« Après la France »
« (…) Quelque chose s’était façonné peu à peu en cette pointe occidentale de l’Eurasie, figure d’hexagone verdoyant où la géographie et le climat avaient attiré l’homme depuis des millénaires. Quelque chose, après Rome, s’était construit là, au fil des siècles, qui avait fini par s’appeler France : un singulier mélange de faciès et de noms, de monuments, de mets et de vins, d’arts, de mots et de structures syntaxiques, d’ingéniosité, d’ambition, de sentiments affinés, d’idées déliées, générales et particulières, dans une succession de hauts faits et d’abaissements, de phases tempérées et de fulgurances. Et longtemps la petite lumière de ce pays éclaira très au-delà de ses frontières.
« Bon an mal an, il avait dû y faire assez bon vivre puisqu’on s’y pressait de partout, et ceux qui venaient là de tous les coins du malheur ou de la vénération, patiemment y trouvaient leur place, au cœur ou aux franges, patiemment épousés-épousant ; et la plupart voulaient si peu repartir que leurs enfants avec les autres chantaient sous les préaux dans la belle langue commune parlée alors sur tous les continents, merveilleuse refonte de l’antique latin, et dont, mes chers collègues, vous pardonnerez que je perpétue ici devant vous l’usage.
(…) « On ne démêle pas nettement ce qui en moins de soixante ans précipita la chute. Pour expliquer la fin de la France alors que plusieurs autres nations de ce continent se sont maintenues jusqu’à nous, beaucoup d’historiens spécialistes des soubresauts de la seconde moitié du vingt-et-unième siècle ont avancé l’absence de protection contre les formidables pressions migratoires entraînées par les changements climatiques.
D’autres privilégient une suite incalculable de fautes et d’abandons au sein d’une classe dirigeante idéaliste ou corrompue. D’autres mettent l’accent sur l’étiolement irréversible de la production industrielle. D’autres affirment que la chute s’amorça dès la perte du contrôle des sources énergétiques externes. D’autres n’hésitent pas à soutenir que l’effacement de la France fut le fruit inavoué mais inlassablement mûri de la coalition des vieilles nations rivales : on n’est jamais aussi bien trahi que par ses proches …
« (…) Les scientifiques ne veulent généralement voir aux mutations humaines que des causes matérielles, quantifiables, convertibles en courbes : ils modélisent l’histoire. Pour moi, vous le savez, la clé des bouleversements est à chercher d’abord dans le spirituel, l’impondérable, les remuements obscurs au fond de l’âme collective.
On a parfois moqué le théorème fondamental de toutes mes recherches : ‘Ne mute que ce qui veut muter, ne meurt que ce qui veut mourir.’ Oui, mes chers collègues, ce qui vaut souvent pour les individus vaut encore mieux pour les peuples : la France est morte de ne plus assez désirer vivre.
« Cette lassitude à continuer se manifeste, avec l’éclat sombre des crépuscules, au cours de la décennie 2040, quand, sous le choc des émeutes urbaines qui avaient transformé en camps retranchés plusieurs zones du territoire, le peuple français consulté par referendum approuva leur statut d’ ‘autonomie-association’, proposé ‘dans un esprit d’apaisement’ par des gouvernements qui mirent au-dessus de toute considération le respect des ‘droits de l’homme’ et le véto éthique de la répression sanglante.(…) Après la suppression du service national, creuset d’appartenance, les multiples reculades de l’école publique au nom du ‘droit à la différence’ entraînèrent de facto le morcellement de l’instruction au gré des regroupements communautaires, selon les cultes, les mœurs et les langues.(…) Non seulement les élites de la finance et du commerce, mais bientôt les artistes, les scientifiques, et jusqu’aux professeurs d’université adoptèrent l’anglais dans leurs productions, au prétexte que le rayonnement national dépendait de cette ouverture, en vérité parce qu’ils avaient honte d’une langue prétendument désuète, trop raffinée, féminine, élitiste (…). Le remords du passé colonial, savamment entretenu par diverses associations progressistes et instances internationales, finit par entraîner la cession de la Nouvelle- Calédonie puis de la Réunion après celle des Antilles. La présence française s’effaça de toutes les mers lointaines, moins pour la satisfaction des populations ‘libérées’ que pour celle des géo-stratèges anglo-saxons et chinois.
« (…) Donc, après la France, sur ce sol qu’on avait dit chéri des dieux et qui devint un terreau d’expérimentations pour les experts du W.S.O. (Western States Observatory), bouillonne un fourmillement antagoniste d’états-cités, quelque chose comme la Gaule préromaine mais à l’ère de la toile, des drones, des lance-missile en kit, pour tout un jeu d’alliances et d’affrontements suivi outre-Atlantique par spatiosurveillance.
En Parisie, république théocratique financée par l’Union des Etats du Golfe, l’intégrisme islamique a fait d’emblée, sous les yeux effarés du monde, ce que l’athéisme nazi même n’avait pas osé : le dynamitage de la cathédrale Notre-Dame.
(…) Combien d’hommes de par le monde savent aujourd’hui qu’une parcelle de la nation démembrée, drôlement nommée Nouvelle-France, est maintenue comme en laboratoire dans une fraction de l’ancienne Bourgogne, avec sa langue, son culte catholique, sa pensée des Lumières, sa cuisine, ses parfums, ses peintres néoimpressionnistes ? Reste à savoir, Messieurs, si, pour les peuples comme pour les comateux tétraplégiques, la survivance assistée n’est pas pire que la disparition. Cette réflexion n’est pas le moindre objet de notre réunion (...) »
(Conference on the destiny of the nations, extraits de la contribution du professeur Goltraige O’Kelly,
Philadelphie, 2 juin 2113)