vendredi 5 août 2022 - par Fergus

Keremma, ou l’étonnante histoire d’un projet de « phalanstère » breton

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Une partie des héritiers de Louis Rousseau à la chapelle Saint Guévroc (photo Le Télégramme)

 

Quelques Rousseau ont laissé une trace dans l’histoire de notre pays, dans des domaines aussi différents que la philosophie dont Jean-Jacques fut l’un des fleurons, la peinture qui reconnaît en Henri (dit « le Douanier ») l’un de ses artistes majeurs, ou le cyclisme sur piste dont le palmarès doit beaucoup au talent de Florian. Sans compter ceux dont la notoriété, parfois fugitive ou locale, s’est dissoute dans les limbes de l’oubli. Parmi eux, Louis Rousseau. Ce Rousseau-là fut pourtant le porteur d’un idéal séduisant caractérisé par l’unique tentative de création d’un phalanstère en Bretagne. Une aventure méconnue aux conséquences étonnantes… 

Fils d’un maître de poste dont la famille dirige depuis deux siècles un important relais implanté dans la Beauce, à Angerville (Seine-et-Oise), Louis Rousseau, né en avril 1787, a le goût de l’aventure. Engagé dans la marine dès 1804 à Brest, il est capturé deux ans plus tard par les Anglais à Saint-Domingue et ramené sur un ponton de Portsmouth où il est retenu prisonnier durant huit ans dans des conditions « exécrables ». Il n’en a pas moins accès la lecture et se nourrit d’œuvres diverses, avec une prédilection pour la philosophie et l’astronomie, mais également pour l’agriculture. Libéré en 1814 après l’abdication de Napoléon, Rousseau croit brièvement pouvoir s’illustrer lors des Cent-Jours, mais l’aventure de l’Empereur s’achève avant même que le Beauceron n’ait pu combattre. Revenu à Angerville, il se fait brasseur et cultivateur avant de céder ses biens en 1822 dans l’optique de mener à bien un projet agricole en Bretagne où il possède quelques amis.

En 1823, profondément affecté par le décès prématuré de son fils aîné, Rousseau acquiert par afféagement pour la somme de 8000 francs 300 hectares de terres ingrates dans le Finistère, en bordure de la baie de Goulven. Principalement situé dans la « plaine » de Tréflez entre dunes et collines, ce domaine est constitué pour l’essentiel de sables et de marécages. Déterminé à réussir, Rousseau entreprend de mettre ces terres en valeur en construisant des digues et en drainant les espaces marécageux. Dans le même temps, il y bâtit sa maison et lui donne le prénom de son épouse, Emma Michau, à laquelle il porte une profonde affection depuis leur mariage en 1817. Ainsi naît Keremma. Peu après, Rousseau fonde la Société rurale de Lannevez, une éphémère entité de fermiers en commandite dont il assure la gérance ; elle disparaît en 1828, noyée par les eaux qui ont emporté les digues originelles, de simples levées de terre, insuffisamment puissantes pour résister aux tempêtes.

Enrichir les pauvres sans appauvrir les riches 

Rousseau n’en continue pas moins de travailler à l’assèchement des marais et à l’édification de digues, désormais rocheuses, propres à sécuriser les terres cultivées du domaine. Et cela avec une détermination qui impressionne, au point qu’en 1830, il devient maire de Tréflez. Jusque-là plutôt « rousseauiste » – comprendre adepte des idées du célèbre « philosophe des Lumières » avec lequel il partage son patronyme –, Rousseau, très attiré par les idées nouvelles et la recherche d’une plus grande justice sociale, se passionne un temps pour le saint-simonisme. Il devient même à Brest le chef local du « nouveau christianisme » prôné par le comte philosophe. Un engagement bref : en 1832, il s’en détache pour se rallier à l’idéologie de Charles Fourier dont il partage les finalités sociales et dont il entend mettre en œuvre la volonté d’« enrichir les pauvres sans appauvrir les riches ». Un engagement qui se traduit, entre autres initiatives, par sa collaboration à la revue fouriériste Le Phalanstère.

Rousseau se détache toutefois très vite de Fourier. Il en admire pourtant sans réserve les concepts de progrès social basés sur l’association et la condamnation des excès du système commercial. Mais il réprouve la morale libertine et le laxisme éducatif prônés par le Bisontin ainsi que son extravagante cosmogonie. En 1834, Rousseau revient au catholicisme en notifiant par des courriers adressés à Mgr de Poulpiquet avoir abjuré ses croyances spirituelles temporaires pour le saint-simonisme et le fouriérisme. Un retour dans le giron romain justifié par la conviction que les valeurs de l’Église sont compatibles avec le progrès social porté par les idées de progrès saint-simoniennes et fouriéristes. Membre de l’Université catholique, il publie en 1841 un ouvrage intitulé La Croisade du dix-neuvième siècle, projet de synthèse sociale dont le but est de « reconstituer la science sociale sur une base chrétienne », ouvrage qui lui vaudra une polémique sévère avec les fouriéristes inconditionnels.

Entretemps, Rousseau a jeté les bases de ce que certains ont un peu rapidement défini comme une sorte de « phalanstère catholique » sur le site de Keremma. En réalité, il s’agit d’une communauté basée sur un concept de « tribus catholiques » visant à apporter sécurité et profit aux associés en répondant aux besoins essentiels de « richesse, justice, liberté et moralité ». Emporté par son tempérament, Rousseau envisage même la création à Tréflez d’un orphelinat de 40 enfants trouvés destinés à intégrer la communauté, mais le projet, trop progressiste pour l’époque et insuffisamment soutenu par le Conseil général car trop novateur, échoue. Rousseau change alors son fusil d’épaule et entreprend de financer avec ses excédents de profits l’implantation, sur le domaine de Keremma, de fermes destinées à des agriculteurs sans ressource de la région. Une vingtaine de fermes seront ainsi construites sur l’axe menant de Plouescat à Goulven

Un ensemble familial unique en France

De phalanstère, il n’y eut jamais à Keremma, malgré l’opiniâtreté de Louis Rousseau dans la mise en œuvre de ses projets utopistes. Il y eut en revanche une communauté agricole basée sur des concepts de progrès innovants pour l’époque, particulièrement dans cette contrée du Finistère. Il y eut surtout un étonnant regroupement familial autour du manoir des Rousseau. Et si, au décès de l’utopiste en 1856, son épouse Emma et, sans être sur le terrain, son fils Armand* ont continué quelque temps l’œuvre entreprise, Keremma est essentiellement devenu un lieu de villégiature pour les cinq enfants de la famille qui, tous, ont construit leur propre manoir dans le parc d’origine. Depuis cette époque, des dizaines d’autres maisons – le plus souvent de grandes bâtisses bourgeoises comme on n’en trouve nulle part ailleurs sur cette partie de la côte –, se sont ajoutées par vagues successives à Keremma, construites par les descendants de Louis et d’Emma.

Des descendants – ils seraient au bas mot 2000 – qui, pour beaucoup, retrouvent là, chaque été, les sentes sablonneuses plantées d’oyats et de chardons de mer, ou, de l’autre côté des superbes espaces dunaires dont les lointains héritiers de Louis Rousseau ont fait don en 1987 au Conservatoire du Littoral, les grèves sauvages peuplées de tournepierres, de mouettes rieuses ou de bécasseaux. La majorité de ces descendants séjournent à Keremma dans l’une des 90 maisons de ce havre original, pour la plupart situées dans des allées boisées non accessibles au public. D’autres résident dans de nombreuses autres maisons familiales bâties dans les environs, la plupart entre les villages de Plouescat et Goulven. Point d’orgue de ce rassemblement estival : depuis les années 50, ceux qui sont présents se retrouvent au mois d’août pour une messe donnée à la mémoire des disparus de la tribu dans l’actuelle chapelle Saint-Guévroc, construite sur la dune par la famille entre 1895 et 1897.

De nos jours, le domaine de Keremma est toujours constitué d’un seul tenant, la plupart des maisons étant reliées entre elles par des allées discrètes. Mais contrairement à ce qui a pu être dit ici et là, il n’y pas d’indivision au sens juridique du terme : les différents propriétaires ne sont, de ce fait, soumis à aucune contrainte légale concernant la disposition de leur bien. Tous n’en sont pas moins, de près ou de loin, des descendants de Louis Rousseau, et comme l’ont voulu Armand Rousseau et ses enfants, il n’est pas question pour les Keremmaiens de morceler le patrimoine d’origine : lorsqu’une branche s’éteint ou est contrainte de vendre son bien par les aléas de la vie, ce sont d’autres lointains descendants de Louis Rousseau qui, dans un esprit de transmission d’essence clanique assumé, se portent acquéreurs afin de pérenniser cette singulière aventure sociologique. Ainsi va l’histoire de cette étonnante tribu familiale dont le cas est assurément unique en France !

Armand Rousseau, diplômé de Polytechnique et des Ponts et Chaussées, mènera une carrière d’ingénieur et de politicien qui le conduira, à la fin de sa vie, à devenir Gouverneur général de l’Indochine française. Mort à Hanoï, il est enterré à Tréflez.

À voir : vidéo France Info Fenêtre sur Keremma

À visiter sur place : la Maison des dunes de Keremma-Tréflez pour : d’une part, comprendre comment s’est formée et comment évolue cette partie du littoral ; d’autre part, enrichir ses connaissances de la flore et de la faune maritimes locales.

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Les dunes de Keremma (photo Conservatoire du Littoral)


25 réactions


  • Laconique Laconique 5 août 2022 11:23

    Well, that’s the hell of a story ! Here in the States we’ve got the quakers or the mormons. That’s not very different.


    • Clark Kent Séraphin Lampion 5 août 2022 11:30

      @Laconique

      et les Amich


    • Fergus Fergus 5 août 2022 11:39

      Bonjour, Laconique

      En fait si, c’est très différent car les Quakers ou les Mormons appartiennent à des sectes religieuses soumise à des dogmes exigeants.
      Rien de tel ici, si ce n’est une concentration de type clanique qui n’est soumise à aucun dogme, si ce n’est l’usage non écrit de transmettre les biens à des descendants de Rousseau.


    • gruni gruni 5 août 2022 12:04

      @Fergus

      Bonjour Fergus

      « si ce n’est une concentration de type clanique »

      Assez proche d’une secte finalement. Y avait-il une forme d’adoration pour le créateur du Phalanstère ? 
      Merci en tout cas pour la découverte


    • troletbuse troletbuse 5 août 2022 12:13

      @grounichion
      Faudrait quand même pas venir mettre des insanités sur l’article de Fergus. Des cons centrés et qui la nique.


    • Fergus Fergus 5 août 2022 12:50

      Bonjour, gruni

      « Assez proche d’une secte finalement »

      En réalité, pas vraiment car il n’y a pas de règles de nature dogmatique. Simplement un usage de transmission intra-familial et la possibilité d’avoir recours à des équipements communs (des tennis par exemple).
      On est plutôt sur une forme de copropriété familiale.

      Rien à voir : j’imagine que dans ta région la récolte des mirabelles doit être très avancée, compte tenu de la météo exceptionnelle de cet été 2022.


    • gruni gruni 5 août 2022 14:17

      @Fergus

      « Rien à voir : j’imagine que dans ta région la récolte des mirabelles doit être très avancée, compte tenu de la météo exceptionnelle de cet été 2022. »

       Oui, une belle récolte avec huit à dix jours d’avance par rapport à l’an dernier qui avait été calamiteuse. smiley


    • Fergus Fergus 5 août 2022 16:22

      @ gruni

      A propos de mirabelle, j’en ai encore d’une bouteille qui m’a été offerte par une amie de Fraimbois. De la production privée. Excellent, mais comme diraient les Tontons flingueurs, « c’est du brutal ». smiley


  • Clark Kent Séraphin Lampion 5 août 2022 11:28

    Godin lui, avait créé un familistère qui porte son nom du côté de Bruxelles et un autre à Guise, dans l’Aisne.

    Le but n’était pas « d’enrichir les pauvres sans appauvrir les riches », mais de donner à son personnel ce qu’il appelait «  les équivalents de la richesse » en créant des oasis utopistes protégés de la jungle du « sruggle for life ».

    On trouve le même genre d’idéalisme dans les délires de Le Corbusier avec les « Cités Radieuses » de Briey et de Marseille (la maison du fada).

    Les habitants de Saint-Dié (dans les voges) ont miraculeusement échappé à un projet de reconstruction de leur ville après sa destruction en 1944 : Le Corbusier avait présenté pour loger les 14000 habitants dans trois tours, villes verticales équipées de tous les services sociaux, scolaires et sanitaires, au sein d’un grand parc.


    • Fergus Fergus 5 août 2022 11:46

      Bonjour, Séraphin Lampion

      Je connais le familistère de Guise et les « cités radieuses » de Briey et Marseille, et les motivations de leurs promoteurs.
      En revanche, je ne connaissais pas cette histoire de Saint-Dié. Merci à vous de l’avoir évoquée.
      Le projet de Ledoux pour la Saline royale d’Arc-et-Senans (partiellement réalisé) relevait également d’une forme d’utopie. L’ensemble construit est magnifique !


    • Clark Kent Séraphin Lampion 5 août 2022 11:56

      @Fergus

       

      j’ai un peu exagéré, mais vous trouverez ci-dessous des explications :

      lien 1

      lien 2


    • Fergus Fergus 5 août 2022 12:51

      @ Séraphin Lampion

      Merci pour ces liens très intéressants.


  • troletbuse troletbuse 5 août 2022 11:36

    Et le phallustere, ca exisre ?


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 5 août 2022 13:50

    Pour les diners de connes ils invitent Sandrine Rousseau ?


    • Fergus Fergus 5 août 2022 14:00

      Bonjour, Aita Pea Pea

      Voilà une idée qui pourrait leur être suggérée. J’ai une amie à Tréflez qui connait plusieurs membres de la tribu, je ne manquerai pas de lui en toucher un mot. smiley


    • Clark Kent Séraphin Lampion 5 août 2022 17:26

      @Aita Pea Pea

      C’est quand même bizarre : pourquoi le mot « con » est masculin et le mot « bite » féminin ?

      L’ ambassadeur aux droits LGBT va avoir du boulot pour dégenrer la langue française.



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