La pensée « gros bras »
La campagne politique s’amorce dans un air du temps. Et cet air n’est ni à la tolérance, ni à la discussion, ni aux arguments rationnels. L’ère est à la peur et à l’intimidation. La Bête est comme l’herpès, tapie au fond de chaque société, n’attendant que des conditions favorables pour infecter. Anarchisme, lénino-stalinisme, fascisme, terrorisme sont ses manifestations - par ordre d’apparition à l’image.
Car c’est la montée de l’image, des médias, qui permettent à ces coups de force politiques de s’imposer dans la société. « Dans sa grande majorité, le peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à ce point féminin que ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite sur ses sens que par la pure réflexion » (Hitler, Mein Kampf). Mots d’ordre et coups de main visent à exploiter au maximum l’effet publicité, relayé par les médias. Qui adorent ça : le 20 heures exige son lot quotidien de scoops. Avec les mêmes schémas éculés : manichéisme, victimisation de sa personne, culpabilisation de l’autre, inversion des valeurs (vous êtes le censeur, pas lui...), rapidité de répartie pour clouer le bec avant toute réflexion - et « plus c’est gros plus ça passe » (Goebbels). Le nervi cherche toujours à se définir en gagnant ou perdant et c’est pourquoi il est impossible d’obtenir de lui le moindre compromis. Plus les organisations sont faibles, plus elles manifestent haut et fort. La propagande remplace le fait, tout ce qui a valeur de choc est utilisé car l’idée ne compte plus, seul compte le mot qui porte, la « petite phrase ».
Aujourd’hui, l’anarchie des banlieues brûle des bus comme « actes gratuits » ; les successeurs de fait des chemises vertes de Dorgères détruisent des récoltes avec des méthodes de SA, au nom de la race pure... des maïs ; les syndicats enkystés dans la fonction publique, à la SNCM, à la SNCF, rejouent le mot d’ordre de Lénine : « Ce n’est pas dans l’intérêt de la liberté que le prolétariat a besoin de l’Etat, mais dans l’intérêt de la suppression de ses adversaires » (L’Etat et la Révolution) ; les intégristes terrorisent les intellectuels par des mouvements de masse orchestrés lors d’« affaires » : voile, caricatures, Benoît XVI ou Redecker ; lesdits intellectuels n’hésitent pas à user de même contre ceux qui ne pensent pas comme eux : Alain Finkielkraut fin 2005, Claude Allègre à l’automne 2006.
Le manipulateur est amoral, volontiers paranoïaque, surtout de mauvaise foi. Il ne cherche pas à convaincre, il intimide. Peu lui chaut l’argument scientifique, ce qui compte n’est pas la vérité mais ce qu’il dit. Le nervi n’a ni le goût, ni les capacités à la recherche, avec ses lenteurs et ses remords, ni à l’expérimentation avec ses hypothèses et ses essais, ses précautions. Il lui préfère le prêt-à-penser, le dogme confortable qui met tout le monde d’accord : le « bon » est avec lui, le « mauvais » est contre lui. Culte du chef, médiatique, idolâtré, ennemi clairement désigné et slogan plutôt que pensée, sont les techniques de base. L’orchestration consiste à répéter inlassablement, même si ce qui est dit est absurde, contresens ou fantasme. « La masse se souviendra des idées les plus simples si elles sont répétées des centaines de fois » (Hitler). Règle évidente : la propagande ne se contredit jamais ; elle se tait sur les points où elle est faible ; elle minimise tout ce qui peut être favorable à l’adversaire. Mieux, elle attaque toujours : elle accuse l’autre pour inoculer le doute, sur le plan de la morale (toujours efficace), sur les craintes fantasmées de l’avenir (intimidation), en rattachant tout ce qui survient à son dogme (sur l’air de « Je vous l’avais bien dit ») - dans un semblant d’unanimité ainsi forcée.
Car c’est la violence qui compte dans la pensée « gros bras ». La bêtise macho est par exemple utilisée - par connivence avec les schémas, archaïques mais ancrés, de la population : « Qui va garder les enfants ? ». Il faut « faire peuple » pour laisser croire que « la sagesse des nations » s’exprime : gros bras, grosses moustache, grosses gueulantes. Il faut en référer aux « grands principes » pour rallier les intellos, laissant croire que Dieu lui-même (ou la Raison, ou le fil de l’histoire) est toujours là qui juge et sanctionne les écarts. Pourtant, ce n’est jamais celui qui gueule le plus fort qui a scientifiquement raison. Pourquoi ? Parce que si vous disposez d’arguments rationnels, de faits établis, vous n’aurez nullement besoin de brailler : les exposer suffit. Le rapport de force n’a jamais fait la vérité. Pour imposer, « c’est la même technique qu’en publicité : on enveloppera dans le même papier le savon Cadum et les lendemains qui chantent. » Il s’agit toujours d’obtenir le réflexe conditionné, c’est-à-dire de faire que certain vocabulaire, systématiquement accroché à certains noms, lie à ces noms les sentiments que ce vocabulaire appelle lui-même d’habitude. Prêter ses tares à son adversaire pour que le lecteur n’y comprenne plus rien est également un procédé banal » (Malraux, Adresse aux intellectuels, 5 mars 1948). Déshonorer l’adversaire, être son procureur, rendre impossible toute discussion d’égal à égal. « Ce qu’il faut pour ce mode de pensée, ce n’est pas que l’adversaire soit un adversaire, c’est qu’il soit ce qu’on appelait au XVIIIe siècle : un scélérat. Le son unique de cette propagande est l’indignation » (Malraux).
Or, il n’y a pas d’autres moyens que les moyens légaux pour exprimer son désaccord - si l’on tient à rester en démocratie. La pensée « gros bras » repose sur ce postulat que la fin justifie tout moyen - le contraire même de la morale démocratique qui place la règle de droit avant toute chose. Ceux qui piétinent la loi sont les mêmes qui dépassent les limites de vitesse en disant : « Moi, je sais conduire. L’accident ? C’est pour les autres. » L’habitude de la violence, par mimétisme, est contagieuse : les syndicalistes imitent les paysans qui imitent les casseurs de banlieues - ou l’inverse. Y mettre le doigt, c’est ouvrir au chacun pour soi, à la loi du plus fort, à la raison par le fusil, la barre de fer ou la caillasse. A ce jeu, les loups gagnent toujours sur les moutons. Il est vrai que la France n’est pas "particulièrement" démocratique mais élitiste, monarchique, autoritaire. Cela vient de loin : de Rome et de l’Eglise, de la noblesse et de son snobisme de classe qui a contaminé au XIXe siècle les bourgeois et aujourd’hui quiconque a un tout petit pouvoir - intellos comme prolétaires. Curé, instit et adjudant ont formé la France de 1914, on n’en est toujours pas sorti dans les têtes. C’est pourquoi les Français en appellent toujours à l’Etat, protecteur et papa, qui les "libère" d’avoir à réfléchir, à produire et à se garder. On a donc ce qu’on mérite, en termes de démocratie.
Car la démocratie, c’est à chacun de la construire, ce n’est pas toujours "la faute des autres". « Je vois un progrès qui se fait et se défait d’instant en instant, qui se fait par l’individu pensant ; qui se défait par le citoyen bêlant. La barbarie nous suit comme notre ombre » (Alain, Propos du 24 avril 1911). Votez, écrivez, surveillez vos élus, manifestez vos idées. Faites changer le droit, mais dans les règles. Il n’y a pas d’autre façon que le droit, en démocratie, car l’état de fait dégénère rapidement en l’Etat c’est moi. Voir Cuba. Voir Chavez. Les coups de main, on sait où ça mène.