Commerce de la drogue : on se trompe de cible
Marseille a subi, le 19 août dernier, son 13e règlement de compte depuis le début de l'année. Un homme de 25 ans a été retrouvé mort criblé de balles, au cœur du quartier de l'Estaque. Cette fois, c'est toute une équipe gouvernementale qui est venue constater les dégâts. Comme les médecins de Molière avec leur grand chapeau, ils se disent, faute de mieux, qu'une bonne saignée (quelques policiers supplémentaires) ne ferait pas de mal.
Quand s'attaquera-t-on aux racines de ce fléau qui sévit dans presque tous les recoins de la planète ?
Les évènements tragiques des quartiers pauvres de Marseille, le sentiment d'insécurité qui règne à Sevran et dans la plupart des quartiers populaires urbains, montrent comment l'activité illicite des trafics de stupéfiants gangrène le tissu social de ces quartiers qui deviennent des zones de non-droit où toute une population est l'otage de caïds locaux qui font régner un ordre, où l'intimidation par la menace et la violence règne. Même si les ministres de l'Intérieur successifs se lancent régulièrement dans des opérations médiatiques avec de grandes démonstrations de la force publique, l’État a peu à peu abandonné ceux que la situation économique oblige à habiter ces quartiers ghéttoïsés et à subir la loi de la violence de petits truands locaux.
Comme dans tout commerce licite ou prohibé, si les vendeurs prospèrent, c'est parce que le marché existe avec de plus en plus de consommateurs. Dans ce cas il s'agit de personnes qui par des parcours individuels sinueux ont été conduites à la consommation de drogue. C'est l'explosion de la dépendance à la consommation de ces substances illicites qui a crée, à cause de la prohibition, l'explosion de ce type de criminalité.
Du coté des fournisseurs, il faut construire sans cesse des réseaux d'approvisionnement et de distribution ; cela exige une main d'oeuvre peu qualifiée importante.Les quartiers populaires, avec un taux de chômage de 40 à 50 % de la population active, sont les fournisseurs de ces petites mains nécessaires au trafic de stupéfiant.
Au fil du temps une véritable économie parallèle s'est construite derrière le dos des édiles locales impuissantes à proposer une alternative à ces populations, les abandonnant aux mains de ces caïds locaux.
LA RÉALITÉ DES CHIFFRES MONTRENT L'AMPLEUR DU PROBLÈME
Dans le monde, environ 210 millions de personnes – soit 4,8 % de la population âgée de 15 à 64 ans ont consommé des substances illicites au moins une fois au cours des 12 derniers mois. Avec un chiffre d'affaires estimé entre 300 et 500 milliards de dollars, le trafic de drogue est devenu le deuxième marché économique au monde, juste derrière les armes ,mais devant le pétrole.
Les bénéfices et les sommes en jeu sont colossales. En effet, les profits des petits et grands trafiquants sont immenses. Le chiffre d'affaire du trafic de stupéfiant est de 243 milliards d'euros par an : si les trafiquants de drogues étaient un pays, leur PIB les classerait au 21è rang mondial, juste derrière la Suède. Malgré la répression, l'ONU estime que seuls 42% de la production mondiale de cocaïne est saisie (23% pour la héroïne). Dans certains pays de production ou de transit, comme le Mexique, ce sont de véritables contre-pouvoirs occultes qui font régner la terreur et corrompent les rouages de l’État. (1)
Le commerce de la drogue comme marchandise prohibée est extrêmement lucratif : le marché de la drogue est celui qui connaît actuellement la plus forte expansion.
DE LA DANGEROSITÉ DE LA PROHIBITION ACTUELLE
La prohibition de l'alcool aux États-Unis en 1920 a eu comme conséquences :
- Une augmentation des prix des produits alcoolisés,
- une détérioration de la qualité des boissons, avec des risques sanitaires accrus,
- une augmentation du trafic international,
- une augmentation de la criminalité chez les consommateurs et chez les trafiquants,
- la constitution de contre pouvoir avec des gangs à renommée internationale comme celui d'Al Capone,
- le développement de la corruption dans tous les rouages de l'économie et de l’État,
- un manque à gagner en impôts et taxe pour les États.
Devant l'inefficacité de l'interdiction sur la consommation d'alcool , en 1933, le 21e amendement annule le 18e amendement de la prohibition de 1920. Non seulement la loi sur la prohibition de l'alcool n’a jamais atteint le but qu’elle s’était fixée, mais elle a favorisé une augmentation affolante de la criminalité.
Comment n'a-t-on pas tiré des leçons de cet épisode de l'interdiction de l'alcool aux USA ? Avec le commerce illicite des drogues les conséquences sont identiques mais démultipliées par la mondialisation. ( Au Mexique on évalue, en six ans, à 70 000 les victimes dues au trafic de drogue pour alimenter le marché nord-américain )
Il est temps que les États reprennent le contrôle de ce commerce mortifère.
TRAITER LA TOXICOMANIE ET CONTRÔLER LE COMMERCE DES DROGUES.
"Les drogues tuent quelque 200 000 personnes chaque année. Les usages problématiques de drogues représentant l’essentiel de la demande, l’un des meilleurs moyens de réduire le marché est de traiter la toxicomanie”, a déclaré M. Fedotov, de l'ONU.
Les causes profondes de la consommation de produits stupéfiants sont à rechercher dans le mode de fonctionnement de nos sociétés livrées à la mondialisation des échanges et à la libéralisation de l'ensemble des activités humaines. Il faut être lucide et regarder en face les dégâts que peut faire chez les plus fragiles , ces injonctions de réussite individuelle à tout prix, que distille sournoisement et quotidiennement notre environnement, que ce soit dans le domaine professionnel, ou dans la sphère privée. Une société de consommation qui exacerbe constamment la satisfaction pulsionnelle des désirs individuels ne peut que conduire certains à trouver dans ces paradis artificiels ce qu'ils n'ont pas les moyens de réaliser ou de construire.
Le problème est que l'on ne veut pas admettre que la cause profonde de ces dérives est bien dans ces dysfonctionnements érigés en dogme dans ce monde ultra-libéral où règne une étrange alliance entre puritanisme et perversion. ( 2 ). On continue à maintenir le décor factice d'une société bourgeoise qui laverait plus blanc que blanc en interdisant à l'individu toute possibilité de dérive individuelle (3 ) tout en prônant l'obligation de réussite individuelle pour pouvoir satisfaire les besoins et envies ( légitimes ou créées par la publicité ) de tout consommateur. (On se rappelle la déclaration de Jacques Séguela : « Si à 50 ans on a pas une Rollex, on a raté sa vie » -" les 4 vérités " - Cette phrase à bien des égards obscène, prononcée le 13 février 2009, en pleine crise financière, à propos du Président de la République, par un publicitaire bien connu, est symptomatique d'un état d'esprit où la dictature des marques asservit les individus ).
Cette exacerbation permanente des désirs et des attentes des consommateurs rend de plus en plus difficile la maîtrise de ses pulsions et rend insupportable les frustrations. Il y a ceux qui trouvent le chemin de la réussite individuelle en restant dans les clous mais nombreux sont ceux qui doivent utiliser des subterfuges légaux ou illégaux pour tenter d'arriver à leurs fins pour tomber ensuite dans le piège de nouvelles dépendances : dépendance à des paradis artificiels pour les consommateurs, dépendance à un enrichissement facile et à une consommation de biens sans limite pour les trafiquants.
Il faudra bien qu' un jour, l’État, dont un des rôles et de protéger tous les citoyens, reconnaisse les dysfonctionnements du système et prenne ses responsabilités en la matière en se donnant les moyens de "tirer le rideau" en traitant ouvertement cette "pandémie" et en contenant la contagion vers les plus fragiles et les plus jeunes. Pour vider de sa substance le commerce illicite, il faut aussi contrôler la distribution des produits stupéfiants dans des officines médicalisées ou spécialisées tout en continuant à mener une lutte acharnée contre les trafics de drogues internationaux. C'est une bataille de longue haleine qui doit être coordonnée à l'échelle internationale.
S'attaquer à cette économie illicite et mortifère c'est aussi dessiner un horizon à ces quartiers abandonnés. Si on assèche le trafic de drogue, on enlève une énorme partie de l’économie de ces quartiers. Tant qu’on n’aura pas de réels projets économiques et éducatifs à offrir à ces populations, pour trouver ainsi les moyens de créer et de distribuer de la richesse autrement que par le trafic, la situation ne pourra pas évoluer dans ces villes comme Marseille où 30 % des habitants vit sous le seuil de pauvreté et où 60 % des ménages ne paye pas d'impôts sur le revenu faute de moyens (4). La question est bien plus large qu’une simple question répressive et dépasse les compétences d'un Ministre de l'Intérieur. C'est peut-être le seul message positive (involontaire ?) du passage du Premier Ministre et de son équipe ministérielle à Marseille.
En attendant, en contenant ce commerce derrière le rideau de l' illégalité on ne fait que laisser libre cours à cette activité, très lucrative pour certains mais aussi très dangereuse pour l'ensemble de la société.
(1) Chiffre de 2011 Rapport de l'ONU Informations extraites du site Planètoscope
(2 ) "La cité perverse" - Dany Robert Dufour
(3 ) Une illustration de ce phénomène est l'interdiction du racolage, sous la présidence Sarkozy, qui a repoussé les prostituées dans des lieux encore plus sordides et n'a en rien apporter une solution à ce problème.
(4) Voir l'article de Xavier Monnier Auteur de "Marseille ma ville" dans l'Obs.
source photo :
http://www.mysecurite.com