Les principes et les récits
Les grands principes, les valeurs… sont généreux. Ils vont vers toutes et tous. Ce sont des idéaux et leur application n’est, de fait, pas possible. Les humains ont en eux une violence très supérieure à celle des autres espèces vivantes. Ils s’entretuent comme personne. Et ils savent aussi organiser les entraides (sécurité sociale, retraites…). Ils ont en eux un grand écart, ce qui les fait souffrir en soi. Ils oscillent sans cesse entre barbarie et civilisation, et leurs civilisations sont pleines de trous, de manques… Les différentes civilisations se font la guerre, ce qui est plutôt barbare ; la civilisation n’immunise pas contre la barbarie. Le niveau personnel, individuel, psychologique permet de renverser le fonctionnement et la signification des institutions les plus stables : on le voit à grande échelle aux USA en ce moment où le président nie le réel, appelle l’institution juridique à l’assister dans cette dénégation, ce qu’elle ne fait pas, et maintient sa négation (je ne dis rien de la suite, je parle seulement d’aujourd’hui).
Les humains traitent abondamment des moyens de diminuer cette violence, s’ils la laissaient se déployer, ils passeraient leurs vies à s’occuper des problèmes qu’elle pose, à soigner les blessures découlant de violences ; personne ne pourrait rien installer, ni sa maison, ni une bonne manière de taire les chèvres. Pour la détourner, ils essaient de représenter la violence, de la symboliser plutôt que de la réaliser, de la symboliser pour ne pas la réaliser : les religions, les grands principes… Ils créent le droit (l’égalité, volontaire et forcée, de tous devant la loi), avec des institutions de création des lois et de compensation des manquements à la loi (Justice).
Aucun des moyens envisagés ne fonctionne vraiment bien. On ne peut en tirer parti pour ne pas essayer quand même (certains le font).
Nos grands principes modernes (droit de l’homme, laïcité, démocratie, république…) sont un moyen de réguler cette violence et de pousser les humains vers la solidarité, la considération de leur commune humanité. La modeste réalisation des principes égalitaires amène à créer des récits qui montrent leurs effets dans la succession des événements historiques, effets bénéfiques, s’ils ne sont pas parfaits. Les grands principes ne s’appliquent pas à la lettre, tellement ils sont durs à mettre en œuvre, tellement ils sont parfaits, et nous imparfaits, ce ne sont que des mots… et les choses résistent…
Deux récits se combattent en France, actuellement, dont l’un, négatif, est apparu récemment. Le récit canonique, qui fut longtemps le seul, exalte la Révolution française, les philosophes des Lumières, la Commune, le Front populaire, les conquêtes sociales ; l’insoumission, la révolte, la protestation. Le récit canonique parle de la France qui veut apprendre, savoir, la France joyeuse, curieuse, la France de Molière contre l’hypocrisie des Tartuffes, d’Hugo sur les barricades avec Gavroche… La lettre de Jean Jaurès vient d’être lue dans les écoles, comme une piqure de rappel de ce récit longtemps quasi-unanime : nos valeurs nous enseignent le sens de notre Histoire, les idéaux sont tenaces, ils sont notre être profond, à nous français, et bien des choses se font dans, avec et par cet état d’esprit.
Ce récit est maintenant contesté : la richesse de la France, son influence, sa place de « grande puissance » dans le monde (qui s’atténue fortement), auraient une autre source que les principes généreux : le colonialisme et l’esclavagisme. Ces idéaux mis en avant sont un cache pour les violences que la France a perpétré hors de son sol, ces idéaux sont une illusion, une hypocrisie, qu’il faut dénoncer et auxquels il faut renoncer sans doute. Il est fréquemment demandé comment la France peut être si riche alors qu’elle n’a pas de pétrole, sous entendant que son territoire est pauvre naturellement, qu’elle a donc volé sa richesse ailleurs (ce qui suggère, sans le dire donc, qu’il faudrait qu’elle la rende ! Ce qui est impossible.).
Oubliées les mines de charbon et de fer qui furent la base de l’enrichissement de la France et de l’Europe au XIXème siècle et qui sont bien sur son sol. Oubliée une terre fertile et une agriculture performante (labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France, Sully 1638). Oubliée la valeur scientifique de l’observation, de la notation et de la mesure de toutes choses… de la recherche de lois physiques, qui produisit des biens à la disposition de tous les humains ; oubliée la biologie et la médecine, les analyses sanguines, les médicaments, les vaccins, les anesthésies nécessaires aux opérations chirurgicales… l’allongement de la vie qui en découle et qui n’est pas réservée à ceux qui en ont créé les conditions.
Ces deux récits sont aussi faux et aussi vrais l’un que l’autre. Ils sont vrais par ce qu’ils disent et faux par ce qu’ils omettent. Ils contiennent l’un et l’autre des arrangements sur des erreurs ou omissions secondaires qu’on peut gommer.
On pourrait les unir, selon l’idée d’union dans la théorie des ensembles ; les concaténer, les faire entrer l’un dans l’autre par a force, par la pression. Cela paraît inatteignable. Le discours anticolonial est fortement exclusif. On peut noter que « l’Occident » n’est pas le pire des colonisateurs (pour l’Afrique) mais qu’il est le seul nommé. Une des raisons est justement l’intégration de la contradiction dans le mode de fonctionnement dudit Occident, qui a permis toute la science et la technique, et qui le rend accessible à la critique. Le récit canonique et positif des Lumières, de 1789, 1936… etc. ce récit permet d’y ajouter le discours des antis. Il y a une dissymétrie des propositions.
Paradoxalement, c’est cette dissymétrie qu’il faut mettre en avant pour réussir l’intégration des deux discours l’un dans l’autre, car la vérité sera toujours plus utile que le mensonge ou l’à-peu-près et on sera toujours plus près de la vérité en intégrant le maximum de faits dans l’interprétation de notre mentalité, notre esprit commun.