samedi 5 juillet 2014 - par
Sécularisation, déchristianisation, fin du religieux
Peut-on encore dire quelque chose de novateur sur la sécularisation, la déchristianisation, la fin du religieux ? Après des milliers de travaux et des centaines de théorisations, cela semble délicat. De la monographie à la théorie englobante, les historiens, les sociologues, les philosophes ont produit sur ce vaste sujet des milliers d'ouvrages, des dizaines de milliers d'articles, des millions de pages.
Sans oublier évidemment tous les vulgarisateurs et les journalistes qui veulent ajouter leur mot. Peut-on alors faire autre chose que de renvoyer à cette immense littérature ? Il peut sembler bien présomptueux de tenter d'ajouter ne serait-ce que quelques lignes à ce gigantesque ensemble. Pourtant je vais suggérer rapidement une piste de travail qui me semble peu explorée.
Voici : lorsque l'on examine de près la littérature récente à propos de la sécularisation, la "fin du religieux", on distingue clairement deux catégories assez inattendues.
1 - Dans certains cas, le discours sur la fin du religieux apparaît nettement comme un purjeu verbal entre intellectuels, philosophes ou "théologiens". On est entre gens de bon goût, on évite les affirmations tranchées, d'ailleurs tout est relatif et réversible. Et vice versa. On connait à l'avance les dépassements permis et interdits. On cultive le paradoxe et l'œcuménisme élégant. On soutient tout, et le contraire de tout, et plus encore, l'essentiel étant de ne pas être confondu avec les croyants naïfs ou les analystes ordinaires des faits religieux. Par exemple, on est tout à fait capable d'annoncer la mort de Dieu et de le ressusciter dans la foulée.
Il s'agit de jeux entre initiés, "clercs" ou laïcs, participant d'un certain milieu intellectuel, branché et sûr de lui. Il est impossible de décrire plus longuement tous ces "jeux théologiques" étonnants et dissimulés aux yeux des profanes dans le cadre d'un court article visant seulement à situer le problème. En un mot, disons qu'il s'agit de distancer toujours plus les conceptions "naïves" du christianisme et surtout de moquer les derniers croyants qui en sont encore là. Tout cela semble très audacieux : il faudra voir de plus près.
2 - Ailleurs, on est par principe sérieux, on réunit des faits, on fait des statistiques, on pose des hypothèses. On élabore des théories cohérentes et fondées de la déchristianisation et de la sécularisation. Ce type d'études est bien connu et il est inutile d'en dire plus.
Il existe donc un petit milieu très étroit où se pratique systématiquement ce que l'on pourrait nommer un scepticisme religieux de haut vol. Et l'on pourrait dire que les seuls produits de ce petit milieu intellectuel, ce sont des paradoxes religieux toujours plus éthérés et bizarres. Pour une très petite fraction de la population, mais évidemment très influente, la religion est devenue ce pur jeu intellectuel. En petit comité, ce gens s'avoueront croyants le matin, sceptiques l'après midi, dévots le soir, libertins le weekend et cela passera très bien auprès d'un public acquis à ces mentalités ludiques et artys.
Un paradoxe de fond est alors le suivant : les derniers croyants sincères restent persuadés que parmi leurs pires adversaires il y a les analystes "sérieux" de la déchristianisation (souvent matérialistes et marxistes) alors que des intellectuels de type très différent mettent en jeu depuis longtemps déjà des formes de dissolution ironiques et ludiques de la religion qu'ils ne semblent pas connaitre. Or, ces approches ironiques sont beaucoup moins respectueuses et compréhensives de ce que fut la religion que les approches "scientifiques" puisque le christianisme est devenu pour ces "théologiens" un simple matériel de jeu. Ces différences essentielles entre un athéisme "sérieux" et une religiosité ludique et hypocrite ne sont pourtant pas perçues par les derniers croyants. Ils fulminent donc contre des "athées conséquents", c'est à dire des matérialistes proposant des théories explicatives construites de la déchristianisation. Et ils persistent à ignorer l'existence des "athées ou "croyants" (c'est strictement la même chose ici !),ironiques et confusionnistes qui mènent le jeu de la sécularisation interne du christianisme depuis des décennies déjà.
En tous cas ce n'est pas la même chose d'étudier avec probité la sécularisation d'un point de vue scientifique voire matérialiste et de jouer au "croyant", au "théologien", au "dévot" selon les circonstances pour dérouter, égarer et surtout choquer les croyants sincères et mettre discrètement en place de nouvelles formes de spiritualité. Car, on l'aura compris, le "jeu" dont je parle ici n'est pas gratuit et innocent. L'autonomie matérielle et mentale de ces intellectuels, philosophes et "théologiens" n'est qu'apparente. Ils sont liés à des institutions, à des réalités matérielles et économiques identifiables. Ils sont les idéologues d'une nouvelle "élite" qui doit se débarrasser définitivement des religions populaires et les remplacer par des idéologies nettement plus adaptées à l'époque. Essayons de préciser cela.
On peut d'abord poser une question d'ordre très général : les études "sérieuses" d'histoire et de sociologie du religieux permettent-elle de comprendre l'apparition du domaine des "paradoxes religieux" ironiques et ludiques ? Oui, indiscutablement : les travaux des historiens montrent que l'invention de "paradoxes religieux" ironiques et hypocrites est typique d'un monde urbain tardif et blasé. Rien de surprenant à vrai dire.
Ensuite, on peut aller plus loin et poser l'hypothèse que ce "jeu théologique généralisé" est le lieu où s'invente l'idéologie "religieuse" nécessaire au capitalisme avancé, c'est à dire une religiosité fabriquée sur mesures pour la défense du capital à son stade actuel. Les gens d'argent perçoivent évidemment, mais de manière assez floue, que le capitalisme mondialiste glacé ne peut "passer" qu'accompagné de vagues discours idéologiques spirituels et moralistes : ils emploient donc, de manière très indirecte, par l'intermédiaire d'institutions très diverses, des idéologues chargés de produire ce discours, souvent des théologiens en l'occurrence. En effet pourquoi construire cette néo-morale nécessaire au mondialisme sur une table rase ? Il y a une gigantesque tradition, quasi moribonde, à récupérer, à bricoler et à adapter : çà s'appelle le catholicisme. Il n'y plus que quelques rares catholiques intransigeants pour se souvenir qu'il s'agissait d'une religion consistante. En plus il y a des tas de biens matériels à récupérer, églises et monastères, parfaits pour les expositions d'art contemporain oiseuses et les colloques nébuleux.
En outre, le jeu de sécularisation interne de l'Eglise apparaît strictement parallèle à son repli, obsessionnel, désespéré et suicidaire sur la vie privée et sur la "bioéthique" et à l'abandon définitif de la spiritualité et de la mystique. Les prêtres "catholiques" recyclés font désormais avant tout de très mauvais cours de biologie : glacés, anthropocentriques et anti-écologiques ! Or, on ne voit aucune explication logique à cette évolution incohérente et biscornue. Toutes ces bizarreries apparaissent inexplicables sauf si l'on considère ceci : à ce niveau de décadence spirituelle, les portes sont grandes ouvertes pour tous les représentants des amis sincères du gros argent, qui n'ont vraiment aucune raison de se priver de s'approprier, de détourner et d'utiliser ce que fut l'Eglise dans le sens des intérêts qu'ils servent.
Il s'agit donc pour les idéologues de la nouvelle bourgeoisie d'abord de se moquer du petit peuple chrétien résiduel et de ce qu'il reste de piété sincère. De casser et d'éliminer tout cela. Ensuite de récupérer quelques restes choisis du christianisme pour en jouer et bricoler une nouvelle religiosité : une vague imprégnation morale enfin adaptée à la défense et à la justification inconditionnelles du capitalisme mondialisé. Car sous l'apparence des audaces théologiques évoquées plus haut, ce qui transparaît et parvient, après "vulgarisation" à leurs destinataires privilégiés, les classes moyennes demi-cultivées, c'est la plus affligeante et la plus infantilisante des morales de résignation à l'ordre capitaliste.