La nécessaire prescription des crimes contre l’humanité
Ce que je dis là va au rebours de tout ce qui se dit en ce moment. Le temps est au victimisme : c'est toi qui as fait mon malheur, tu dois le payer, au moins le reconnaitre. Un moment, il faut casser le déterminisme, plus ou moins vrai, que constitue cette façon de dire. C'est la tâche de chacun de se battre et lutter même quand les conditions sont mauvaises. C'est une des grandeurs humaines de résilier, passer à la suite, y arriver malgré toutes les difficultés.
Dépasser le trauma est une des tâches de la justice. Elle y contribue aussi par la prescription.
Michel Serres fait de la prescription le premier acte de Droit, l’acte fondateur du Droit.
Cela paraît étrange que le fondement du Droit soit une limitation de son champ d’action, une limitation de son pouvoir.
Le Droit est une institution qui commence par définir son champ de compétence, ce qui est rare, voire exceptionnel.
La prescription a un but pratique : si les faits sont trop vieux, on ne peut pas retrouver les preuves. Il vaut mieux ne pas s’en mêler et passer à la suite, se forcer à passer à la suite.
Dans cette lignée, Michel Serres se montrait dubitatif sur le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité. Comment vont faire les descendants des victimes avec les descendants des bourreaux (même dans les cas, rares, où la ligne de démarcation entre bourreaux et victimes est claire et nette) ?
Il y a une autre limitation fondamentale du Droit : la non rétroactivité des lois.
L’esclavage est devenu, en France, un crime contre l’humanité, en 2001. Il est donc devenu, en France, imprescriptible. C’est l’intitulé. En fait, le crime contre l’humanité ne concerne que les actions de la France. Voici l’article 1 de cette loi : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité. » Les programmes scolaires doivent en faire état.
Cette loi apparait comme un perfectionnement des droits de l’Homme qui ont été écrits et dont les esclaves n’ont pas bénéficié. C’est l’inverse : elle rallume le cycle des meurtres et des vengeances et des situations impossibles, sans issues, comme nous voyons maintenant.
Les décoloniaux sont apparus 15 ans après environ. Le récit des décoloniaux est univoque, violent, donne tout le mal à l’Occident, à la France, tout le bien aux anciens colonisés-esclavagisés. Être victime rend pur et parfait. C’est une tendance lourde du moment dont ils bénéficient et qu’ils augmentent.
Ces différents traitements de l’information représentent le même mouvement qui produit le même effet : dénigrement de le société occidentale et valorisation absolue des descendants d’esclaves. Nous sommes toujours des colonisateurs dans notre esprit et nos ex-colonisés ont raison par identité, quoiqu’ils fassent.
Quand on prend une « grille de lecture » idéologique, comme celle-là, elle colore les faits, et les range selon ses prescriptions, de telle sorte qu’elle trouve (a l’air de trouver) confirmation de son bien-fondé partout. Je lis dans la presse : « George Floyd a été tué comme un esclave ». L’interprétation est là avant le fait. Si un noir meurt, c’est « comme un esclave ». A l’inverse, Cédric Chouviat, pourtant mort dans des circonstances comparables à celles de George Floyd n’a droit à aucune reconnaissance, aucune citation ; aucune empathie ne va vers sa famille. Deux poids deux mesures. La mort de Philippe Monguillot, chauffeur de bus de Bayonne, ne suscite pas autant d’indignation. Or, il est question tout de même que tous les hommes soient égaux. Le victimisme de ces discours décoloniaux apporte la concurrence des victimes, on est obligé d’y passer, il ne faut pas en rester là et voir la perte du Droit qui s’y niche.
On en arrive à déboulonner les statues d’hommes morts il y a deux siècles et délaisser les 40 millions d’esclaves vivant en ce moment ! Les deux principes du Droit énoncés ici amèneraient à faire cesser les pratiques actuelles d’esclavage et sanctionner juridiquement les coupables.
Arte présente quatre documentaires « les routes de l’esclavage ». A la toute fin, Vincent Brown, universitaire noir américain, vient dire qu’il faut que nous nous situions tous, comme descendants de l’esclavagisme et non pas, descendants d’esclave ou descendants de négrier. Que c’est à cette condition que nous sortirons de cette ignominie qu’est l’esclavage. Comment dire mieux ?
Les décoloniaux sont là parce que nous avons quitté le domaine du Droit, dans le traitement de cette question. La méthode qui peut ramener la paix est de reconstituer l’examen de ces faits esclavagistes dans les règles du Droit : prescription des faits et non rétroaction des lois.