Le mal du Siècle

Une soirée chez Madame Geoffrin (tableau de Lemonnier, 1812)
Il n’est pas rare que je lise, ici ou là, ou encore dans des commentaires, cette opinion selon laquelle l’élection de Nicolas Sarkozy serait en quelque sorte le résultat d’une collusion des élites (de droite et de gauche) qui aurait pour origine un club mondain et sélect, Le Siècle, qui se réunit à Paris depuis une soixantaine d’années.
Cette idée a pu être popularisée par certains raccourcis de presse, notamment lorsque on a imputé à Ségolène Royal le « reproche » selon lequel Martine Aubry fréquenterait Alain Minc, proche conseiller de Nicolas Sarkozy, dans le cadre de ce club.
Or de reproche, il n’y en a pas eu. Juste une réponse ironique de Ségolène Royal à une question sur l’appartenance de Martine Aubry à ce fameux club :
« J’ai même lu qu’elle siégeait au Conseil d’administration ! Elle consulte aussi le même conseiller que Nicolas Sarkozy, Alain Minc ! »
Ségolène Royal émet un simple constat amusé sur base d’une lecture à laquelle elle paraît d’ailleurs attacher si peu d’importance qu’elle ne prend même pas la peine d’en citer la source.
Cette prise de distance est au fond tout à fait normale.
C’est comme si l’on expliquait a posteriori l’attitude critique de Dominique de Villepin à l’égard de Nicolas Sarkozy par le fait que l’ancien Premier ministre a été dans la même promotion de l’ENA que Ségolène Royal et François Hollande.
C’est comme si l’on déduisait de cette phratrie d’études une explication aux positionnements politiques des uns et des autres.
Or on sait bien que le contentieux entre les deux hommes est beaucoup plus ancien et remonte même au choix de Nicolas Sarkozy de soutenir la candidature d’Edouard Balladur à la présidentielle de 1995.
Bref… Passons.
Je ne vais donc pas faire ici l’historique de ce club et ne citerai pas les noms de celles et ceux qui sont supposés en faire partie.
Mon propos va plutôt se concentrer essentiellement sur ce raisonnement qui consiste à imputer à ce club une puissance telle, qu’elle expliquerait la situation politique actuelle et plus particulièrement la connivence de l’élite contre le peuple.
Ce raisonnement a sans doute été renforcé principalement par deux choses :
primo, par le fait que les responsables du Siècle n’ont jamais démenti certaines appartenances. Il n’y a rien d’étonnant à cela. De toute façon, à quoi bon nier une influence (réelle ou supposée) que l’on vous prête ? Le démenti engendre le soupçon. Et le soupçon nourrit à son tour le mythe de l’influence toute puissante. Ce qui d’ailleurs n’est sûrement pas pour déplaire aux responsables du Siècle.
Secundo par le fait que la classe dirigeante française, sous la Vème République, n’est pas l’addition d’élites séparées et concurrentes provenant d’horizons divers et rivalisant entre elles.
Comme l’a montré le sociologue Pierre Birnbaum (La classe dirigeante française, PUF, 1978), la classe dirigeante française contemporaine se caractérise au contraire par sa grande homogénéité culturelle, sociale et socioprofessionnelle qui forme déjà un ensemble clos et replié sur lui-même.
Cette élite ressemble à une véritable aristocratie sous l’effet conjugué de la place de plus en plus importante prise par les grands corps de l’Etat et du recrutement de classe opéré par les grandes écoles qui en donnent l’accès (cf. Valérie Albouy et Thomas Wanecq, « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Economie et statistiques, n°361, juin 2003). On pourrait certainement y ajouter la porosité de plus en plus manifeste entre ces mêmes grandes écoles et les grandes entreprises.
On est en tout cas loin des IIIème et IVème Républiques qui veillaient, notamment par la méritocratie scolaire, à recruter l’élite dans des milieux culturels et sociaux divers (ouvriers, employés, instituteurs, petits fonctionnaires, commerçants, artisans, etc.).
Quand on songe que de 1899 à 1914, le tiers des ministres étaient issus de ces milieux sociaux plus ou moins modestes, on mesure la différence entre cette époque et la nôtre.
Voici quelques exemples de présidents du Conseil de la IIIème République :
- Léon Gambetta : fils d’un commerçant immigré italien ;
- Jules Simon : fils d’un drapier ;
- Maurice Rouvier : fils d’un restaurateur
- Emile Combes : fils d’un artisan ;
- Louis Barthou : fils d’un quincailler ;
- Aristide Briand : fils d’un aubergiste.
Je m’arrête là, même si je n’oublie pas non plus qu’il existe, pour la Vème République, des exceptions.
Je pense par exemple à Georges Pompidou, Pierre Mauroy, Lionel Jospin ou encore au regretté Pierre Bérégovoy.
Ce faisant, il n’en demeure pas moins que la majeure partie de l’élite française est issue de milieux sociaux privilégiés, ce qui favorise une certaine endogamie.
Comme l’a longuement montré Roger-Gérard Schwartzenberg (cf. 1788, Essai sur la Maldémocratie), cette aristocratie sociale, qui tire sa légitimité des diplômes ou d’un rang social préexistant, se caractérise par une inaptitude à communiquer et à se remettre en cause, et par une manière de penser et de résoudre les problèmes selon des modèles préétablis enseignés dans les grandes écoles où elle y a reçu l’essentiel de sa formation.
Il n’est donc guère étonnant que certains prêtent alors des desseins cachés à cette « élite homogène », surtout lorsque certains de ses représentants se fréquentent et se réunissent dans des lieux fermés.
Le Siècle est un de ces lieux fermés parmi d’autres comme peuvent l’être les rendez-vous du Gotha pour les têtes couronnées ou ceux de la Jet set pour les milliardaires.
Mais si l’homogénéité sociale et culturelle de l’élite a été maintes fois étudiée et mesurée statistiques à l’appui, il ne faut pas en déduire non plus l’existence avérée de projets inavouables fomentés dans le confort de salons parisiens ou de palaces des quartiers cossus de la Capitale.
Au lieu de desseins occultes, il conviendrait plutôt de parler d’esprit de supériorité chez certains représentants de l’élite. Ce que le philosophe Alain appelait « l’indignation des compétents » (cf. Propos sur le pouvoir) :
« Ils sont tous saisis d’un furieux besoin de déclamer contre l’électeur, disant qu’il est ignorant, inconstant, qu’il est ingrat et qu’enfin il faut chercher quelques systèmes ingénieux qui permette aux éminents députés, aux éminents bureaucrates de remettre l’électeur à sa place et de travailler à son bonheur malgré lui.
Je connais cette chanson. Tous les bureaucrates que j’ai rencontrés me l’ont chantée ; et cela revenait à dire, presque sans détour, que le suffrage universel, si on le prend sérieusement, est une institution absurde. Car, disaient-ils, il faut avant tout savoir, si l’on veut agir. Or, dans votre beau système, le petit nombre des citoyens qui savent bien une chose, que ce soit les finances, la mutualité, l’enseignement on la politique extérieure, ce petit nombre est écrasé par la multitude des ignorants »
Cette indignation de l’élite, qui parfois s’exprime au grand jour, n’a rien à voir avec l’idée selon laquelle il existerait des petits groupes décidés à exercer secrètement une influence sur les événements (politiques, économiques et sociaux) afin de conserver ou de prendre le pouvoir (politique, économique, financier, voire culturel).
Elle témoigne d’un sentiment de supériorité attaché à un culte de l’excellence, mais qui a connu des revers à maintes reprises.
Je prendrai deux exemples récents en guise d’illustration.
Le premier exemple concerne le référendum du 29 mai 2005. On a pu mesurer combien « l’indignation des compétents » s’est avérée totalement impuissante à inverser la défiance de l’électeur à l’égard de la constitution européenne.
On pourra rétorquer que le résultat du référendum n’a pas eu grand effet puisqu’il a débouché, deux ans plus tard, sur le Traité de Lisbonne ratifié par le parlement. Mais c’est oublier que ce processus s’explique aussi par l’incapacité foncière des critiques à proposer des solutions alternatives rapides et concrètes aux différents problèmes institutionnels auxquels l’Union européenne a été confrontée au cours des dernières années.
Les pourfendeurs de la constitution européenne, si prolixes durant la campagne référendaire, se sont depuis évanouis dans un silence assourdissant. Pouvait-il en être autrement dans la mesure où ces critiques rassemblaient des formations aussi diverses qu’antagonistes (Front National, Souverainistes de droite et de gauche, une partie des leaders du PS qui ont refusé de se conformer à la ligne politique votée par les militants, le PCF, et l’extrême gauche) ?
Le second exemple concerne les obstacles auxquels Ségolène Royal a été confrontée. On a pu constater que ce sentiment de « supériorité des sachants » s’est avéré impuissant à barrer la route à Ségolène Royal (pourtant elle-même issue de l’élite) de l’investiture socialiste en 2006.
On pourra, là aussi, rétorquer que sa défaite aux présidentielles doit beaucoup aux trahisons, plus ou moins spectaculaires, aux divers retournements de veste, et à l’absence de cohésion de l’appareil national de son propre parti.
Mais c’est oublier également la force de conviction de son adversaire de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui a su habilement profiter de la désorganisation de la gauche en général et des socialistes en particulier au moyen d’une campagne offensive et de slogans particulièrement efficaces.
De même, Ségolène Royal a autant pâti de la force critique des médias à son égard, qu’elle a pu profiter de leur bienveillance et de leur curiosité durant la campagne des primaires.

L’idée conspirationniste
Dans l’un et l’autre exemple, il n’y a aucune place pour la conspiration ou pour des desseins cachés.
La réalité est en fait infiniment plus triviale que les fantasmes conspirationnistes censés l’éclairer et lui donner une dimension extraordinaire.
En d’autres termes, la politique est pleine de retournements, de quiproquos, de trahisons, d’ambitions déçues, qui dépendent chacun d’une multitudes de facteurs, lesquels ne sont assurément pas réductibles à des centres de pouvoir occultes qui tireraient les ficelles selon des scénarios préétablis.
Dénoncer la ruse selon laquelle des intérêts privés se coalisent dans l’ombre pour atteindre certains buts est du même acabit que la dénonciation de la ruse selon laquelle l’aspiration de chacun à la liberté et au bonheur conduit mécaniquement à un asservissement général.