L’anti-libéralisme français
Le libéralisme, au sens premier (politique), est le règne du droit, la liberté dans les règles du jeu : liberté de conscience, liberté d’expression, libertés politiques. Ces libertés sont voulues comme individuelles, opposées aux communautés, ordres et corporations. De cette conception philosophique découle une attitude, le respect à l’égard d’autrui, et une règle pratique, la tolérance envers les opinions. Politiquement, elle se traduit par une charte des droits et devoirs, par la règle de droit et par la participation du plus grand nombre au gouvernement du pays. L’économie, n’est qu’une annexe, tardivement autonome, surtout un outil de la puissance d’une société et de son Etat. Nous ne parlerons que du libéralisme politique.
La France, en ses profondeurs, n’est pas politiquement libérale, pourquoi ? Une comparaison avec le voisin immédiat qui a co-fondé avec nous le parlementarisme est éclairante. La sortie de la féodalité, la montée de l’individualisme moderne et la conception de l’Etat diffèrent radicalement.
La féodalité est un mode d’organisation politique et social englobant, qui fait de la Force le Droit. Les relations sont hiérarchiques et entraînent le ralliement de clans au féal. Très efficace en période de guerre civile de tous contre tous, ce regroupement de bandes armées ne permet pas l’établissement de relations « modernes » de confiance, de règles et d’échanges qui, seules, permettent l’essor de la science, du commerce et des régimes représentatifs. La modernité a été vécue différemment en France. Au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande (nom officiel complet que nous abrégerons), la sortie de la féodalité s’est faite progressivement et en douceur depuis 1215. A cette date, le Roi se voit obligé de signer la Grande Charte qui limite son absolutisme et crée l’embryon d’un gouvernement représentatif. A l’inverse, la France attend le XVIIe siècle pour mettre au pas les Grands, au prix d’un absolutisme royal devenu par étapes absolu (Henri IV, Louis XIII avec Richelieu et, apogée, Louis XIV).
L’individualisme moderne est né de la philosophie grecque, du droit romain et la transcendance chrétienne. Il a été poussé par l’essor des échanges assuré par une nouvelle classe de commerçants et artisans regroupés en villes. Il s’est trouvé favorisé, pour raisons politiques, par le pouvoir central, avec l’octroi de franchises et « libertés ». Ce mouvement a eu lieu dès le XVIIe siècle au Royaume-Uni où l’accès aux métiers artisanaux et aux industries s’est très vite ouvert, les corporations ne survivant que peu à la dissolution de la féodalité. Rien de tel en France, où il a fallu attendre 1789 et sa fameuse Nuit du 4 août pour que corporations et privilèges soient abolis d’un trait, brutalement. Durant tout ce temps, la société française est restée figée en société d’ordres, tropisme qui court toujours dans les profondeurs sociales et qui renaît à chaque occasion, faute d’alternative.
Car l’Etat, qui est devenu le sommet régulateur d’une hiérarchie de corps intermédiaires au Royaume-Uni, s’est trouvé le seul créateur du lien social dans une France radicalement révolutionnaire qui avait tout aboli (jusqu’aux syndicats, qui n’ont été recréés qu’en 1884). L’Etat absolu français ne voulait face à lui que des individus atomisés. C’est le sens de « la volonté générale » exprimée dans la rue d’abord et par le suffrage ensuite, l’Exécutif n’étant considéré que comme l’exécutant du Législatif, seul légitime, et l’Administration comme un rouage destiné seulement à « fonctionner ». L’Etat français est politique, l’Etat anglais est juridique, voilà l’écart essentiel. La Révolution française a réalisé d’un coup l’étape libérale (établissement du droit) et démocratique (le suffrage), télescopant les deux et confondant dans un lyrisme gros de conséquences corps intermédiaires et « privilèges ». J’veux voir qu’une tête ! D’où les palinodies durant plus d’un siècle sur la fonction publique, dont le statut n’a été établi qu’en 1941 par Vichy ! (repris et modifié en 1946). Le Royaume-Uni a établi un statut de Civil Service dès 1855 (et la Prusse dès 1873).
La trop longue rigidité historique française, la sortie antilibérale et antidémocratique de la féodalité, la rupture brutale et radicale de 1789 ont laissé le citoyen-individualiste tout seul face à l’Etat Léviathan. Celui-ci a dû produire la nation, après en avoir détruit ses composantes. Dès 1790, les provinces historiques sont supprimées au profit de départements géométriques et abstraits, un système unique de poids et mesures est établi contre les coutumes, une langue uniforme est imposée sur tout le territoire par anéantissement des patois. La centralisation administrative qui poursuit celle des rois se trouve désormais doublée d’une volonté d’être « instituteur du social » (Rosanvallon) par appropriation de tous les biens rares (télécoms dès le télégraphe Chappe de 1794, jusqu’aux nationalisations de 1982), par l’obsession scolaire de former des citoyens préparés à la vie collective (et pas des individus épanouis), par « l’instauration de l’imaginaire » avec institutions culturelles et fêtes d’Etat, par l’hygiénisme du XIXe, le Plan des années 1950, l’urbanisme des années 1960, le « travail social » des années 1970... L’Etat unanimiste de la « volonté générale » veut un citoyen toujours mobilisé (d’où le long attrait pour l’URSS), farouchement jaloux d’égalité, collectiviste par mépris des « intérêts » dits égoïstes des individus (et des entreprises). Pour Rousseau, il s’agit carrément de « changer la nature humaine » (« Du contrat social »).
Avec l’essor de la prospérité, de l’éducation et de l’ouverture au monde, cette prétention étatique (efficace un temps) est devenue insupportable. Les individus se veulent « laïques » par rapport aux églises, mais aussi par rapport à l’Etat, représenté par l’instituteur, l’adjudant, le policier et le technocrate. 1968 a opéré cette rupture, aussi brutale que le fut 1789 (d’où l’ampleur des « événements » en France, relativement aux autres pays). Elle est irréversible, marquée par la révolte de 1984 contre le système unique d’éducation d’Etat, les privatisations, le lent mouvement des énarques vers le privé, tout comme par le vote systématique du « sortez les sortants » qui rythme la vie politique française. L’Etat français qui n’est pas un arbitre mais se veut acteur est aujourd’hui un frein. L’évolution de la société tout entière pousse à ce changement de rôle. Il ne s’agit pas de « moins d’Etat » car la complexité des sociétés modernes et l’interdépendance des actes (ex. grippe aviaire) nécessite un Etat complexe, donc puissant. Mais il s’agit d’un « Etat autrement », qui arbitre et qui régule, pas qui se mêle de tout. Fini le paternalisme, surtout à l’ère de la construction européenne et de la globalisation. L’histoire comparée est éclairante.