaison, c’est au contraire l’ennoblir pour son respect des libertés et la qualité de sa Justice. Pour cette vision internationale de la justice, rarement adoptée, SR part d’un principe directeur valable mais faute de savoir l’ajuster à la diversité incomparable des pays et des régimes, elle lui fait perdre tout sens. Comme si chez elle, en tout cas pour la chose judiciaire, le point de vue théorique devenait délirant parce qu’il refuserait de s’infléchir sous le poids de situations pourtant infiniment contrastées.
Revenons de Chine et demeurons en France. NS aurait-il vanté, lors de son voyage aux Etats-Unis, leur justice humaine ou, en Chine, l’obéissance des magistrats, quelle immense et durable bronca aurait éclaté ! Elle ne se serait pas arrêtée de sitôt. La polémique suscitée par la déclaration judiciairement et démocratiquement choquante de SR est demeurée, elle, circonscrite, et nos grandes consciences, si promptes à se mobiliser dans le cadre d’une démocratie irréprochable comme la nôtre, n’ont rien trouvé à redire au sujet de propos tenus sous une dictature. Deux discours, deux poids et deux mesures.
Nul doute que demain ces belles âmes, humanistes mais sélectives, sauront rechercher dans tous les recoins de notre Etat de droit du grain à moudre et de la controverse à développer. On s’attaquera au bilan de NS en oubliant qu’on ne peut, en même temps, critiquer les résultats au demeurant estimables d’une politique et sans cesse lui refuser les moyens d’être encore plus efficace. Les mêmes qui dénoncent l’échec du ministre d’Etat dans la lutte contre l’insécurité et la délinquance se plaignent de résider dans un Etat totalitaire où les citoyens seraient trop protégés et surveillés. Il faut choisir : Etat désarmé et impuissant, ou Etat dangereux et omnipotent ?
Je suis persuadé qu’en dépit de son
faible écho médiatique, cette polémique sino-française aura tout de
même les plus heureux effets sur le citoyen de notre pays. Il aura
compris que dès lors que le terreau démocratique est assuré et la
vigilance républicaine en éveil, la Justice peut se permettre de ne pas
répudier l’efficacité, de favoriser la rigueur, de vouloir la rapidité
et de s’assigner des objectifs au service de la société des honnêtes
gens. On va enfin arrêter tous les faux procès qui jouent à nous faire
peur comme si nous étions en Chine alors que nous sommes en France. Une
société démocratique, et on n’a rien à craindre évidemment d’une Justice exemplaire. La Justice, qui se dessine et se construit, sur
fond de paysage civilisé et policé, ne peut que donner du prix et de
la valeur à ce qui fait un service public efficient. Là où la rapidité,
en Chine, est une descente aux enfers, elle constituerait une heureuse
surprise en France.
La démocratie ne constitue pas une immense
machine molle au gré de ceux qui la servent ou s’en servent. Elle
peut, elle sait se défendre. Et elle aura la Justice de sa force et de
sa qualité. Les institutions ne créent pas forcément la démocratie.
Elles dépendent aussi d’elle. Qui est première et source de tout.